Commémorer Thiaroye 44 en ayant en mémoire toutes les violences coloniales commises dans le monde



Le fait colonial reposant sur la domination directe ou indirecte sur des peuples et sur leurs territoires, entraînant une perte totale ou partielle de leur indépendance, et de leur souveraineté, est violence en soi avec ses multiples impacts et conséquences. Il ne date pas d’aujourd’hui. Il serait aussi ancien que l’homme sur terre dans des formes très diverses. Celui des temps modernes est intrinsèquement lié au mercantilisme d’où naîtra  le système capitaliste. Il aura duré du XIII e au XX e. 

Pour toutes les puissances, et pour toutes les périodes de l’histoire confondues, les conquêtes coloniales ont entraîné partout dans le monde des morts d’hommes et de femmes, des pillages, des destructions criminelles massives de biens, et ont conduit ici ou là à la réduction à l’esclavage, au travail forcé, et à diverses formes d’aliénation, d’humiliation, et d’exploitation de la personne humaine et de ses ressources. Lorsqu’ aux conquêtes et à l’occupation territoriale s‘ ajoutent des massacres de populations, des génocides conscients et planifiés, la répression brutale et aveugle d’hommes et de femmes, il y a là de toute évidence un système et des pratiques qualifiables de crimes contre l’Humanité toute entière.

La tragédie de Thiaroye 44
Thiaroye 44 a été grave, lâche et traumatisant pour tous les peuples de l’ancienne Afrique Occidentale Française, AOF, et pour tous les peuples du monde épris de paix et de justice. Il est un fait historique qu’il faut bien circonscrire dans ses causes profondes et immédiates, qu’il faut rendre dans son déroulé, ses contours, et ses conséquences de manière intrinsèque. Cela est le travail des historiens qui ont livré ici et là un certain nombre de récits des faits, des analyses, et des commentaires mais les zones d’ombre de cette affaire restent encore nombreuses.

Combien de Tirailleurs sénégalais ont été embarqués à bord du Circassia en France en Novembre 1944 ? Quel est le nombre de débarqués à Dakar ? Quelles sont les circonstances exactes de ce qui s’est passé très tôt ce matin-là du 1er Décembre 1944 ? Quel est le nombre exact de morts ? Quelles sont les pays d’origine des morts ? Quel est le nombre de Tirailleurs qui sont rentrés ? Quel est le nombre de ceux qui sont restés sur place pour vivre à Dakar au quartier NONDI 44 jusque dans les années soixante ; que sont – ils devenus ? 

Quatre-vingts ans après cette tragédie nous n’avons que des conjectures et une vaine polémique sur les chiffres. Cela est inadmissible pour nos universités et centres de recherches en Afrique et dans le monde, qui, jusque-là n’ont pas encore fait de cette tragédie une priorité dans la recherche fondamentale ni dans leurs enseignements ; point de mutualisation des sources d’archives, des témoignages, ni des pistes de recherches. Cela est aussi inadmissible pour nos différents États africains qui ont un devoir de Mémoire et des actions en réparation et de patrimoine à mettre en œuvre. Tous sont concernés à l’échelle ouest – africaine et même à celle de l’Union Africaine ; inadmissible aussi pour toutes les organisations de la Société civile, et enfin, pour tous les activistes du Nord comme du Sud si prompts à l’action.

Le massacre de Thiaroye 44 : un lourd passif
 « Vingt-quatre 24 tués, dont 11 des suites de leurs blessures, 65 blessés admis en traitement, avec dans les Forces armées, 1 tirailleur blessé, 3 officiers contusionnés, 48 mutins incarcérés qui seront traduits devant le Tribunal militaire avec des condamnations suivies d’amnisties … » Ce bilan officiel fourni par le Haut commandement militaire qui lui – même est l’acteur principal de ces événements nous laisse incrédules. 
Mutinerie, ou rébellion, la réclamation de salaires et de primes avant de quitter Dakar pour rentrer dans son pays d’origine après de bons et loyaux services sur le front pour défendre et libérer la France envahie par les forces Nazies d’Adolph Hitler était un minimum à faire par chacun de ces vaillants soldats attendus par leurs familles et par leurs proches.
Aucun d’eux ne pouvait rentrer les mains vides ; plusieurs d’entre eux, des dizaines, voire des centaines ne sont plus jamais retournés chez eux parce que tuées et enterrées en anonymes sur place. Les survivants ont été obligés de rentrer les mains et les poches vides. Leurs familles restent encore devoir aujourd’hui continuer à réclamer les salaires et les primes qui leur sont dus.

Quel étrange destin pour ces vaillants soldats de la Liberté ?
 Nombre de morts qui reste toujours imprécis. ; cent – quatre-vingt-onze, plusieurs centaines, absence d’une liste nominative des victimes, méconnaissance de la localisation de leurs lieux d’enterrement, spoliation des rappels de solde et des primes, reconnaissance tardive de la responsabilité de la France, défaut d’une réhabilitation de tous les Tirailleurs par un hommage solennel. Le passif est lourd en situant les responsabilités. Il faut aller le plus loin possible dans les actions de reconnaissance, de réparation, et de patrimoine mais aussi dans le sens de commémorer la mémoire de toutes les victimes des violences coloniales  commises de par le monde . 

La tragédie de Thiaroye 44 et les violences coloniales 
Dans la perspective de l’analyse historique sur la Longue durée, Thiaroye 44 appartient aux violences coloniales qui, depuis le XIV e  ont accompagné l’expansion maritime, commerciale et militaire de l’Europe sur toutes les mers, sur tous les océans, et sur tous les continents pendant quatre siècles, et qui se sont prolongées jusqu’ au XX es dans des contextes d’occupation territoriale et d’administration directe, d’administration indirecte ou sous protectorat.
Les navigateurs italiens et portugais, pour le compte de la monarchie des Aviz, dès le franchissement du Cap Bojador en 1433 avaient inauguré la chasse à l’homme avec une violence inouïe sur tous les peuples du littoral atlantique ouest africain.
Les raids esclavagistes, les enlèvements, les guet- apens, et les captures d’esclaves par centaines avaient constitué les bases premières de l’économie négrière européenne du XIIIe au XVI e siècle et permis à l’Europe de pratiquer sur son sol achats et ventes d’esclaves noirs dans les ports de Lagos et de Lisbonne, destinés aux hommes riches, aux galères, aux chantiers de construction navale, et à divers autres usages avant l’ extension du système esclavagiste dans les archipels atlantiques : aux Canaries, à Madère, et dans les Açores. 

Christophe Colomb lors de la découverte de l’île Hispaniola en 1492 pour le compte de la double Couronne d’Espagne, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille s’était livré au massacre de plus de 200 amérindiens. 
Á la suite du partage du monde à Tordesillas et à Alcoçovas, l’Asiento pris en 1517 autorisera l’Espagne à importer 4000 esclaves par an en provenance de la côte ouest africaine sous le contrôle des Portugais, à destination de ses mines d’or et d’argent, et de ses fermes et plantations d’Amérique. 
Pour le compte de la reine Elizabeth 1ère fille d’Henry VIII et d’Anne Bolayn, qui brisa le respect du traité de Tordesillas, les expéditions négrières et les pillages opérés par John Hawkins en 1562, 1564, et en 1567 sur les peuples de la côte ouest africaine entre le Sénégal et la Gambie avec leurs crimes et atrocités avaient fait date et même été dénoncés en Angleterre. Ducasse, et Destrée d’Haly n’en avaient pas fait moins pour le compte de la France sous Louis XIV dans la conquête de la Grande côte Sénégalaise, de Joal, de Portudal, et de l’île de Gorée de 1676 à 1678. 

Contre les Aztèques, les Incas, les Mayas ;  dans les Caraïbes, en Amérique centrale, méridionale, et du Nord ;  contre les peuples « aborigènes » du Canada ;  dans l’ Océan indien : chez les peuples malgaches, aux Seychelles, aux Comores ; en Inde et en Chine ; chez les peuples « aborigènes »  de Papou Asie Nouvelle Guinée, ces violences négrières et esclavagistes  ont toutes été commises avec le même contenu raciste, le même mépris de l’ autre , la xénophobie, la  négation de sa personne, et de son  identité, qui ont leur origine , loin dans le temps depuis les antiquités grecques et romaines. Ils avaient accompagné l’esclavage et les guerres menés sur tous les peuples voisins, parce qu’étrangers. Le goût de l’exotisme entraînera contre le cours de l’Histoire le recours à des mercenaires noirs et le fait de les figurer comme effigies de certaines monnaies. 
Racisme, mépris, xénophobie, négation de l’autre, et de son identité que l’on retrouvera à foison dans les textes européens du XIIIe au XVIII es qui parlaient et décrivaient les populations d’Afrique, d’Amérique, des Caraïbes, et des autres régions du monde, de « naturels », et de « sauvages », qu’il faut soumettre.
Durant le siècle des Lumières, ces peuples « sauvages » d’Afrique, de l’Amérique, de l’ Océan indien ,  et du Pacifique, ces « naturels, » et ces « peuples premiers »  « primaires »  ou  « paléo- Négres », « autochtones » ont été au cœur de la science historique, de l’Anthropologie, de l’Ethnologie, de la Sociologie, et en général des Sciences humaines et sociales naissantes, allant même jusqu’ à entraîner des expériences sur leurs crânes, et cadavres pour les besoins de l’Anthropologie physique et l’Ethnologie.
La très douloureuse affaire de la femme Hottentote, traînée partout en Europe pour cause de sa stéatopygie ; les camps de concentration nazis et leurs laboratoires continueront encore de susciter indignation et condamnation. Toutes les ambiguïtés sont dans ces concepts de « naturels », de « sauvages », « d’autochtones », « d’indigènes » « d’aborigènes » pour justifier bien des vilainies et des crimes contre l’Humanité.

Constamment menacée dans ses positions politiques et territoriales dans le monde par l’Angleterre, de retour au Sénégal après les accords de Paris de 1763 et le Traité de Versailles de 1783, la France s’engagera directement dans les guerres coloniales contre tous les chefs de royaumes riverains du fleuve Sénégal : les Èmirs maures Trarza, les Brack du Waalo, les Almamys du Fouta et les Tounka du Galam. 

La conquête de l’Algérie dès 1830 avait déjà livré un bilan on ne peut plus catastrophique sur le nombre de morts, sur les incendies criminels, les ravages et les destructions en tout genre, avec une violence extrême, indicible que l’on retrouvera lors de la conquête du Waalo en 1855 et durant les trois années d’opérations de pacification qui ont suivi à Nguick, à Ouadan, et à Niomré. Faidherbe nous livre les récits de ces différentes campagnes d’extermination en s’extasiant avec une outrecuidance et une arrogance qui sont sans limites.
Au début du XX es, les Namas et les Hereros de la colonie allemande de Namibie, entre 1904 et 1908 ont été exterminés pour près de leur moitié. On ne comptera pas le nombre des morts durant la première et la deuxième Guerre des Boers, ni celui des camps de concentration et d’expérimentation en Afrique du Sud de la fin du XIX es. 
Après plus d’un demi-siècle d’instauration, le système raciste de l’Apartheid avec ses arrestations, ses incarcérations, ses liquidations physiques massives lors d’émeutes et de mouvement sociaux de 1948 à 1990 restent encore de triste mémoire à Sharpeville, à Soweto, etc…, 

La liste des violences coloniales est longue et non limitative, la guerre d’Abyssinie de 1935- 1936, la conquête de la Tripolitaine par les forces fascistes de Benito Mussolini. Ce fut le massacre du 1er Décembre 1944 à Thiaroye. Le   8 Mai 1945 à Sétif, à Guelma, à Kherata, le nombre de victimes se chiffrait par milliers.  Ce fut aussi le cas pour écraser les insurgés de Madagascar en 1947 dont plusieurs fusillés dans les camps d’internement.  Ce fut ensuite contre le peuple ivoirien à Dimbokro en Côte d’Ivoire en 1950. La révolte des Kikuyu au Kenya de 1953 à 1956 aurait enregistré officiellement 12 000 morts.

Les guerres d’indépendance d’Indochine de 1946 à 1954 et de 1955 à 1976 avec leurs prolongements au Laos, au Cambodge, en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie, dans les Timor, contre toutes les occupations coloniales :  françaises, anglaises, japonaises, hollandaises, portugaises et américaines ont produit des milliers et des milliers de victimes dont il faut commémorer les mémoires.
Au Mexique, au Brésil, dans le Nicaragua, au  Chili, en Argentine, pour l’Amérique centrale et du Sud,  et durant toutes les guerres d’ indépendance du continent africain, en Algérie  encore de 1958 - 1962,  en Guinée Bissau, dans les archipels du Cap – vert, au Mozambique, en Angola, de1960 à  1975 , et  toutes les violences post coloniales dont les assassinats de Bertrand Boganda en Centre Afrique, de Patrice Lumumba dans l’ancien Congo Belge,  de Ruben Nyobé au Cameroun , etc, sans oublier les violences répressives commises contre les revendications syndicales.

Nous devons rester vigilants et  pertinents dans le travail d’Histoire et celui de Mémoire, qui tous deux nous interpellent afin de bâtir une conscience historique universelle en solidarité avec tous les peuples du monde. 

Par Mansour Aw, Historien – Anthropologue – Écrivain- Éditeur
 

Babou Diallo

Jeudi 28 Novembre 2024 00:21


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