La sanction économique et judiciaire est devenue le bras armé de la censure politique.
La fermeture brutale, le 27 janvier dernier, par les autorités marocaines du Journal hebdomadaire, titre phare de la presse indépendante du royaume, dont j’ai été cofondateur en 1997, marque la fin d’une époque pour la presse libre au Maroc. Sa mise en faillite judiciaire, masquant en réalité une mise à mort politique, a suscité un vif émoi dans l’opinion publique. Menacé de prison dans mon pays, et défait de tous mes biens personnels, j’ai été forcé à l’exil.
Le Journal est né deux ans avant l’intronisation de Mohammed VI, à une charnière historique que la presse occidentale a vite qualifiée de « printemps marocain ». Au crépuscule d’un règne à la longévité exceptionnelle, Hassan II avait été contraint de desserrer l’étau despotique qui étranglait le pays. Le contexte international de l’après-guerre froide avait fortement réduit l’indulgence du monde à son égard. A l’intérieur, la contestation politique et sociale l’avait obligé à entamer des réformes, notamment en matière de droits de l’homme. C’est dans ce contexte particulier d’interrègne que la société civile appelant à un nouveau pacte social avec la monarchie a pu se faire entendre sans que la répression aveugle ne s’abatte sur les contradicteurs du régime comme par le passé.
La liberté d’expression était loin d’être acquise, mais l’espoir d’un changement était palpable. Le Journal avait alors abordé des sujets encore tabous sur un ton qui tranchait radicalement avec la majorité des titres existants. Le nouveau règne de Mohammed VI devait conforter cette expérience, et la jeune presse indépendante, dont le Journal était le symbole, avait parié sur une accélération de la dynamique qu’elle croyait assurée avec un pouvoir rénové. L’opinion internationale a voulu croire que la stabilité du pays s’accompagnerait d’une tempérance du régime et d’une transition démocratique en douceur. Ce ne fut pas le cas : la liberté de la presse, marqueur essentiel de la promesse de renouveau, a été bien souvent malmenée, la censure ayant rapidement repris le dessus. Ainsi, le Journal, considéré comme l’étendard de ce nouveau Maroc, s’est transformé au fil des ans en publication de combat. Il est devenu l’icône d’une liberté d’expression que le régime n’a jamais été disposé à accepter.
Si le Journal a été le défricheur de cette période, il en a aussi souvent payé le prix fort, au point que sa survie a constamment été menacée par des interdictions à répétition et par une asphyxie financière orchestrée par l’Etat. Ses prises de position éditoriales avant-gardistes, ses investigations au cœur du système politique, ses révélations sur les scandales économiques, sur le retour aux pratiques liberticides des caciques du régime, sur le maintien de la nature féodale du pouvoir royal, lui ont valu d’être considéré comme un des très rares forums des voix dissonantes au moment où la plupart des acteurs politiques et de nombreuses figures de la société civile avaient cédé aux sirènes de la cooptation. Le Journal a essaimé les germes d’un journalisme d’un genre nouveau au Maroc. Il a favorisé l’éclosion d’autres titres, notamment arabophones qui subiront à leur tour les foudres du palais.
Après la mise a mort du Journal, ce sont les rares bastions de la presse d’investigation qui sont désormais en voie de disparition. La sanction économique et judiciaire est devenue le bras armé de la censure politique. Le code de la presse est un outil de terreur. La justice se transforme volontiers en institution de représailles et l’Etat, qui a toujours recours à l’emprisonnement des journalistes, utilise des armes encore plus dissuasives pour bâillonner les médias : des amendes colossales, l’interdiction d’exercer et un boycott publicitaire qui fait réfléchir à deux fois les patrons de presse devenus du coup plus rétifs à enquêter. La moindre critique de la monarchie, de ses symboles ou de ses représentants aboutit souvent à des procès kafkaïens intentés à l’encontre des journalistes, à la mise en faillite de leurs journaux pour les faire taire ou les forcer à l’exil. Aussi, pour assurer leur survie, la plupart des publications abdiquent leur vocation critique, adoptant comme charte éditoriale l’horizon tracé par le Palais. Enfin, conséquence d’une offensive menée par l’entourage du roi, la télévision et la radio sont plus que jamais sous le contrôle direct de l’Etat, de groupes d’intérêts liés au pouvoir, ou sommairement confinés à un rôle de divertissement. Internet est, lui aussi, sous haute surveillance, de nombreux blogueurs ont d’ailleurs été récemment embastillés. Résultat de cette prise en étau des médias : le royaume dégringole depuis dix ans dans les classements internationaux de la liberté de la presse.
Après dix ans de règne de Mohammed VI, l’absolutisme du régime s’est régénéré, passant d’une monarchie répressive à une « hypermonarchie ». Aujourd’hui, le cabinet royal a plus de suprématie que toutes les institutions représentatives cumulées. D’où, d’ailleurs, la désaffection des Marocains pour les urnes. Dans ce contexte, l’aspiration de voir enfin un pays arabe s’engager vers la démocratie, comme ont pu le faire l’Espagne après Franco, le Portugal après Salazar, la Grèce après les colonels ou certains pays d’Amérique latine après les dictatures militaires, a été vaine.
Comment, dans cette situation, peut-on valablement envisager qu’un journaliste qui est considéré comme un sujet de Sa Majesté puisse s’exprimer en toute liberté ? Le plus souvent, la presse use de circonlocutions sémantiques pour faire passer ses messages. Elle se transforme alors en alibi pour l’Etat et faisant croire qu’au Maroc les choses peuvent être exprimées malgré tout. Des sujets de société sont plus facilement abordables, participant ainsi à une perception dénaturée de ce qui peut être relaté, mais sur la nature du régime et ses affaires, les plumes se sont asséchées, faisant triompher l’autocensure. C’est tout le paradoxe d’une société qui aspire à plus de liberté malgré le poids des conservatismes et d’un pouvoir qui ne supporte pas la moindre remise en cause de ses archaïsmes.
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