quoi se préoccupe la société civile libyenne, cette catégorie méconnue et pourtant si proche du politique dans un pays en proie au chaos depuis trois ans ? Une fondation suisse a pris l'initiative d'en réunir un échantillon à Genève pour échanger sur les voies à suivre. Sous le thème «Libye, quel avenir? Après la révolution, la réconciliation», une bonne douzaine de délégués issus des principales «sensibilités» et régions libyennes ont pris part à un forum inédit en Suisse, tandis que des tirs d'obus nourris émanant des troupes du général Khalifa Haftar, lancé contre les milices islamistes, semaient la panique autour deBenghazi, à l'ouest du pays.
Misrata, ville martyre, est en première ligne avec la moitié des délégués. Mais les organisateurs de la rencontre, la Fondation Mohamed Benjelloun en partenariat avec le Club de la presse hélvétique, ont tenu à diversifier la participation qui, au final, porte les labels de Tripoli, Zenten, Nalut, Garyan, Al Shati, Sabrata, Zletin... Les Amazighs (ou Berbères), également représentés, brandiront leur drapeau, interdit pendant quarante ans sous le règne déchu. Ambassadeurs en poste, maires ou fonctionnaires gouvernementaux; ils s'expriment à titre personnel, comme des citoyens politiquement engagés.
«C'est la société civile qui fera la Libye de demain», affirmeMohamed Benjelloun, l'homme d'affaires suisse d'origine marocaine dont la fondation éponyme a pour objectif de promouvoir la paix dans cette région déchirée.
Minute de silence en mémoire de toutes les victimes de la révolution, rappel des étapes du processus et des atrocités commises par Kadhafi contre les revendications légitimes du peuple libyen. Pourquoi encore tant de divisions et de violences? Une conséquence du régime du «Guide» qui a profondément porté atteinte à l'unité nationale, assure-t-on. «Il faudra beaucoup de temps pour dépasser la phase actuelle», indique un intervenant, soulignant le niveau historique que la méfiance a atteint entre les clans et tribus et qui compromet tout désarmement massif des milices.
C’est de l’intérieur que vient le mal de la Libye
Le mal libyen aujourd'hui, premier constat, n'est pas perçu comme provenant d'ailleurs, mais bien comme le résultat d'une actuelle incapacité interne à surmonter les divisions. Un délégué déplore la base clanique des efforts de réconciliation, là où des institutions républicaines solides assureraient de meilleurs fondements à la justice sociale. Le groupe présent à Genève semble donc placer de grands espoirs dans le futur parlement, le Congrès général national (CGN) , dont le renouvellement électif est prévu courant de ce mois de juin, dans la foulée des travaux préliminaires à une nouvelle Constitution. Certains n'en évoquent pas moins un retour à la monarchie, abolie par Kadhafi lors du coup d'Etat qui le porta au pouvoir en 1969.
Parmi les autres préoccupations exprimées, figure l'insécurité permanente qui mine le moral des populations et fait fuir les rares organisations humanitaires qui s'aventurent sur le terrain, telle l'Organisation mondiale de la Santé (OMS). Récente note macabre, le représentant du Comité international de la Croix Rouge a été assassiné début juin à Syrte... Il était Suisse.
L'état des hôpitaux et centres de santé, gravement endommagés ou détruits, est longuement décrit. La malgouvernance et la corruption évoqués. Mais à la question: «Où est passé l'or de la Libye post-Kadhafi?», la réponse fuse: hors sujet! «Nous sommes ici pour parler des obstacles actuels à la réconciliation nationale – pas d'autre chose...»
Participants à la rencontre de Genève. DR
Alors quelles solutions? Sur le plan intérieur, les délégués sont tous d'accord pour en finir avec l'exclusion politique des adversaires et travailler à l'établissement d'institutions crédibles. Face aux menaces de guerre civile qui, comme de gros nuages, s'amoncellent à l'horizon, pas question, par contre, de faire appel à une intervention étrangère. On serait bien en peine d'en citer une seule qui se soit «bien passée», selon un orateur qui désavoue tout autant les ingérences «arabes, africaines ou internationales».
Quid de l’offensive du général Haftar?
Pourtant, au-delà de l'amélioration de la coopération internationale, réclamée à l'unisson en matière de formation des forces de l'ordre et d'aide institutionnelle, la situation libyenne n'a rien, pourtant, d'un vase clos entre Libyens. Le forum de Genève, qui a vu la participation remarquée d'anciens responsables tunisiens et de la représentante de l'Union européenne à Tripoli, était suivi avec une grande attention par diverses chancelleries, notamment par Rabat.
La même rencontre a également rappelé que le sort politique de la Libye, qui ne semble plus figurer dans les priorités des agendas occidentaux, car enfermée dans un périmètre de méfiance et d'incompréhension, devient de manière croissante un enjeu pour ses voisins, conduisant un journal marocain à s'interroger si elle ne serait pas le «nouveau terrain des rivalités maghrébines».
Plusieurs sources prêtent ainsi au général Haftar des soutiens algériens et américains, tandis que la mouvance islamiste serait financée par des monarchies pétrolières du Golfe. Il n'est pas exclu que ces grandes manœuvres géopolitiques n'ajoutent la guerre à la guerre, consolidant des chapelles au lieu de favoriser la désescalade.
Dans un théâtre d'ombres où rien n'est acquis, où les puissants ne sont pas forcément ceux qu'on croit, où la légitimité du Premier ministre est contestée au point de le dépouiller de toute capacité d'action, réunir des bonnes volontés peut s'apparenter à un exploit. Juste avant le forum de Genève, la Tunisie a dû annuler brusquement deux jours de rencontres internationales portant sur la Libye, au motif que les interlocuteurs dans le pays concerné n'étaient pas identifiés.
En offrant un terrain neutre à groupe diversifié de «forces vives» parfois antagoniques, mais déterminées à maintenir allumée la flamme du dialogue, la fondation Benjelloun a modestement réussi là où d'autres ont échoué. Au royaume de l'anarchie, tout pas en avant est bon à prendre.
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