« Je ne suis un écrivain qu’à titre accessoire », aime à rappeler le Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, auteur de deux romans. Agronome et homme politique de premier plan dans son pays, l’homme a consacré peu de temps à l’écriture. Grâce au succès phénoménal de son premier roman, il s’est rapidement imposé comme une des figures incontournables des Lettres africaines.
L’Aventure ambiguë, qui raconte le drame du métissage et de la double culture, est un récit emblématique de l’expérience coloniale en Afrique. Il a marqué l’esprit de générations d’Africains qui se reconnaissent dans le parcours de son héros, Samba Diallo - des berges de la Vallée du fleuve Sénégal aux bancs de l’école française. Les cinquante ans de sa parution ont été célébrés au siège de l’Organisation internationale de la Francophonie à Paris. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Kane parle de la portée universelle de son roman, des heurs et malheurs de l’intellectuel colonisé, de la responsabilité des élites dans la faillite du développement africain, de la « dépossession » identitaire… Et des Gardiens du temple, son deuxième livre, paru en 1995, qui poursuit la quête de ses personnages mais dans des circonstances postcoloniales.
Entretien avec Cheikh Hamidou Kane
Antoinette Delafin : Quel regard portez-vous sur L’Aventure ambiguë qui, on le sait tous, a eu une portée universelle ?
Cheikh Hamidou Kane : C’est un regard d’étonnement. Je n’imaginais pas qu’il allait avoir la longévité qu’il a eue. Et je continue de m’étonner du retentissement qu’il a sur toutes les générations, non seulement les adultes et les anciens, comme moi, mais également les jeunes.
Trois ans après sa parution, j’ai été amené à sortir du Sénégal et à visiter pratiquement tous les pays d’Afrique au Sud du Sahara, sauf l’Afrique du Sud, et déjà, le livre était connu, alors que j’avais l’impression en l’écrivant que je parlais d’une aventure qui me concernait. Quand je suis sorti de mon terroir, musulman et peul, musulman et noir, et que je me suis trouvé en pays bantou… jusqu’au Kenya, j’ai toujours rencontré des gens qui considéraient que ce que j’avais écrit les concernait autant que cela ne me concernait moi-même.
Tirthankar Chanda : Et vous aviez l’impression que c’était la rencontre entre l’Occident et le monde non occidental qui intéressait le public ?
C. H. K. : La rencontre du monde occidental, celui qui est sorti de son territoire et qui est allé à la découverte du reste de l’humanité. Ce ne sont pas les Arabes, qui avaient inventé la boussole, ce n’est pas eux qui l’ont utilisée pour aller découvrir le reste du monde.
Ni les Chinois, qui ont inventé la poudre à canon, qui l’ont utilisée pour aller conquérir les gens ailleurs… C’est les Occidentaux qui ont fait ça. Et en même temps qu’ils découvraient les autres parties de l’humanité, ils les ont conquises, souvent, et ils ont offert leur culture, leur identité comme la culture et l’identité de références. Ils nous ont conquis, comme je l’ai dit dans la première partie du livre, par leur force militaire. Et au bout de quelques temps, ils nous ont conquis grâce à l’école par laquelle se transmettaient leur savoir, leur langue. Dans un contexte de pays qui appartiennent à une culture de l’oralité, l’intrusion d’une langue écrite a été peut-être un des moyens les plus efficaces de conquérir ceux qu’on avait assujettis simplement par la force.
A. D. : Pour Samba Diallo, comme pour beaucoup d’Africains aujourd’hui, c’est un déchirement cette rencontre entre les cultures. Vous demandez-vous toujours, c’est la question que vous posiez en tout cas, si « ce qu’ils ont appris vaut ce qu’ils ont oublié » ?
C.H. K. : Oui, si le fait d’avoir appris le français entraîne qu’ils oublient le pular… Ce qui est enseigné dans « l’école nouvelle », c’est la langue française. Si le Peul qui entre dans ce cycle n’a pas au préalable appris à parler le pular ou le wolof, il apprendra la langue française mais il aura oublié sa langue. C’était un risque moindre avant l’exode rural. Du temps que les populations vivaient en famille élargie, un enfant, à l’âge de neuf ans, parlait déjà sa langue maternelle.
Tandis que maintenant, avec la déstructuration des familles traditionnelles, on envoie les enfants à l’école depuis la maternelle. Déjà, ils parlent français et ne parlent plus leur langue. Ce qu’on apprend, c’est aussi l’histoire des autres, la géographie des autres. On nous apprenait que nos ancêtres étaient des Gaulois. Au Cours moyen 2e année, je savais réciter par cœur le nom des 90 départements de la France de l’époque, avec le nom des capitales, alors que j’ignorais tout, complètement, de la géographie de l’Afrique, à plus forte raison celle du Sénégal. Donc, si le fait d’entrer à l’école nouvelle doit entraîner qu’on oublie sa langue, son histoire, son identité, ce qu’on apprend dans ce cas ne vaut pas ce qu’on oublie. Maintenant, on peut apprendre sans oublier. On peut réapprendre ce qu’on a oublié, sans qu’il y ait nécessité d’abandonner l’une ou l’autre des cultures. On doit transcrire, moderniser nos langues, les enseigner, modifier les programmes. Ne pas enseigner seulement l’histoire de France mais l’histoire de l’Afrique. Par exemple, la fondation de l’Empire du Mali en 1236 par Soundiata Keïta, qui a créé un empire et l’a doté d’une loi fondamentale, une constitution contemporaine de la Magna Carta.
A. D. : La Charte du Mande…
C.H. K. : La Charte du Mande. Joseph Ki-Zerbo l’a confirmé dans son œuvre. Il dit qu’au 15è siècle, l’Afrique de l’Ouest avait mis en place une gouvernance, une constitution, qui était un modèle quant à la collaboration et l’entente entre ethnies différentes, entre classes sociales différentes, entre générations différentes. Et on regrette beaucoup que, aujourd’hui, dans notre manière de nous gouverner, on ne fasse recours qu’aux constitutions du type occidental et moderne, et qu’on ne revienne pas un peu se ressourcer, prendre exemple, dans ce qui avait été décidé à l’époque. Surtout que la majorité de nos populations est constituée de gens qui, eux, continuent de vivre selon la tradition. Ceux qui ont été à l’école sont une minorité. Mais ceux qui continuent de fonctionner selon les codes et les traditions anciennes sont la majorité. Il est donc dommage que ceux qui gouvernent aujourd’hui n’utilisent pas ces codes anciens. Modernisés naturellement.
A. D. : Pour revenir à L’Aventure ambigüe, vous avez dit un jour que le monde occidental commence à devenir ambigu parce qu’il subit les influences du tiers monde. Pouvez-vous nous redire le sens que vous donniez au qualificatif « ambigu » ? Est-on là dans une sorte de définition ou d’approche du métissage ?
C.H. K. : Oui, nécessairement. L’Occident qui avait projeté son image qu’il offrait un peu comme un modèle universel, en retour, a commencé à recevoir l’influence des autres. J’en veux pour preuve la conquête de l’Occident par la musique noire américaine, le jazz, la soul, les spirituals, qui ont pour la première fois fait entendre à des Occidentaux une sensibilité musicale noire qui n’était pas exprimée sur des portées musicales. Progressivement, cette sensibilité musicale noire a eu droit de cité en Occident. Même chose : on a vu l’effet qu’a eu la découverte de l’Art nègre sur les grands peintres des 19è et 20e siècles.
Maintenant, il y a les artistes, les chanteurs, les musiciens comme les Youssou N’Dour, les Salif Keïta, qui ont fait entendre cette sensibilité sans intermédiaire, grâce aux outils modernes que sont les radios. Il y a l’œuvre des écrivains… Et cela n’est pas seulement vrai des relations entre l’Afrique noire et l’Occident. C’est vrai entre l’Occident et toutes les cultures non occidentales que la mondialisation, l’intégration du monde, les moyens de communication nouveaux ont entraîné.
T. C. : J’ai l’impression qu’aujourd’hui, si vous écriviez ce roman, il serait moins tragique parce que le métissage pose moins de problèmes…
C.H. K. : C’est vrai. D’ailleurs, si j’ai fait mourir le héros, Samba Diallo, à la fin du livre, c’était pour mettre en garde ceux qui, comme lui, allaient s’engager sur cette voie tendant à aller à la rencontre de l’autre. Les mettre en garde pour leur dire qu’il y avait des dangers. Ce chemin ne pouvait aboutir à un déni de soi - c'est-à-dire que l’on considère que nous, nos valeurs sont faillies puisqu’elles ont été défaites par l’autre, qu’il faut donc abdiquer et juste s’assimiler à l’autre. C’est un danger. De même, un autre danger serait de dire, à la manière dont ils nous ont traité, et au spectacle des guerres qui se sont développées en Occident, entre Occidentaux, de dire à ce spectacle, il vaut mieux se détourner d’eux, s’enfermer sur soi-même, sur son identité, se crisper sur ses valeurs…
Là aussi, c’était impossible. Alors, j’ai fait mourir Samba Diallo pour prévenir : à côté de ceux qui allaient acquiescer à cette rencontre avec l’autre, il risquait d’apparaître des gens qui refuseraient cette rencontre, et ce serait tous ceux qui se crisperaient sur leurs valeurs identitaires ou sur leurs croyances religieuses. J’appelais l’attention sur le danger. Déjà, quand j’écrivais ce livre, j’étais conscient de ce qui pouvait apparaître, ce qui aujourd’hui existe sous le nom d’intégrisme, aussi bien culturel – refus de l’autre – que religieux, musulman ou chrétien ou autre.
A. D. : Que pensez-vous des courants hyper nationalistes aujourd’hui en Afrique ou de ceux qui ont revendiqué la Renaissance africaine dans un premier temps pour arriver sur des courants très crispés sur l’identité nationale, jusqu’à l’intolérance de l’autre ?
C.H. K. : Je suis tout à fait aux antipodes et à l’opposé de ceux-là. Ma conviction est que le monde va nécessairement à son unité, à son intégration. J’aime bien ce mot de Teilhard de Chardin : « On empêcherait la Terre de tourner plutôt que le monde de se totaliser ». Le monde est devenu un. Il faut prendre compte de cela. D’autre part, il se passe des changements considérables qui ne sont pas toujours visibles : par exemple, la proportion de jeunes dans la population mondiale. Avec le développement des communications, de l’informatique, d’Internet, on voit vraiment la manière dont les jeunes sont en train de transformer le monde. Il y a moins d’intolérance, d’antagonismes d’ordre racial ou religieux parmi les jeunes du monde contemporain qu’entre leurs parents et leurs grands-parents. On se connaissait moins, on se fréquentait moins, on s’estimait moins...
Les jeunes sont en train de transformer le monde.
DR/
Un autre fait est que l’ordre que l’Occident avait imposé au monde est en train de sauter. Entre les Occidentaux et les Gens du Sud, il faut convenir d’un monde plus raisonnable, faute de quoi on s’expose à des difficultés. L’Occident européen occupe la troisième position derrière l’Amérique, la Chine... Et cette situation évoluera. Le continent africain, dans une cinquantaine d’années, aura une population très nombreuse, avec une jeunesse la plus jeune du monde. Il faudra bien que les dirigeants africains comme les dirigeants du Nord trouvent une solution pour cette jeunesse, notamment africaine. Il n’y aura pas de possibilités de mettre des barbelés autour de Schengen qui empêcheraient ces jeunes de venir. Il faudra bien que les gens, à l’intérieur de l’espace Schengen et à l’intérieur des autres espaces, trouvent une solution pour que le monde entier puisse profiter de la prospérité de façon plus juste que cela n’a été le cas jusqu’à présent.
A. D. : En 2005, vous avez dit que les élites africaines avaient leur responsabilité dans ces situations. Estimez-vous que vous avez une part de responsabilité dans la situation actuelle de l’Afrique, vous qui avez eu en charge des fonctions de responsable ?
Mamadou Dia fut le premier Premier ministre du Sénégal.
DR/
C.H. K. : Tout à fait. J’ai été membre du gouvernement du Sénégal depuis l’indépendance, et après une période d’absence consécutive à la rupture entre Senghor et Mamadou Dia, je n’étais pas d’accord avec l’arrestation de Mamadou Dia par Senghor, j’ai donc quitté le Sénégal pendant une dizaine d’années. J’ai été fonctionnaire international, et ensuite je suis revenu au Sénégal quand Mamadou Dia a été libéré, et là je suis à nouveau rentré dans le gouvernement où j’ai occupé diverses responsabilités dont celle de ministre du Plan et de la Coopération, dans le gouvernement d’Abdou Diouf finalement. A ce titre, avec le ministre des Finances, nous avons été les deux acteurs majeurs de la mise en place des politiques d’ajustement structurel que le Fonds monétaire et la Banque mondiale imposaient à tous ceux qui voulaient recevoir des prêts internationaux ou même bilatéraux.On nous disait : on va vous prêter de l’argent pour vos besoins à condition que vous adoptiez une certaine discipline dans votre gestion interne. J’ai pris part à cela. Et en cette qualité, je suis responsable des échecs ou des insuffisances des politiques à la mise en œuvre desquelles j’ai participé.
A. D. : Vous assumez votre part de responsabilité.
C.H. K. : Je l’assume mais je ne suis pas le seul responsable. Nous, les élites dirigeantes africaines, ne sommes pas les seuls responsables de nos insuffisances et de nos échecs. Après tout, nous sommes face à un monde qui a été dominé longtemps par l’Occident. Quelles que soient nos volontés pour développer la prospérité et la richesse dans nos pays, nous devons compter avec la loi imposée par nos partenaires occidentaux et mondiaux.
«Notre échec principal est de ne pas avoir été fidèle à notre identité.»
DR/
Mais notre échec principal, celui dont je parle, c’est celui de n’avoir pas été fidèles à notre identité. Nous devons, comme je l’ai dit, écrire, transcrire nos langues, les enseigner. Nous n’avons pas fait assez pour cela. Nous devons modifier les programmes enseignés. Ne pas oublier ce que nous savions. Je ne dis pas qu’il faut se détourner de ce que le monde nouveau nous apporte mais il ne faut pas non plus se détourner de ce que nous sommes, de nos valeurs. Je dis que les élites actuelles, dirigeantes hein, sont à moitié étrangères. Leur langue, leur mode de gouvernance sont venus de l’étranger alors que la population qui n’a pas été à l’école dans le continent noir est plus nombreuse que celle qui a été à l’école. Il faut donc utiliser des langues, une gouvernance que ces populations-là comprennent. Tant que nous n’aurons pas fait ça, nous raterons le coche.
T. C. : C’est ce décalage entre élites et populations, les infidélités, les incompétences des élites qui sont les thèmes du 2è roman, Les Gardiens du temple.
C.H. K. : Dans une certaine mesure. Mais surtout, dans Les Gardiens du temple, je réponds à un certain nombre de questions qui avaient été posées dans L’Aventure ambiguë et qui n’avaient pas trouvé leur réponse évidente. Le héros de Gardiens du temple est un Diallobé, comme Samba Diallo, originaire du même coin, ayant subi la même éducation traditionnelle, étant entré à l’école moderne. La question de savoir s’il fallait oui ou non entrer à l’école est résolue dans son cas. Il a fait des études d’ingénieur agronome. Le livre commence avec son retour au pays, là même où L’Aventure ambiguë s’était terminée. J’ai voulu démontrer qu’il ne fallait pas penser que la rencontre et la synthèse sont impossibles.
J’ai fait revivre Samba Diallo dans la personne de Salif Bah, et je réponds par exemple à la question de savoir si on peut apprendre sans oublier. La réponse est très clairement « Oui » dans Les Gardiens du temple. Salif Bah, nommé gouverneur d’une région, a pensé qu’il pouvait moderniser l’agriculture en association avec les paysans, à partir du savoir traditionnel agricole. On voit d’autres personnages : un maître des Diallobé, un « Tierno » moderne. Dans L’Aventure ambiguë, Tierno n’a pas voulu se prononcer sur le fait de savoir si on devait aller à l’école nouvelle ou pas. Il dit : « Mon rôle était de vous initier à Dieu, ou vos enfants. Je l’ai fait. Ne me demandez pas de faire de la politique. » Tandis que dans Les Gardiens du temple, le représentant de la religion, Tierno Seydou Barry, dit qu’on doit chercher la connaissance partout, que c’est un devoir qu’impose Dieu, dans la mesure où Dieu nous a confié cette planète pour que nous la travaillions, nous l’utilisions pour la défense de l’Homme… Vous avez aussi un personnage qui est un peu une réincarnation de la Grande Royale, Daba Paye, une fille de griotte qui a un culte pour le savoir griotique mais qui a dû aller à l’école et qui, docteur en Histoire, regrette de n’avoir pas su pendant son enfance – parce qu’elle a été à l’école nouvelle – apprendre l’art du griot que sa grand-mère pratiquait avec distinction. En devenant historienne, elle pense pouvoir récupérer les savoirs, historique et griotique. Et il y a le personnage du griot qui n’a pas été à l’école. Ces deux, la griotte qui a été à l’école, agrégée d’Histoire, et le griot traditionnel, j’en ai fait un couple, ils se sont mariés. Pour montrer que vraiment la rencontre est nécessaire, possible.
T. C. : Histoire, agronomie, éducation, ce sont vos sujets de prédilection.
C.H. K. : Tout à fait. J’aime à rappeler ce qu’a dit Joseph Ki-Zerbo, à savoir que la longue histoire de l’Afrique atteste qu’elle a souffert d’une triple dépossession. Celle de l’initiative politique ; on dirait que l’Afrique n’a jamais eu de rois ou d’empereurs ou de constitutions qui règlementent politiquement la coexistence des Hommes depuis notre contact avec l’Occident. Il dit aussi que l’Afrique a été dépossédée de son identité endogène, de ses langues, de son Histoire. Il dit en troisième lieu que l’Afrique a vu une dépossession de l’espace. Dans le passé, on avait des empires, des royaumes, des provinces traditionnelles.
L'historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo parle de triple dépossession.
wikipedia/ Gobonobo
A la place, il y a un patchwork de morceaux découpés par les Européens pour leur intérêt. Il faut revenir sur toutes ces dépossessions, retrouver notre initiative politique, notre identité endogène, non point en tournant un regard nostalgique vers le passé mais en ayant recours aux leçons qu’on peut en tirer. Et récupérer notre espace, ce qui signifie qu’il faut aller vers l’unité du continent africain, économique, politique. Cela ne veut pas dire que les élites qui dirigent les 54 Etats de l’Afrique actuelle… 55 aujourd’hui, doivent perdre leur pouvoir. On peut, comme les Etats américains, avoir des gouvernements, des parlements, des sénats dans chacun de ces pays, mais il faut en plus, et c’est cela qui est essentiel, mettre un gouvernement fédéral qui gérera un certain nombre de domaines. C’est de cette manière qu’on va pouvoir résoudre les problèmes du continent africain, lui permettre de revenir à sa juste place dans le monde.
T. C. : Pensez-vous que l’unité africaine se fera d’abord par la culture ?
C.H. K. : Oui, dans la mesure où, comme Cheikh Anta Diop l’avait démontré dans ses écrits, on ne nie pas les diversités des Afriques. Mais il faut aussi admettre qu’il y a une unité culturelle profonde dans le continent africain. J’ai lu deux ouvrages sur Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté et sa biographie. Il décrit la manière dont il a été élevé pendant son jeune âge dans son village de Kounou chez les Xhossa : les processus éducatifs, initiatiques, la vertu des palabres entre les dirigeants et les populations…
Du fleuve Sénégal à Kounou : même schéma, même description.
guetty/ Kim Steele
En lisant tout cela, j’avais l’impression qu’il décrivait une réalité qui était la mienne dans la Vallée du Fleuve (Sénégal, ndlr), à plus de 10 000 kilomètres de son pays. Même schéma, même description. Ce qui est la preuve d’une unité culturelle fondamentale des peuples noirs. Cette unité profonde est un peu le viatique : la vie communautaire, la solidarité, la manière dont on considère l’autre, tout ceci, ce sont des valeurs fondamentales.
Propos recueillis par Antoinette Delafin et Tirthankar Chanda de RFI
L’Aventure ambiguë, qui raconte le drame du métissage et de la double culture, est un récit emblématique de l’expérience coloniale en Afrique. Il a marqué l’esprit de générations d’Africains qui se reconnaissent dans le parcours de son héros, Samba Diallo - des berges de la Vallée du fleuve Sénégal aux bancs de l’école française. Les cinquante ans de sa parution ont été célébrés au siège de l’Organisation internationale de la Francophonie à Paris. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Kane parle de la portée universelle de son roman, des heurs et malheurs de l’intellectuel colonisé, de la responsabilité des élites dans la faillite du développement africain, de la « dépossession » identitaire… Et des Gardiens du temple, son deuxième livre, paru en 1995, qui poursuit la quête de ses personnages mais dans des circonstances postcoloniales.
Entretien avec Cheikh Hamidou Kane
Antoinette Delafin : Quel regard portez-vous sur L’Aventure ambiguë qui, on le sait tous, a eu une portée universelle ?
Cheikh Hamidou Kane : C’est un regard d’étonnement. Je n’imaginais pas qu’il allait avoir la longévité qu’il a eue. Et je continue de m’étonner du retentissement qu’il a sur toutes les générations, non seulement les adultes et les anciens, comme moi, mais également les jeunes.
Trois ans après sa parution, j’ai été amené à sortir du Sénégal et à visiter pratiquement tous les pays d’Afrique au Sud du Sahara, sauf l’Afrique du Sud, et déjà, le livre était connu, alors que j’avais l’impression en l’écrivant que je parlais d’une aventure qui me concernait. Quand je suis sorti de mon terroir, musulman et peul, musulman et noir, et que je me suis trouvé en pays bantou… jusqu’au Kenya, j’ai toujours rencontré des gens qui considéraient que ce que j’avais écrit les concernait autant que cela ne me concernait moi-même.
Tirthankar Chanda : Et vous aviez l’impression que c’était la rencontre entre l’Occident et le monde non occidental qui intéressait le public ?
C. H. K. : La rencontre du monde occidental, celui qui est sorti de son territoire et qui est allé à la découverte du reste de l’humanité. Ce ne sont pas les Arabes, qui avaient inventé la boussole, ce n’est pas eux qui l’ont utilisée pour aller découvrir le reste du monde.
Ni les Chinois, qui ont inventé la poudre à canon, qui l’ont utilisée pour aller conquérir les gens ailleurs… C’est les Occidentaux qui ont fait ça. Et en même temps qu’ils découvraient les autres parties de l’humanité, ils les ont conquises, souvent, et ils ont offert leur culture, leur identité comme la culture et l’identité de références. Ils nous ont conquis, comme je l’ai dit dans la première partie du livre, par leur force militaire. Et au bout de quelques temps, ils nous ont conquis grâce à l’école par laquelle se transmettaient leur savoir, leur langue. Dans un contexte de pays qui appartiennent à une culture de l’oralité, l’intrusion d’une langue écrite a été peut-être un des moyens les plus efficaces de conquérir ceux qu’on avait assujettis simplement par la force.
A. D. : Pour Samba Diallo, comme pour beaucoup d’Africains aujourd’hui, c’est un déchirement cette rencontre entre les cultures. Vous demandez-vous toujours, c’est la question que vous posiez en tout cas, si « ce qu’ils ont appris vaut ce qu’ils ont oublié » ?
C.H. K. : Oui, si le fait d’avoir appris le français entraîne qu’ils oublient le pular… Ce qui est enseigné dans « l’école nouvelle », c’est la langue française. Si le Peul qui entre dans ce cycle n’a pas au préalable appris à parler le pular ou le wolof, il apprendra la langue française mais il aura oublié sa langue. C’était un risque moindre avant l’exode rural. Du temps que les populations vivaient en famille élargie, un enfant, à l’âge de neuf ans, parlait déjà sa langue maternelle.
Tandis que maintenant, avec la déstructuration des familles traditionnelles, on envoie les enfants à l’école depuis la maternelle. Déjà, ils parlent français et ne parlent plus leur langue. Ce qu’on apprend, c’est aussi l’histoire des autres, la géographie des autres. On nous apprenait que nos ancêtres étaient des Gaulois. Au Cours moyen 2e année, je savais réciter par cœur le nom des 90 départements de la France de l’époque, avec le nom des capitales, alors que j’ignorais tout, complètement, de la géographie de l’Afrique, à plus forte raison celle du Sénégal. Donc, si le fait d’entrer à l’école nouvelle doit entraîner qu’on oublie sa langue, son histoire, son identité, ce qu’on apprend dans ce cas ne vaut pas ce qu’on oublie. Maintenant, on peut apprendre sans oublier. On peut réapprendre ce qu’on a oublié, sans qu’il y ait nécessité d’abandonner l’une ou l’autre des cultures. On doit transcrire, moderniser nos langues, les enseigner, modifier les programmes. Ne pas enseigner seulement l’histoire de France mais l’histoire de l’Afrique. Par exemple, la fondation de l’Empire du Mali en 1236 par Soundiata Keïta, qui a créé un empire et l’a doté d’une loi fondamentale, une constitution contemporaine de la Magna Carta.
A. D. : La Charte du Mande…
C.H. K. : La Charte du Mande. Joseph Ki-Zerbo l’a confirmé dans son œuvre. Il dit qu’au 15è siècle, l’Afrique de l’Ouest avait mis en place une gouvernance, une constitution, qui était un modèle quant à la collaboration et l’entente entre ethnies différentes, entre classes sociales différentes, entre générations différentes. Et on regrette beaucoup que, aujourd’hui, dans notre manière de nous gouverner, on ne fasse recours qu’aux constitutions du type occidental et moderne, et qu’on ne revienne pas un peu se ressourcer, prendre exemple, dans ce qui avait été décidé à l’époque. Surtout que la majorité de nos populations est constituée de gens qui, eux, continuent de vivre selon la tradition. Ceux qui ont été à l’école sont une minorité. Mais ceux qui continuent de fonctionner selon les codes et les traditions anciennes sont la majorité. Il est donc dommage que ceux qui gouvernent aujourd’hui n’utilisent pas ces codes anciens. Modernisés naturellement.
A. D. : Pour revenir à L’Aventure ambigüe, vous avez dit un jour que le monde occidental commence à devenir ambigu parce qu’il subit les influences du tiers monde. Pouvez-vous nous redire le sens que vous donniez au qualificatif « ambigu » ? Est-on là dans une sorte de définition ou d’approche du métissage ?
C.H. K. : Oui, nécessairement. L’Occident qui avait projeté son image qu’il offrait un peu comme un modèle universel, en retour, a commencé à recevoir l’influence des autres. J’en veux pour preuve la conquête de l’Occident par la musique noire américaine, le jazz, la soul, les spirituals, qui ont pour la première fois fait entendre à des Occidentaux une sensibilité musicale noire qui n’était pas exprimée sur des portées musicales. Progressivement, cette sensibilité musicale noire a eu droit de cité en Occident. Même chose : on a vu l’effet qu’a eu la découverte de l’Art nègre sur les grands peintres des 19è et 20e siècles.
Maintenant, il y a les artistes, les chanteurs, les musiciens comme les Youssou N’Dour, les Salif Keïta, qui ont fait entendre cette sensibilité sans intermédiaire, grâce aux outils modernes que sont les radios. Il y a l’œuvre des écrivains… Et cela n’est pas seulement vrai des relations entre l’Afrique noire et l’Occident. C’est vrai entre l’Occident et toutes les cultures non occidentales que la mondialisation, l’intégration du monde, les moyens de communication nouveaux ont entraîné.
T. C. : J’ai l’impression qu’aujourd’hui, si vous écriviez ce roman, il serait moins tragique parce que le métissage pose moins de problèmes…
C.H. K. : C’est vrai. D’ailleurs, si j’ai fait mourir le héros, Samba Diallo, à la fin du livre, c’était pour mettre en garde ceux qui, comme lui, allaient s’engager sur cette voie tendant à aller à la rencontre de l’autre. Les mettre en garde pour leur dire qu’il y avait des dangers. Ce chemin ne pouvait aboutir à un déni de soi - c'est-à-dire que l’on considère que nous, nos valeurs sont faillies puisqu’elles ont été défaites par l’autre, qu’il faut donc abdiquer et juste s’assimiler à l’autre. C’est un danger. De même, un autre danger serait de dire, à la manière dont ils nous ont traité, et au spectacle des guerres qui se sont développées en Occident, entre Occidentaux, de dire à ce spectacle, il vaut mieux se détourner d’eux, s’enfermer sur soi-même, sur son identité, se crisper sur ses valeurs…
Là aussi, c’était impossible. Alors, j’ai fait mourir Samba Diallo pour prévenir : à côté de ceux qui allaient acquiescer à cette rencontre avec l’autre, il risquait d’apparaître des gens qui refuseraient cette rencontre, et ce serait tous ceux qui se crisperaient sur leurs valeurs identitaires ou sur leurs croyances religieuses. J’appelais l’attention sur le danger. Déjà, quand j’écrivais ce livre, j’étais conscient de ce qui pouvait apparaître, ce qui aujourd’hui existe sous le nom d’intégrisme, aussi bien culturel – refus de l’autre – que religieux, musulman ou chrétien ou autre.
A. D. : Que pensez-vous des courants hyper nationalistes aujourd’hui en Afrique ou de ceux qui ont revendiqué la Renaissance africaine dans un premier temps pour arriver sur des courants très crispés sur l’identité nationale, jusqu’à l’intolérance de l’autre ?
C.H. K. : Je suis tout à fait aux antipodes et à l’opposé de ceux-là. Ma conviction est que le monde va nécessairement à son unité, à son intégration. J’aime bien ce mot de Teilhard de Chardin : « On empêcherait la Terre de tourner plutôt que le monde de se totaliser ». Le monde est devenu un. Il faut prendre compte de cela. D’autre part, il se passe des changements considérables qui ne sont pas toujours visibles : par exemple, la proportion de jeunes dans la population mondiale. Avec le développement des communications, de l’informatique, d’Internet, on voit vraiment la manière dont les jeunes sont en train de transformer le monde. Il y a moins d’intolérance, d’antagonismes d’ordre racial ou religieux parmi les jeunes du monde contemporain qu’entre leurs parents et leurs grands-parents. On se connaissait moins, on se fréquentait moins, on s’estimait moins...
Les jeunes sont en train de transformer le monde.
DR/
Un autre fait est que l’ordre que l’Occident avait imposé au monde est en train de sauter. Entre les Occidentaux et les Gens du Sud, il faut convenir d’un monde plus raisonnable, faute de quoi on s’expose à des difficultés. L’Occident européen occupe la troisième position derrière l’Amérique, la Chine... Et cette situation évoluera. Le continent africain, dans une cinquantaine d’années, aura une population très nombreuse, avec une jeunesse la plus jeune du monde. Il faudra bien que les dirigeants africains comme les dirigeants du Nord trouvent une solution pour cette jeunesse, notamment africaine. Il n’y aura pas de possibilités de mettre des barbelés autour de Schengen qui empêcheraient ces jeunes de venir. Il faudra bien que les gens, à l’intérieur de l’espace Schengen et à l’intérieur des autres espaces, trouvent une solution pour que le monde entier puisse profiter de la prospérité de façon plus juste que cela n’a été le cas jusqu’à présent.
A. D. : En 2005, vous avez dit que les élites africaines avaient leur responsabilité dans ces situations. Estimez-vous que vous avez une part de responsabilité dans la situation actuelle de l’Afrique, vous qui avez eu en charge des fonctions de responsable ?
Mamadou Dia fut le premier Premier ministre du Sénégal.
DR/
C.H. K. : Tout à fait. J’ai été membre du gouvernement du Sénégal depuis l’indépendance, et après une période d’absence consécutive à la rupture entre Senghor et Mamadou Dia, je n’étais pas d’accord avec l’arrestation de Mamadou Dia par Senghor, j’ai donc quitté le Sénégal pendant une dizaine d’années. J’ai été fonctionnaire international, et ensuite je suis revenu au Sénégal quand Mamadou Dia a été libéré, et là je suis à nouveau rentré dans le gouvernement où j’ai occupé diverses responsabilités dont celle de ministre du Plan et de la Coopération, dans le gouvernement d’Abdou Diouf finalement. A ce titre, avec le ministre des Finances, nous avons été les deux acteurs majeurs de la mise en place des politiques d’ajustement structurel que le Fonds monétaire et la Banque mondiale imposaient à tous ceux qui voulaient recevoir des prêts internationaux ou même bilatéraux.On nous disait : on va vous prêter de l’argent pour vos besoins à condition que vous adoptiez une certaine discipline dans votre gestion interne. J’ai pris part à cela. Et en cette qualité, je suis responsable des échecs ou des insuffisances des politiques à la mise en œuvre desquelles j’ai participé.
A. D. : Vous assumez votre part de responsabilité.
C.H. K. : Je l’assume mais je ne suis pas le seul responsable. Nous, les élites dirigeantes africaines, ne sommes pas les seuls responsables de nos insuffisances et de nos échecs. Après tout, nous sommes face à un monde qui a été dominé longtemps par l’Occident. Quelles que soient nos volontés pour développer la prospérité et la richesse dans nos pays, nous devons compter avec la loi imposée par nos partenaires occidentaux et mondiaux.
«Notre échec principal est de ne pas avoir été fidèle à notre identité.»
DR/
Mais notre échec principal, celui dont je parle, c’est celui de n’avoir pas été fidèles à notre identité. Nous devons, comme je l’ai dit, écrire, transcrire nos langues, les enseigner. Nous n’avons pas fait assez pour cela. Nous devons modifier les programmes enseignés. Ne pas oublier ce que nous savions. Je ne dis pas qu’il faut se détourner de ce que le monde nouveau nous apporte mais il ne faut pas non plus se détourner de ce que nous sommes, de nos valeurs. Je dis que les élites actuelles, dirigeantes hein, sont à moitié étrangères. Leur langue, leur mode de gouvernance sont venus de l’étranger alors que la population qui n’a pas été à l’école dans le continent noir est plus nombreuse que celle qui a été à l’école. Il faut donc utiliser des langues, une gouvernance que ces populations-là comprennent. Tant que nous n’aurons pas fait ça, nous raterons le coche.
T. C. : C’est ce décalage entre élites et populations, les infidélités, les incompétences des élites qui sont les thèmes du 2è roman, Les Gardiens du temple.
C.H. K. : Dans une certaine mesure. Mais surtout, dans Les Gardiens du temple, je réponds à un certain nombre de questions qui avaient été posées dans L’Aventure ambiguë et qui n’avaient pas trouvé leur réponse évidente. Le héros de Gardiens du temple est un Diallobé, comme Samba Diallo, originaire du même coin, ayant subi la même éducation traditionnelle, étant entré à l’école moderne. La question de savoir s’il fallait oui ou non entrer à l’école est résolue dans son cas. Il a fait des études d’ingénieur agronome. Le livre commence avec son retour au pays, là même où L’Aventure ambiguë s’était terminée. J’ai voulu démontrer qu’il ne fallait pas penser que la rencontre et la synthèse sont impossibles.
J’ai fait revivre Samba Diallo dans la personne de Salif Bah, et je réponds par exemple à la question de savoir si on peut apprendre sans oublier. La réponse est très clairement « Oui » dans Les Gardiens du temple. Salif Bah, nommé gouverneur d’une région, a pensé qu’il pouvait moderniser l’agriculture en association avec les paysans, à partir du savoir traditionnel agricole. On voit d’autres personnages : un maître des Diallobé, un « Tierno » moderne. Dans L’Aventure ambiguë, Tierno n’a pas voulu se prononcer sur le fait de savoir si on devait aller à l’école nouvelle ou pas. Il dit : « Mon rôle était de vous initier à Dieu, ou vos enfants. Je l’ai fait. Ne me demandez pas de faire de la politique. » Tandis que dans Les Gardiens du temple, le représentant de la religion, Tierno Seydou Barry, dit qu’on doit chercher la connaissance partout, que c’est un devoir qu’impose Dieu, dans la mesure où Dieu nous a confié cette planète pour que nous la travaillions, nous l’utilisions pour la défense de l’Homme… Vous avez aussi un personnage qui est un peu une réincarnation de la Grande Royale, Daba Paye, une fille de griotte qui a un culte pour le savoir griotique mais qui a dû aller à l’école et qui, docteur en Histoire, regrette de n’avoir pas su pendant son enfance – parce qu’elle a été à l’école nouvelle – apprendre l’art du griot que sa grand-mère pratiquait avec distinction. En devenant historienne, elle pense pouvoir récupérer les savoirs, historique et griotique. Et il y a le personnage du griot qui n’a pas été à l’école. Ces deux, la griotte qui a été à l’école, agrégée d’Histoire, et le griot traditionnel, j’en ai fait un couple, ils se sont mariés. Pour montrer que vraiment la rencontre est nécessaire, possible.
T. C. : Histoire, agronomie, éducation, ce sont vos sujets de prédilection.
C.H. K. : Tout à fait. J’aime à rappeler ce qu’a dit Joseph Ki-Zerbo, à savoir que la longue histoire de l’Afrique atteste qu’elle a souffert d’une triple dépossession. Celle de l’initiative politique ; on dirait que l’Afrique n’a jamais eu de rois ou d’empereurs ou de constitutions qui règlementent politiquement la coexistence des Hommes depuis notre contact avec l’Occident. Il dit aussi que l’Afrique a été dépossédée de son identité endogène, de ses langues, de son Histoire. Il dit en troisième lieu que l’Afrique a vu une dépossession de l’espace. Dans le passé, on avait des empires, des royaumes, des provinces traditionnelles.
L'historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo parle de triple dépossession.
wikipedia/ Gobonobo
A la place, il y a un patchwork de morceaux découpés par les Européens pour leur intérêt. Il faut revenir sur toutes ces dépossessions, retrouver notre initiative politique, notre identité endogène, non point en tournant un regard nostalgique vers le passé mais en ayant recours aux leçons qu’on peut en tirer. Et récupérer notre espace, ce qui signifie qu’il faut aller vers l’unité du continent africain, économique, politique. Cela ne veut pas dire que les élites qui dirigent les 54 Etats de l’Afrique actuelle… 55 aujourd’hui, doivent perdre leur pouvoir. On peut, comme les Etats américains, avoir des gouvernements, des parlements, des sénats dans chacun de ces pays, mais il faut en plus, et c’est cela qui est essentiel, mettre un gouvernement fédéral qui gérera un certain nombre de domaines. C’est de cette manière qu’on va pouvoir résoudre les problèmes du continent africain, lui permettre de revenir à sa juste place dans le monde.
T. C. : Pensez-vous que l’unité africaine se fera d’abord par la culture ?
C.H. K. : Oui, dans la mesure où, comme Cheikh Anta Diop l’avait démontré dans ses écrits, on ne nie pas les diversités des Afriques. Mais il faut aussi admettre qu’il y a une unité culturelle profonde dans le continent africain. J’ai lu deux ouvrages sur Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté et sa biographie. Il décrit la manière dont il a été élevé pendant son jeune âge dans son village de Kounou chez les Xhossa : les processus éducatifs, initiatiques, la vertu des palabres entre les dirigeants et les populations…
Du fleuve Sénégal à Kounou : même schéma, même description.
guetty/ Kim Steele
En lisant tout cela, j’avais l’impression qu’il décrivait une réalité qui était la mienne dans la Vallée du Fleuve (Sénégal, ndlr), à plus de 10 000 kilomètres de son pays. Même schéma, même description. Ce qui est la preuve d’une unité culturelle fondamentale des peuples noirs. Cette unité profonde est un peu le viatique : la vie communautaire, la solidarité, la manière dont on considère l’autre, tout ceci, ce sont des valeurs fondamentales.
Propos recueillis par Antoinette Delafin et Tirthankar Chanda de RFI