RFI : Quels souvenirs gardez-vous du 17 avril 1975 ?
Ce jour-là, vers midi, nous étions en train de déjeuner lorsqu'un Khmer rouge est venu nous dire qu'il fallait quitter Phnom Penh pour notre sécurité, car les Américains s'apprêtaient à bombarder la ville pendant trois jours. Avec ma maman, mes frères, mon premier mari, ma grand-mère et ma belle-mère, on est parti en voiture. Je me souviens de cette marée humaine, un fleuve humain qui sortait de la ville. Et la ville plongée dans un silence… C'était horrible, inimaginable. Pour moi, ce jour-là était un cauchemar.
Nous nous sommes installés dans la banlieue de Phnom Penh, puis, on est venu nous chercher. Et après, nous avoir séparés en plusieurs groupes. On nous a emmenés en bateau. Je ne me souviens plus des détails, j'ai oublié beaucoup de choses de cette période. Une fois installés dans une maison sur pilotis, les hommes et les femmes ont été séparés. Mon frère et mon mari ont été emmenés en prison. Au bout d'une semaine, on nous a soumis à un interrogatoire. Nous devions raconter notre vie. J'ai caché ma véritable identité et mes liens de parentés, car mon mari était le beau-frère de M. Cheng Heng, le chef d'État du Cambodge. Les deux femmes avec qui j'étais ont tout raconté. L'une d'elles, que son père était un général. L'autre personne, que je connaissais très bien, était une princesse, elle a raconté durant l'interrogatoire qu'elle faisait partie de la famille royale du prince Sihanouk.
Environ deux mois plus tard, nous avons été emmenées dans une autre maison. Un après-midi, les khmers rouges sont venus chercher les deux dames avec lesquelles j'étais. J'ai failli leur demander de m'emmener avec elles, car je craignais de rester seule. Mais j'ai choisi de me taire. J'ai appris quatre ans plus tard que ces deux dames avaient été emmenées au lycée de Tuol Sleng (ce lycée français de Phnom Penh, surnommé « camp S-21 », a servi aux Khmers rouges comme centre de détention, de torture et d'exécution ; il a été transformé ensuite en musée du génocide en mémoire des victimes des atrocités, NDLR), là où mon frère et tant d'autres ont été torturés pour avouer des fautes qu'ils n'avaient jamais commises. Je suis une survivante du génocide. J'ai échappé à la mort. Chaque jour, je me dis que j'ai de la chance d'être en vie.
Qu'est-ce qui a été le plus éprouvant ?
En premier, je dirais que c'était la séparation de ma famille. Ensuite, le plus dur, c'était la faim et les conditions de vie très difficiles. Vous étiez habituée à vivre dans le confort et vous vous retrouvez pieds nus et en haillons. On vivait dans une prison. Chaque matin, une cloche nous réveillait à 6 heures pour aller travailler dans les champs, repiquer le riz ou creuser des digues. On travaillait du matin au soir sans avoir presque rien à manger. Si vous tombiez malade, votre ration était réduite à un bol de soupe dans lequel on pouvait compter les grains de riz. On ne mangeait quasiment rien. Donc pour moi, ce qui a été le plus difficile, c'était d'avoir faim. Le seul moment de soulagement, c'était quand je dormais, car je ne ressentais plus la faim.
Parfois, j'étais tellement désespérée que je pensais au suicide. Mais j'avais quand même de l'espoir en me disant qu'un tel régime ne pouvait pas durer éternellement et que cela se terminerait un jour ou l'autre. Je me suis accrochée à cet espoir. Et puis, j'étais jeune et j'avais envie de vivre, même si j'avais appris le décès de mon mari. Ce qui était difficile aussi, c'est que je ne pouvais pas montrer mon chagrin. Je devais cacher ma peine, car on m'aurait posé des questions. Ce jour-là, je suis partie dans une forêt proche de la prison et j'ai hurlé.
Le 7 janvier 1979 marque la fin du régime khmer rouge, après quatre ans de terreur. Je me rappelle très bien que, dès janvier 1979, et même les quelques mois qui ont précédé, on entendait des coups de canons. Les gens racontaient que les Vietnamiens étaient tout près. Puis, il y a eu l'invasion des troupes vietnamiennes et nous avons pu nous échapper, car il n'y avait plus de geôliers khmers rouges dans la prison. Je me suis dirigée aux abords de Phnom Penh, d'où j'ai pu envoyer une lettre à ma sœur et à mon frère qui vivaient en France pour leur dire que j'étais vivante et qu'il n'y avait plus d'espoir de retrouver nos autres frères, notre maman et notre grand-mère.
Avant, je ressentais beaucoup de colère et de tristesse. Aujourd'hui, c'est juste de la tristesse. Beaucoup de souvenirs se sont estompés, car je voulais oublier cette période noire de ma vie. Je suis arrivée en France en 1979. Durant les années 1980, j'avais envie de retourner au Cambodge, mais dès que j'évoquais cette idée, je faisais toujours les mêmes cauchemars. Je rêvais que j'étais de retour au pays et que des événements m'empêchaient de retourner en France. Ces cauchemars revenaient très souvent, y compris après les réunions familiales où nous avions besoin de partager notre vécu. Et puis lorsqu'il y a, comme en ce moment, des émissions télévisées consacrées à cette période, au « camp S-21 » par exemple, je ne peux pas regarder. C'était très dur pour moi.
J'ai fait plusieurs années de psychothérapie avant de pouvoir retourner au Cambodge. C'est peut-être à ce moment-là que je me suis dit « il faut aller de l'avant ». Vous savez, on ne quitte pas son pays de gaité de cœur. Je reste très attachée à mon identité et à mes racines. Le jour où j'y suis retournée pour la première fois, j'avais une boule dans le ventre, je n'ai pas arrêté de pleurer durant tout le séjour. J'y suis retournée encore deux fois, en 2005 et en 2015, pour participer à une mission humanitaire et travailler dans un dispensaire. J'aimerais bien peut-être plus tard y retourner, mais ça fait mal. Je pensais pourtant être forte et guérie, mais les traces restent.
Même 50 ans après, je n'arrive pas à lire les ouvrages consacrés à cette période de l'histoire. D'un côté, il faut se protéger car on souhaite oublier cette période, et d'un autre, il faut se tourner vers l'avenir. Il faut lutter, persévérer et ne pas perdre espoir. C'est ça qui permet de tenir bon.
Ce jour-là, vers midi, nous étions en train de déjeuner lorsqu'un Khmer rouge est venu nous dire qu'il fallait quitter Phnom Penh pour notre sécurité, car les Américains s'apprêtaient à bombarder la ville pendant trois jours. Avec ma maman, mes frères, mon premier mari, ma grand-mère et ma belle-mère, on est parti en voiture. Je me souviens de cette marée humaine, un fleuve humain qui sortait de la ville. Et la ville plongée dans un silence… C'était horrible, inimaginable. Pour moi, ce jour-là était un cauchemar.
Nous nous sommes installés dans la banlieue de Phnom Penh, puis, on est venu nous chercher. Et après, nous avoir séparés en plusieurs groupes. On nous a emmenés en bateau. Je ne me souviens plus des détails, j'ai oublié beaucoup de choses de cette période. Une fois installés dans une maison sur pilotis, les hommes et les femmes ont été séparés. Mon frère et mon mari ont été emmenés en prison. Au bout d'une semaine, on nous a soumis à un interrogatoire. Nous devions raconter notre vie. J'ai caché ma véritable identité et mes liens de parentés, car mon mari était le beau-frère de M. Cheng Heng, le chef d'État du Cambodge. Les deux femmes avec qui j'étais ont tout raconté. L'une d'elles, que son père était un général. L'autre personne, que je connaissais très bien, était une princesse, elle a raconté durant l'interrogatoire qu'elle faisait partie de la famille royale du prince Sihanouk.
Environ deux mois plus tard, nous avons été emmenées dans une autre maison. Un après-midi, les khmers rouges sont venus chercher les deux dames avec lesquelles j'étais. J'ai failli leur demander de m'emmener avec elles, car je craignais de rester seule. Mais j'ai choisi de me taire. J'ai appris quatre ans plus tard que ces deux dames avaient été emmenées au lycée de Tuol Sleng (ce lycée français de Phnom Penh, surnommé « camp S-21 », a servi aux Khmers rouges comme centre de détention, de torture et d'exécution ; il a été transformé ensuite en musée du génocide en mémoire des victimes des atrocités, NDLR), là où mon frère et tant d'autres ont été torturés pour avouer des fautes qu'ils n'avaient jamais commises. Je suis une survivante du génocide. J'ai échappé à la mort. Chaque jour, je me dis que j'ai de la chance d'être en vie.
Qu'est-ce qui a été le plus éprouvant ?
En premier, je dirais que c'était la séparation de ma famille. Ensuite, le plus dur, c'était la faim et les conditions de vie très difficiles. Vous étiez habituée à vivre dans le confort et vous vous retrouvez pieds nus et en haillons. On vivait dans une prison. Chaque matin, une cloche nous réveillait à 6 heures pour aller travailler dans les champs, repiquer le riz ou creuser des digues. On travaillait du matin au soir sans avoir presque rien à manger. Si vous tombiez malade, votre ration était réduite à un bol de soupe dans lequel on pouvait compter les grains de riz. On ne mangeait quasiment rien. Donc pour moi, ce qui a été le plus difficile, c'était d'avoir faim. Le seul moment de soulagement, c'était quand je dormais, car je ne ressentais plus la faim.
Parfois, j'étais tellement désespérée que je pensais au suicide. Mais j'avais quand même de l'espoir en me disant qu'un tel régime ne pouvait pas durer éternellement et que cela se terminerait un jour ou l'autre. Je me suis accrochée à cet espoir. Et puis, j'étais jeune et j'avais envie de vivre, même si j'avais appris le décès de mon mari. Ce qui était difficile aussi, c'est que je ne pouvais pas montrer mon chagrin. Je devais cacher ma peine, car on m'aurait posé des questions. Ce jour-là, je suis partie dans une forêt proche de la prison et j'ai hurlé.
Le 7 janvier 1979 marque la fin du régime khmer rouge, après quatre ans de terreur. Je me rappelle très bien que, dès janvier 1979, et même les quelques mois qui ont précédé, on entendait des coups de canons. Les gens racontaient que les Vietnamiens étaient tout près. Puis, il y a eu l'invasion des troupes vietnamiennes et nous avons pu nous échapper, car il n'y avait plus de geôliers khmers rouges dans la prison. Je me suis dirigée aux abords de Phnom Penh, d'où j'ai pu envoyer une lettre à ma sœur et à mon frère qui vivaient en France pour leur dire que j'étais vivante et qu'il n'y avait plus d'espoir de retrouver nos autres frères, notre maman et notre grand-mère.
Avant, je ressentais beaucoup de colère et de tristesse. Aujourd'hui, c'est juste de la tristesse. Beaucoup de souvenirs se sont estompés, car je voulais oublier cette période noire de ma vie. Je suis arrivée en France en 1979. Durant les années 1980, j'avais envie de retourner au Cambodge, mais dès que j'évoquais cette idée, je faisais toujours les mêmes cauchemars. Je rêvais que j'étais de retour au pays et que des événements m'empêchaient de retourner en France. Ces cauchemars revenaient très souvent, y compris après les réunions familiales où nous avions besoin de partager notre vécu. Et puis lorsqu'il y a, comme en ce moment, des émissions télévisées consacrées à cette période, au « camp S-21 » par exemple, je ne peux pas regarder. C'était très dur pour moi.
J'ai fait plusieurs années de psychothérapie avant de pouvoir retourner au Cambodge. C'est peut-être à ce moment-là que je me suis dit « il faut aller de l'avant ». Vous savez, on ne quitte pas son pays de gaité de cœur. Je reste très attachée à mon identité et à mes racines. Le jour où j'y suis retournée pour la première fois, j'avais une boule dans le ventre, je n'ai pas arrêté de pleurer durant tout le séjour. J'y suis retournée encore deux fois, en 2005 et en 2015, pour participer à une mission humanitaire et travailler dans un dispensaire. J'aimerais bien peut-être plus tard y retourner, mais ça fait mal. Je pensais pourtant être forte et guérie, mais les traces restent.
Même 50 ans après, je n'arrive pas à lire les ouvrages consacrés à cette période de l'histoire. D'un côté, il faut se protéger car on souhaite oublier cette période, et d'un autre, il faut se tourner vers l'avenir. Il faut lutter, persévérer et ne pas perdre espoir. C'est ça qui permet de tenir bon.
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