Hommage à Sémou Pathé GUEYE *
Une fois n’est pas coutume, surtout en ce pays de la téranga, c’est-à-dire de la tradition « du bon accueil », je ne vous dirai point que nous sommes heureux de vous recevoir, et je m’en excuse.
Car en vérité nous ne sommes pas heureux d’être là ce matin et aurions préféré n’avoir jamais à organiser ce séminaire des Doctorants qui était l’œuvre propre du Professeur Sémou Pathé GUEYE, à quoi il avait donné corps et insufflé une âme, en son absence, et en parlant déjà de lui au passé.
Le Livre l’a pourtant dit : « toute âme goûtera à la mort ». Mais si nul ne peut vaincre la mort, il est pourtant possible pour les hommes que nous sommes de l’apprivoiser. C’est Montaigne qui nous l’enseigne : « Il est incertain où la mort nous attende : attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté : qui a appris à mourir, il a désappris à servir ; le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte : il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas un mal. »
Cette leçon de sagesse, qui semblait a priori familière aux philosophes que nous prétendons être, nous ne l’avions pas en réalité bien assimilée, et en avons été cruellement punis en ce funeste matin du mercredi 4 mars 2009, quand le ciel tout entier nous est tombé sur la tête et que le monde, sous nos pas, s’est brusquement effondré. Mais ce n’était là qu’un coup et nous avons relevé la tête depuis, car si l’on ne peut échapper à la mort, elle se peut néanmoins surmonter, par la seule force qui lui est supérieure, à savoir la force de la pensée. Puisque l’on peut bien douter, si l’on veut, que l’âme soit immortelle, mais l’esprit, lui, certainement, ne meurt jamais. C’est pourquoi nous continuons à cheminer avec Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx, Sartre et Camus, qui sont nos compagnons de tous les jours, et à les faire dialoguer les uns les autres pour le seul triomphe de la vérité.
C’est donc aussi cet esprit de Sémou Pathé GUEYE qui debout, d’au-delà de l’horizontalité fondamentale dans laquelle il semble désormais reposer, nous accompagnera durant ces trois jours, tout comme il a été souvent la lanterne qui a éclairé nos pas sur les pistes les plus rocailleuses, ainsi que Diogène, quelquefois en plein midi, brisant à l’occasion nombre de nos idées reçues, depuis ce jour de 1991 où il est entré au Département de philosophie, en forçant un peu la porte il est vrai, mais ce sera , nous l’avons compris après, pour notre bonheur, et c’était encore à son honneur, car il n’est de victoire qu’il ait jamais remportée sinon en combattant.
Nous aurons bien sûr tout le temps pendant ces journées de parler de l’homme et de l’œuvre, avec les multiples études et témoignages qui agrémenteront le riche programme de ce colloque. De l’enseignant consciencieux, un tantinet vieille école, qui se plaisait à effectuer jusqu’à deux fois son horaire statutaire, raison pour laquelle je l’appelais le dernier des stakhanovistes, et faisait encore attester par ces propres étudiants sur un cahier de textes attitré, dans une institution où nous prenons beaucoup de liberté avec nos obligations, le volume de tâche ainsi abattue.
Du maître attentif et bienveillant, qui voyait en chacun de ses disciples un génie en puissance et ne rechignait point à porter les plus faibles sur ses épaules pour les hisser jusqu’au plus haut sommet. A moins qu’il ne s’agisse tout juste de l’homme ordinaire, un peu comme Socrate souvent bien mal paré, arrivant parfois au Département à pied pour avoir abandonné quelque part sur la corniche sa vieille guimbarde tombée en panne sèche, car contrairement aux suppositions, il n’était riche que de ses idées et de ses convictions, ayant repoussé maintes fois des contrats juteux de prestigieuses universités étrangères puisqu’engagé au seul service de son pays, et résisté jusqu’au bout aux chants de sirènes du pouvoir, s’enorgueillissant de rester dans son modeste bureau de 6 m2, où, me confessait-il, ayant déjà le dos au mur, il était sûr de ne pas reculer. C’est ce que font aussi les grands fauves, à l’heure de l’ultime combat.
Koor o maak, comme tous mes cousins sereer tu es vraiment têtu, quand on te rend visite au cimetière, c’est encore dos au mur, tout au fond, là où de toute façon il n’est plus question de reculer, que tu gis pour l’éternité.
Contentons-nous pour ce matin de saluer, ici même, cette idée lumineuse qu’il a eue, bien avant que ne soient constitués les pôles régionaux d’excellence, d’élargir pour le triomphe de la recherche en sciences humaines et sociales le séminaire du DEA de philosophie de notre Département à un cercle international de doctorants francophones, qui à l’occasion d’un colloque pluridisciplinaire et d’ateliers de méthodologie, viennent perfectionner à Dakar leurs outils de recherche et confronter fructueusement leurs points de vue. Et se ressourcer aussi, les uns les autres, à la pensée nourricière du Maître, puisqu’il n’y a pas une université, en Afrique francophone, et particulièrement dans notre sous-région, qui n’ait en son sein un ancien étudiant ou un ami de Sémou : de la Guinée, du Niger, du Congo, du Bénin, de la Mauritanie, du Mali, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, et j’en passe.
Mais la réputation de ce penseur ardent de la mondialisation ayant dépassé depuis longtemps les frontières du continent, nombreux sont les témoignages qui lors de sa disparition nous sont venus de France, de Suède, d’Italie, de Turquie, des Etats-Unis, du Brésil, de Chine, des deux Corée, du Japon, et d’ailleurs, tous pays où comme les anciens Sophistes, quand ce mot n’avait encore rien de péjoratif, il a exercé la seule vraie passion qu’on lui connaît : celle de l’exercice sans concession de la pensée. Certains de ces amis, venus de si loin, sont là aujourd’hui, et nous les remercions pour le soutien qu’ils nous ont apporté à l’occasion de la plus terrible des épreuves.
Sémou Pathé GUEYE certes n’est plus, mais sa pensée elle demeure, bien plus forte que jamais. Problématique et particulièrement féconde, elle nous interpelle sur tous les registres qu’il aimait explorer : politique, éthique, épistémologie. Forcément inachevée, comme toute vraie pensée, elle nous oblige à un travail perpétuel de reconstruction et d’approfondissement auquel nous nous attellerons dans les jours à venir et dans les années qui suivront.
Il n’a donc point vaincu la mort et ce n’est pas faute d’avoir résisté, mais ceux qui sont philosophes, c’est-à-dire combattants d’une unique cause, celle de la juste pensée, vertu cardinale de l’homme selon Socrate, savent – et c’est une immense consolation – qu’à chaque fois qu’ils diront son nom, il sera avec eux. Jusqu’à la fin des temps, et encore après.
Ousseynou KANE
Chef du Département de philosophie
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Université Ckeikh Anta Diop de Dakar
Une fois n’est pas coutume, surtout en ce pays de la téranga, c’est-à-dire de la tradition « du bon accueil », je ne vous dirai point que nous sommes heureux de vous recevoir, et je m’en excuse.
Car en vérité nous ne sommes pas heureux d’être là ce matin et aurions préféré n’avoir jamais à organiser ce séminaire des Doctorants qui était l’œuvre propre du Professeur Sémou Pathé GUEYE, à quoi il avait donné corps et insufflé une âme, en son absence, et en parlant déjà de lui au passé.
Le Livre l’a pourtant dit : « toute âme goûtera à la mort ». Mais si nul ne peut vaincre la mort, il est pourtant possible pour les hommes que nous sommes de l’apprivoiser. C’est Montaigne qui nous l’enseigne : « Il est incertain où la mort nous attende : attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté : qui a appris à mourir, il a désappris à servir ; le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte : il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas un mal. »
Cette leçon de sagesse, qui semblait a priori familière aux philosophes que nous prétendons être, nous ne l’avions pas en réalité bien assimilée, et en avons été cruellement punis en ce funeste matin du mercredi 4 mars 2009, quand le ciel tout entier nous est tombé sur la tête et que le monde, sous nos pas, s’est brusquement effondré. Mais ce n’était là qu’un coup et nous avons relevé la tête depuis, car si l’on ne peut échapper à la mort, elle se peut néanmoins surmonter, par la seule force qui lui est supérieure, à savoir la force de la pensée. Puisque l’on peut bien douter, si l’on veut, que l’âme soit immortelle, mais l’esprit, lui, certainement, ne meurt jamais. C’est pourquoi nous continuons à cheminer avec Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx, Sartre et Camus, qui sont nos compagnons de tous les jours, et à les faire dialoguer les uns les autres pour le seul triomphe de la vérité.
C’est donc aussi cet esprit de Sémou Pathé GUEYE qui debout, d’au-delà de l’horizontalité fondamentale dans laquelle il semble désormais reposer, nous accompagnera durant ces trois jours, tout comme il a été souvent la lanterne qui a éclairé nos pas sur les pistes les plus rocailleuses, ainsi que Diogène, quelquefois en plein midi, brisant à l’occasion nombre de nos idées reçues, depuis ce jour de 1991 où il est entré au Département de philosophie, en forçant un peu la porte il est vrai, mais ce sera , nous l’avons compris après, pour notre bonheur, et c’était encore à son honneur, car il n’est de victoire qu’il ait jamais remportée sinon en combattant.
Nous aurons bien sûr tout le temps pendant ces journées de parler de l’homme et de l’œuvre, avec les multiples études et témoignages qui agrémenteront le riche programme de ce colloque. De l’enseignant consciencieux, un tantinet vieille école, qui se plaisait à effectuer jusqu’à deux fois son horaire statutaire, raison pour laquelle je l’appelais le dernier des stakhanovistes, et faisait encore attester par ces propres étudiants sur un cahier de textes attitré, dans une institution où nous prenons beaucoup de liberté avec nos obligations, le volume de tâche ainsi abattue.
Du maître attentif et bienveillant, qui voyait en chacun de ses disciples un génie en puissance et ne rechignait point à porter les plus faibles sur ses épaules pour les hisser jusqu’au plus haut sommet. A moins qu’il ne s’agisse tout juste de l’homme ordinaire, un peu comme Socrate souvent bien mal paré, arrivant parfois au Département à pied pour avoir abandonné quelque part sur la corniche sa vieille guimbarde tombée en panne sèche, car contrairement aux suppositions, il n’était riche que de ses idées et de ses convictions, ayant repoussé maintes fois des contrats juteux de prestigieuses universités étrangères puisqu’engagé au seul service de son pays, et résisté jusqu’au bout aux chants de sirènes du pouvoir, s’enorgueillissant de rester dans son modeste bureau de 6 m2, où, me confessait-il, ayant déjà le dos au mur, il était sûr de ne pas reculer. C’est ce que font aussi les grands fauves, à l’heure de l’ultime combat.
Koor o maak, comme tous mes cousins sereer tu es vraiment têtu, quand on te rend visite au cimetière, c’est encore dos au mur, tout au fond, là où de toute façon il n’est plus question de reculer, que tu gis pour l’éternité.
Contentons-nous pour ce matin de saluer, ici même, cette idée lumineuse qu’il a eue, bien avant que ne soient constitués les pôles régionaux d’excellence, d’élargir pour le triomphe de la recherche en sciences humaines et sociales le séminaire du DEA de philosophie de notre Département à un cercle international de doctorants francophones, qui à l’occasion d’un colloque pluridisciplinaire et d’ateliers de méthodologie, viennent perfectionner à Dakar leurs outils de recherche et confronter fructueusement leurs points de vue. Et se ressourcer aussi, les uns les autres, à la pensée nourricière du Maître, puisqu’il n’y a pas une université, en Afrique francophone, et particulièrement dans notre sous-région, qui n’ait en son sein un ancien étudiant ou un ami de Sémou : de la Guinée, du Niger, du Congo, du Bénin, de la Mauritanie, du Mali, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, et j’en passe.
Mais la réputation de ce penseur ardent de la mondialisation ayant dépassé depuis longtemps les frontières du continent, nombreux sont les témoignages qui lors de sa disparition nous sont venus de France, de Suède, d’Italie, de Turquie, des Etats-Unis, du Brésil, de Chine, des deux Corée, du Japon, et d’ailleurs, tous pays où comme les anciens Sophistes, quand ce mot n’avait encore rien de péjoratif, il a exercé la seule vraie passion qu’on lui connaît : celle de l’exercice sans concession de la pensée. Certains de ces amis, venus de si loin, sont là aujourd’hui, et nous les remercions pour le soutien qu’ils nous ont apporté à l’occasion de la plus terrible des épreuves.
Sémou Pathé GUEYE certes n’est plus, mais sa pensée elle demeure, bien plus forte que jamais. Problématique et particulièrement féconde, elle nous interpelle sur tous les registres qu’il aimait explorer : politique, éthique, épistémologie. Forcément inachevée, comme toute vraie pensée, elle nous oblige à un travail perpétuel de reconstruction et d’approfondissement auquel nous nous attellerons dans les jours à venir et dans les années qui suivront.
Il n’a donc point vaincu la mort et ce n’est pas faute d’avoir résisté, mais ceux qui sont philosophes, c’est-à-dire combattants d’une unique cause, celle de la juste pensée, vertu cardinale de l’homme selon Socrate, savent – et c’est une immense consolation – qu’à chaque fois qu’ils diront son nom, il sera avec eux. Jusqu’à la fin des temps, et encore après.
Ousseynou KANE
Chef du Département de philosophie
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Université Ckeikh Anta Diop de Dakar
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* (Cérémonie d’ouverture du Colloque Francophone des Doctorants en Philosophie et Sciences Sociales – Hommage au Professeur Sémou Pathé GUEYE : « L’Afrique au cœur de la Mondialisation ». Dakar du 05 au 07 janvier 2010)
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