La récente et très médiatisée visite du chef de l’Etat à Touba, dans un contexte politique exacerbé où les tensions et les antagonismes, plus que jamais, se cristallisent, n’a pas manqué de soulever, chez beaucoup d’observateurs, un certain nombre de questionnements, d’amalgames ou même d’équivoques qu’il ne nous semble point inutile d’analyser, afin d’en appréhender les véritables soubassements. En effet, l’envoi de généreux « éclaireurs » chargés de baliser le terrain des éventuelles velléités contestataires, l’accueil « populaire » que le Président reçut dans la ville sainte, l’affluence massive et colorée des militants du parti au pouvoir, auxquels tentèrent de s’opposer des adversaires opposés à sa candidature (occasionnant ainsi des échauffourées jugées en contradiction théorique avec le principe d’interdiction des activités politiques dans la ville sainte), l’information distillée selon laquelle le Calife aurait indirectement prédit la victoire de son hôte (suggérant ainsi l’idée d’un Ndigël tacite), les fortes réaffirmations de ce dernier sur ses liens avec la confrérie et son ambition renouvelée de moderniser la ville des mourides etc., tout ceci concourut à épaissir, pour beaucoup, la situation politico-religieuse déjà confuse, sans manquer d’accentuer l’idée de la non prise en charge et même d’une impression de « déphasage », de plus en plus popularisé, de la classe religieuse par rapport aux véritables problématiques sociales hypothéquant actuellement, pour certains, l’avenir de la nation.
Une analyse sommaire du traitement médiatique de cet évènement et de la forte dimension symbolique et même clairement « politicienne » qui lui fut accordée, surtout dans les médias officiels par ses organisateurs, démontre au moins une certaine constance dans la classique stratégie tendant à utiliser tout fait ou évènement à priori naturel pour lui donner un sens dépassant de très loin le cadre ordinaire dans lequel celui-ci devait normalement être confiné. Aux fins surtout d’envoyer aux masses un faisceau de messages subliminaux profondément significatifs dans le schéma de représentation et la mémoire collective du peuple sénégalais dont les valeurs culturelles et spirituelles sont ainsi convoquées par les hommes politiques dont la capacité à surfer sur le signifiant pour invoquer un signifié symboliquement surchargé ne cesse assurément de frapper. Aussi, pour prétendre saisir correctement la vraie signification de cet évènement et ne pas céder au piège du factuel et de l’immédiateté médiatique dans lequel beaucoup de nos compatriotes sont de plus en plus victimes et même otages, il nous semble essentiel (quitte même à nous résoudre à une contribution que d’aucuns trouveront sûrement trop longue) de l’appréhender selon plusieurs axes, à même de nous en fournir les clés de compréhension et d’en relativiser certaines interprétations imposées : les axes culturel, politique et religieux de cette visite.
Axe culturel
Un recul historique minimum nous aurait rappelé, qu’au-delà de cet évènement précis, la tradition des visites mémorables à Touba de chefs d’Etat, des « ziarras » de leaders religieux sénégalais ou étrangers, d’éminentes personnalités d’horizons, de confessions, de convictions politiques et de sensibilités diverses, lors de certaines commémorations majeures ou non, auprès des différents Califes mourides (de Cheikh Mouhamadou Moustapha en passant par Serigne Saliou, jusqu’ à Cheikh Sidy Mukhtar) constitue une constante dans l’histoire du Mouridisme et une expression de son sens de l’hospitalité légendaire inspiré des principes de l’Islam et des profondes valeurs culturelles de Téranga nationale. Ce sens de l’hospitalité envers tous les hôtes procède en effet des recommandations du Prophète de l’Islam (PSL) qui l’éleva même au rang d’œuvre cultuelle privilégiée : « Quiconque croit en Dieu et au Jour du Jugement Dernier se doit d’honorer son hôte ». Viatique que Cheikh A. Bamba revivifia remarquablement, durant toute sa vie, envers les visiteurs lui advenant du monde entier : dignitaires sénégalais, maures, arabes provenant de la lointaine Médine, la ville du Prophète, des autorités coloniales qui lui étaient pourtant hostiles etc. Comme il le réaffirma avec force dans ses nombreux écrits : « Honore toujours tes hôtes, en les recevant avec hospitalité, en leur présentant force mets, avec un visage radieux et en les mettant à l’aise. Que jamais ton cœur ne se serre pour la présence d’un hôte, vu que son départ ne saurait point tarder. L’on trouve en ce sens un hadith du Prophète Elu (puisse la Paix être sur lui, sur sa Famille et sur tous ceux qui suivent ses traces) : « Quiconque croit en Dieu et au Jour du Jugement doit honorer son hôte ». Et un poète d’ajouter, dans une belle métrique dite « Kâmil » : « A l’hôte, présente les honneurs, l’héberger constitue un devoir. Accueille-le donc dans la joie, le visage épanoui. Il est d’ailleurs dit qu’un tel accueil vaut mieux que les mets les plus succulents... » (La Voie de la Satisfaction des Vœux, v. 155-158) C’est ainsi que, forts de tous ces nobles principes humanistes et religieux, ses différents successeurs ont constamment essayé de perpétuer, sous leurs califats successifs, cette forte tradition musulmane et mouride. L’on se souvient en effet des accueils mémorables qui furent réservés par la ville sainte, à la requête des califes, aux présidents Senghor ou Diouf, aux chefs d’Etat étrangers, comme celui de la Guinée, Sékou Touré, celui d’Iran, Hachemi Rafsandjani, du Zaïre, Mobutu Séséko (venu visiter la tombe de son ami Ndiouga Kébé) etc., à d’éminents chefs religieux comme Serigne Abdou Aziz Sy, Calife des Tidjanes, El Hadj Thierno Seydou Nourou Tall, Ahmadou Bello du Niger, le Sardana de Sokoto au Nigéria etc. L’on se souvient aussi, plus récemment, que Serigne Saliou, s’inscrivant dans cette même lancée, avait régulièrement demandé aux populations de Touba d’accueillir en grande pompe ses hôtes de marque, dont l’actuel président de la République, à qui il gratifiait de tous les honneurs dus à son rang de représentant le plus élevé de la nation. Titre qui, normalement, lui accordait ce droit inaliénable (quelle que soit l’appréciation que l’on puisse avoir de son action et la force de la « wadophobie » ambiante) que renforçaient en outre son affiliation à la communauté mouride et le statut de disciple dont il s’est toujours prévalu.
Vu donc sous cet angle de la tradition musulmane, de l’orthodoxie mouride et des valeurs culturelles sénégalaises, aucun analyste sérieux, ayant la capacité de dépasser la force de l’évènementiel tyrannique et des convictions politiques partisanes, ne saurait, à notre sens, remettre théoriquement en cause la légitimité d’accueillir en grande pompe le Président de la République du Sénégal à Touba. Ne serait-ce qu’au titre du devoir de diplomatie religieuse (mudâra) et de coopération avec le temporel auquel certains guides religieux majeurs sont tenus de se conformer. Même si, dans la pratique, différents acteurs sont souvent portés à exploiter ces valeurs et à les instrumentaliser dans un sens qui s’accorde avec leur agenda et leurs intérêts. Ce qui, toutefois, ne remet aucunement en cause la légitimité théorique du principe en tant que tel. Car la responsabilité de la praxis non-conforme ou du dévoiement d’une valeur cardinale donnée n’engage que son auteur mais ne saurait nullement remettre en cause la validité morale dudit principe. Est-ce parce qu’il existe des musulmans peu vertueux qui profitent du pèlerinage aux Lieux Saints de l’Islam pour s’adonner à des activités antinomiques à la moralité qu’il faille remettre en cause la légitimité même du Hajj ?
Axe Politique
L’on ne saurait assurément interpréter le sens de cette visite présidentielle sans prendre en compte le contexte politique paroxystique actuel du Sénégal. Surtout après la crise du 23 juin dernier qui a amorcé une phase de confrontation décisive entre le régime, se sentant plus que jamais menacé et en quête de relais sociaux puissants à même de l’aider à rebondir dans la compétition politique, et une opposition éclatée et hétérogène désireuse également de ne pas se laisser distancer dans la conquête des grands électeurs et des foyers majeurs porteurs de symboles. Sous cet angle, le sens culturel tectonique sous-tendant théoriquement la visite du chef de l’Etat à Touba fut finalement submergé par une autre couche clairement politique dont ses initiateurs semblaient l’avoir originellement investie. Submersion qui se traduisit, entre autres, par la « sur-mobilisation » inaccoutumée des moyens financiers, humains et logistiques déployés pour en faire un « triomphe » sur tous les plans, marquer les esprits et lancer des messages subliminaux à l’électorat et autres acteurs politiques. Ce qui transforma la « ziarra » initiale, culturellement admise et approuvée, en « meeting » politiquement élaboré, dans un cadre spirituel et traditionnel demeuré pourtant réticent à ce schéma républicain.
L’utilisation intensive des réseaux d’influence et des relais politico-religieux, internes et externes, fut déterminante pour atteindre cet objectif, comme cela fut depuis toujours le cas, grâce, notamment, au soutien d’une partie du leadership religieux et politique local, qui trouve son compte dans les relations qu’elle entretient avec le pouvoir. Conscients de la signification clairement politisée que le régime comptait faire de cette visite qui, en d’autres circonstances, aurait été moins significative et peut être même perçue comme un « non évènement » médiatique, certains opposants au pouvoir tombèrent malgré eux dans le piège de l’« erreur culturelle et symbolique », en adoptant une attitude offensive en contradiction avec les valeurs de respect de l’autorité, d’hospitalité et d’apaisement chères au milieu mouride. Du fait notamment de la superposition insolite et brutale qui leur y fut imposée entre la couche culturelle et la sphère politique plus propice, à priori, à ladite attitude. Mais pour mieux étudier cette confusion ou mélange de genres, qui, de facto, aboutit à des amalgames, des flottements et indécisions dont les hommes politiques n’hésitent pas à profiter, en utilisant notamment les symboles du Mouridisme et ses valeurs de base pour se légitimer aux yeux du puissant électorat mouride, de plus en plus écartelé entre le devoir de fidélité aux idéaux sacrés de leur communauté et un malaise croissant proportionnellement aux incohérences médiatisées du discours politico-religieux, nous aurons besoin de situer les responsabilités des différents acteurs impliqués (même s’il nous faudra, pour cela, nous éloigner un instant de cette problématique ponctuelle).
La Responsabilité des Politiques
A l’analyse, cette démarche du régime, et du milieu politique sénégalais et même international d’une façon plus générale, consistant à se servir des valeurs culturelles, spirituelles et religieuses de leur peuple pour conquérir leur électorat de base, même si elle s’avère conforme à certaines règles de communication politique, ne manque pas de poser le problème du risque de banalisation et même de décrédibilisation desdites valeurs et des institutions religieuses qui les incarnent. Dans la mesure où, mise en œuvre en dehors de certaines limites et retenues nécessaires, une telle méthode se traduit par des amalgames profonds et des risques de désaffection croissante du peuple envers les piliers même de leur nation. En considérant la chose religieuse, non plus comme une fin en soi et une fonction primordiale, mais juste comme un trivial « moyen », à l’instar de tous les autres, pour conquérir ou se maintenir au pouvoir, quitte même à la salir avant de s’en défaire comme d’un vulgaire mouchoir, les politiciens sénégalais ont très souvent contribué à l’érosion, non seulement des valeurs religieuses et de la moralité de la nation, mais aussi, à terme, aux fondements à la base même du contrat social sénégalais ou « Paxa senegalensia ». L’une des raisons majeures de ces dérives s’expliquant, d’après nous, par l’aspect « technique » de la pratique politique et de la gestion du pouvoir qui, par un effet d’usage et d’usure, finit souvent par être perçu par le politicien professionnel comme un simple « appareil » mécanique ou un « système » froid, dotés de mécanismes impitoyables à manœuvrer sans états d’âme par des stratégies dont la seule valeur se réduit à l’efficacité pratique. En somme un gigantesque jeu d’échec dont le roi, le chevalier et les fous du roi ne consistent plus en simples pions à éliminer ou à déstabiliser, mais plutôt en acteurs politiques, en leaders d’opinions et au reste du peuple, pourtant faits de chair, de sang et d’âme dont les démembrements de la nation symbolisent de simple cases d’un jeu infernal.
Cette nouvelle prise de conscience, à laquelle nous convions tous les acteurs politiques et sociaux, impliquera donc que nos hommes politiques devront désormais être jugés, par les mourides et par tous les citoyens clairvoyants, non plus sur des critères superficiels, émotifs ou partisans, mais selon leur véritable compétence et leur degré d’engagement sincère et prouvé à se consacrer au service (Khidma) du peuple et de la Cité, pour de nobles motivations spirituelles et morales. Qu’ils soient formellement considérés comme « mourides » ou non, qu’ils affichent des signes extérieurs de « mouridité » ou non. En effet un futur président considéré formellement comme « non mouride » mais sincère, juste, loyal et compétent vaudrait infiniment mieux pour le Sénégal et pour l’Islam qu’un futur président se réclamant du Mouridisme tout en cultivant en même temps l’injustice, la déloyauté, la démagogie, l’incompétence et toutes les tares que dénoncent l’Islam, au point de favoriser la déliquescence morale, spirituelle et socioéconomique du peuple et de la Cité à laquelle Cheikh A. Bamba a consacré toute sa vie. Car, il faut le savoir, la foi et le statut de véritable mouride ne se mesurent pas exclusivement à l’aune de simples considérations verbales ou superficielles, ni à travers des déclarations de principes ou d’intention, ni même à travers la construction d’une nouvelle route ou d’un forage à Touba. Mais ils se jugent à travers l’action conforme aux principes cardinaux de l’Islam et à travers la fidélité sans faille aux enseignements de Serigne Touba. Le Mouridisme n’est nullement un vêtement que l’on n’arbore et avec lequel l’on ne parade que lorsque cela nous arrange. Ce n’est pas non plus une peau de brebis sous laquelle n’importe quel loup politique peut se glisser pour mieux assouvir ses ambitions sur le dos de la nation. Car une chose est de se réclamer du Mouridisme, une autre est de mettre sincèrement en œuvre sa doctrine et ses enseignements qui, à eux seuls, constituent un corpus sociopolitique complet à même d’assurer le développement de toute la nation, autant ou même mieux que les idéologies exogènes (socialistes, libérales, marxistes etc.) dont nos hommes politiques se sont jusqu’ici s’inspirées, tout en sous-estimant objectivement le potentiel socioéconomique de leurs propres communautés qu’ils ne perçoivent, en général, que comme des viviers électoraux et des tremplins vers le pouvoir. N’est-il pas temps que les mourides (et les autres citoyens sénégalais en général) prennent enfin conscience de leur potentiel réel et de la vraie nature du devoir régalien de l’Etat à prendre en charge, sans nécessairement la contrepartie d’un « Ndigël » ou nul échange « clientéliste », les besoins de leur ville sainte ? Pourquoi le fait d’investir des milliards à Dakar, à Thiès, en Casamance ou ailleurs dans le pays est-il aujourd’hui jugé plus approprié que de créer des infrastructures dans la seconde ville la plus importante du Sénégal, au risque de produire un subtil effet pervers d’ostracisme et d’atteinte au principe d’équité « républicaine » masqué par la passion du débat ?
La Responsabilité des Religieux
Contrairement à la perspective démocratique et laïque ayant actuellement vocation à s’imposer dans le discours médiatico-intellectuel de notre pays, l’implication active des communautés religieuses du Sénégal dans la vie politique a depuis toujours constitué, au-delà des nombreux dysfonctionnements et dérives constatés, une source de régulation et de « containment » des dynamiques d’auto-destruction ayant eu raison d’autres pays africains. Ainsi que semble le suggérer Saliou Dramé, dans une récente contribution en ligne : « La légitimité [des religieux] à se faire entendre est d’autant plus grande, qu’en plus de leur qualité de citoyen concerné, les politiques n’ont jamais pu gouverner convenablement sans leur appui. L’histoire récente du Sénégal en témoigne avec éloquence. Qui plus est, la politique n’a jamais su se départir du religieux. Momar Dièye, politologue, l’exprime si bien en ces termes : « Le contrôle de l’appareil d’Etat, à lui seul, ne garantit pas le fonctionnement du système politique sénégalais. Il est facilité par les relais du pouvoir étatique : les marabouts. Cette notion de relais est importante dans le paysage politique sénégalais », (In Evolution politique du Sénégal de 1981 à nos jours : religion et politique). Dans les moments les plus critiques, ils ont été là comme relais, comme source de légitimation du pouvoir politique, mais aussi comme facteur de régulation conjointe. C’est cela l’exception sénégalaise. » C’est ainsi que d’autres chercheurs étrangers, ayant étudié le modèle sénégalais, comme Michelle R. Kimball, fondatrice d’un mouvement pacifiste américain dénommé International Peace Project, commencent désormais à s’interroger publiquement sur l’importance du facteur religieux bien géré dans la vie politique et sociale d’un pays : « Le succès du Mouridisme constitue en ce sens une exception par rapport à ce que l’on observe habituellement dans le monde moderne : l’abandon, le rejet et la perte de la profonde tradition religieuse ou même sa trahison et son éviction de la sphère politique, sociale et intellectuelle. L’influence mouride dans la société sénégalaise constitue une preuve que la force et la vitalité de cette dimension essentielle de la tradition de l’Islam, associée à l’importance sociale des voies spirituelles, peuvent aider à maintenir la cohésion du tissu social. » (in « Cheikh Ahmadou Bamba : Un Musulman du Vingtième Siècle Artisan de la Paix »). Un point de vue qui rejoint une autre analyse sur l’impact social et politique du Mouridisme au Sénégal, figurant dans un numéro du prestigieux « Financial Times » : « Il ne serait pas possible de comprendre comment la « pétillante et vigoureuse démocratie » républicaine a fait [du Sénégal] un « foyer d’espérance au milieu d’une région troublée » si l’on n’apprécie pleinement son mouvement religieux le plus influent au point de vue économique et politique. Le Mouridisme constitue ainsi le lien entre toutes les activités profanes et religieuses [du pays]. Le Sénégal possède également une longue tradition de coexistence pacifique et de tolérance entre la majorité musulmane, les chrétiens et les autres minorités religieuses. La frappante stabilité du pays peut ainsi être directement attribuée au rare équilibre de pouvoir existant entre le gouvernement sénégalais, les mourides et les autres communautés religieuses.» (édition du 13 Novembre 2002). Ainsi, au-delà même de l’aspect politico-religieux, l’islam sénégalais a souvent joué un rôle central de dépassement de certaines différences ethniques, sociales et même religieuses, comme l’ont récemment illustré les efforts notables d’unification des musulmans et de fraternisation interconfrériques initiés par le nouveau Calife des mourides.
Toutefois, ce modèle de lobbying politico-religieux à la sénégalaise, bien que pouvant paraître légitime ou même indispensable dans le schéma sociohistorique du pays (surtout en regard d’autres forces lobbyistes, maçonniques ou d’intérêt très puissantes, et du fait que les communautés religieuses constituent en fait la véritable « société civile » sénégalaise), est loin d’être parfait dans la pratique, il faut le reconnaître. Du fait notamment de l’utilisation foncièrement individualiste qui en est souvent faite par certains acteurs religieux (obtention de privilèges matériels personnels, gestion de prébendes « clientélistes » etc.) au lieu de l’orientation humaniste (défense des principes moraux et de l’intérêt général de la Cité) à laquelle il devrait être théoriquement consacré en premier lieu. Ce dévoiement des relations politico-religieuses, quelques fois constaté chez certains mourides (appartenant ou non à l’élite), qui s’exprime sous la forme de dérives comportementales, de récupérations politiciennes, de compromissions mercantiles, de manipulations diverses, de trafic d’influence, de sous-lobbies aux pratiques fort douteuses etc., trouve le plus souvent son origine dans l’absence de moralité et d’intégrité, ces tares humaines qui freinent le progrès normal de tout système, même le mieux pensé. Manipulations et dérives qui alimentent largement la « mouridophobie » actuelle, accentuent les amalgames et clichés, dénaturent les fondements de leur Voie aux yeux des mourides sincères, épaississent le débat et portent préjudice à l’image du Mouridisme dans les médias dont ils caricaturent les principes et idéaux chez l’observateur non averti.
En résumé, nous estimons qu’il conviendra de plus en plus aux analystes d’apprendre à traiter ce genre de polémiques et, d’une façon plus générale, les débats sur les rapports entre la politique et la religion au Sénégal, avec moins de passion et plus d’objectivité. Quelles que soient les convictions politiques, les obédiences et les intérêts en jeu. Ceci afin de toujours faire la part des choses et de réussir à démêler le bon grain de nos valeurs humaines et spirituelles profondes, en dehors desquelles rien ne saurait être bâti durablement par cette nation, de l’ivraie des pratiques immorales, contraires à l’éthique et remettant en cause l’intérêt général de la Cité.
La lettre du Ndigël du Calife
En nous engageant à revenir, dans une prochaine contribution, sur le dernier axe (religieux) de notre analyse qui se proposera d’étudier plus profondément la question centrale du « Ndigël », également évoquée lors de cette visite, son véritable sens, sa place contestée dans les futures échéances électorales et les multiples problématiques qu’il n’a jamais cessé de soulever dans le jeu politique, il nous semble assez intéressant, pour terminer, de reproduire ici in extenso la lettre de « Ndigël » que Cheikh Sidy Mukhtar, par l’entremise de son porte-parole, adressa à toute la classe politique, après lui avoir renouvelé ses recommandations d’apaisement. Cette missive historique, dont plusieurs extraits furent lus par Cheikh Bassirou Abdoul Khadre devant toute l’assemblée (et à laquelle, paradoxalement, les médias semblèrent ne pas avoir prêté l’attention requise) provient en réalité d’une correspondance que Cheikh A. Bamba adressa un jour à Samba Laobé, l’ancien roi du Djolof. Frappante leçon de vérité sur laquelle tous se doivent de méditer profondément pour ne pas se faire condamner un jour prochain par
l’implacable Tribunal de l’Histoire :
« Sache que le pouvoir que tu détiens actuellement en ce monde ne t’est parvenu qu’après avoir été soustrait des mains d’autres rois comme toi qui t’ont précédé. Et qu’un jour viendra où ce même pouvoir te sera repris des mains pour être cédé à d’autres rois qui te succéderont. Donc, s’il arrive certains jours où le destin te semble favorable et t’assiste contre tes adversaires, sache qu’il en sera également d’autres où il favorisera tes adversaires contre toi. Et si quelque fois la vie t’a fait rire, quelques fois aussi elle te fera pleurer. Que donc la joie qu’elle t’inspire ne t’abuse pas, car ce monde est, par nature, trompeur et fourbe. Il arrive même souvent qu’il se retourne brutalement contre toi pour te leurrer et te faire tomber dans son piège.
Aussi je te recommande de toujours persévérer à assister les plus faibles, les pauvres et les nécessiteux, et de ne jamais tomber dans la tyrannie et l’injustice car « tout homme injuste le regrettera fatalement un jour» et « tout tyran assurera sa propre perte ». N’oublie jamais que la puissance que tu détiens actuellement et toutes les faveurs qui en découlent ne te sont, en vérité, parvenues qu’à travers la mort d’autres personnes qui les détenaient avant toi et du fait que ces mêmes faveurs se sont départies de ces dernières pour de bon. Par conséquent, attends-toi à ce que ces mêmes privilèges te délaissent un jour de la même façon qu’ils te sont parvenus. Fais donc preuve de persévérance dans les actes qui te seront utiles dans les deux mondes, ici-bas et dans l’Au-delà, avant d’être un jour obligé de tourner définitivement le dos à ces avantages ou bien que ceux-ci se détournent à jamais de toi. C’est ici que s’achèvent les recommandations que je te donne. Si jamais tu consens à t’y conformer, ce sera à ton profit. Autrement [tu en assumeras les conséquences] car «Nous appartenons tous à Dieu et c’est vers Lui que nous retournerons…» (Coran 2 : 156). La Paix soit sur toi.»
Abdoul Aziz Mbacké, Concepteur du Projet Majalis (www.majalis.org)
Auteur de «KHIDMA, la Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le le Pouvoir Politique au Sénégal)» (Editions Majalis, 2010) – www.khidma.org
Une analyse sommaire du traitement médiatique de cet évènement et de la forte dimension symbolique et même clairement « politicienne » qui lui fut accordée, surtout dans les médias officiels par ses organisateurs, démontre au moins une certaine constance dans la classique stratégie tendant à utiliser tout fait ou évènement à priori naturel pour lui donner un sens dépassant de très loin le cadre ordinaire dans lequel celui-ci devait normalement être confiné. Aux fins surtout d’envoyer aux masses un faisceau de messages subliminaux profondément significatifs dans le schéma de représentation et la mémoire collective du peuple sénégalais dont les valeurs culturelles et spirituelles sont ainsi convoquées par les hommes politiques dont la capacité à surfer sur le signifiant pour invoquer un signifié symboliquement surchargé ne cesse assurément de frapper. Aussi, pour prétendre saisir correctement la vraie signification de cet évènement et ne pas céder au piège du factuel et de l’immédiateté médiatique dans lequel beaucoup de nos compatriotes sont de plus en plus victimes et même otages, il nous semble essentiel (quitte même à nous résoudre à une contribution que d’aucuns trouveront sûrement trop longue) de l’appréhender selon plusieurs axes, à même de nous en fournir les clés de compréhension et d’en relativiser certaines interprétations imposées : les axes culturel, politique et religieux de cette visite.
Axe culturel
Un recul historique minimum nous aurait rappelé, qu’au-delà de cet évènement précis, la tradition des visites mémorables à Touba de chefs d’Etat, des « ziarras » de leaders religieux sénégalais ou étrangers, d’éminentes personnalités d’horizons, de confessions, de convictions politiques et de sensibilités diverses, lors de certaines commémorations majeures ou non, auprès des différents Califes mourides (de Cheikh Mouhamadou Moustapha en passant par Serigne Saliou, jusqu’ à Cheikh Sidy Mukhtar) constitue une constante dans l’histoire du Mouridisme et une expression de son sens de l’hospitalité légendaire inspiré des principes de l’Islam et des profondes valeurs culturelles de Téranga nationale. Ce sens de l’hospitalité envers tous les hôtes procède en effet des recommandations du Prophète de l’Islam (PSL) qui l’éleva même au rang d’œuvre cultuelle privilégiée : « Quiconque croit en Dieu et au Jour du Jugement Dernier se doit d’honorer son hôte ». Viatique que Cheikh A. Bamba revivifia remarquablement, durant toute sa vie, envers les visiteurs lui advenant du monde entier : dignitaires sénégalais, maures, arabes provenant de la lointaine Médine, la ville du Prophète, des autorités coloniales qui lui étaient pourtant hostiles etc. Comme il le réaffirma avec force dans ses nombreux écrits : « Honore toujours tes hôtes, en les recevant avec hospitalité, en leur présentant force mets, avec un visage radieux et en les mettant à l’aise. Que jamais ton cœur ne se serre pour la présence d’un hôte, vu que son départ ne saurait point tarder. L’on trouve en ce sens un hadith du Prophète Elu (puisse la Paix être sur lui, sur sa Famille et sur tous ceux qui suivent ses traces) : « Quiconque croit en Dieu et au Jour du Jugement doit honorer son hôte ». Et un poète d’ajouter, dans une belle métrique dite « Kâmil » : « A l’hôte, présente les honneurs, l’héberger constitue un devoir. Accueille-le donc dans la joie, le visage épanoui. Il est d’ailleurs dit qu’un tel accueil vaut mieux que les mets les plus succulents... » (La Voie de la Satisfaction des Vœux, v. 155-158) C’est ainsi que, forts de tous ces nobles principes humanistes et religieux, ses différents successeurs ont constamment essayé de perpétuer, sous leurs califats successifs, cette forte tradition musulmane et mouride. L’on se souvient en effet des accueils mémorables qui furent réservés par la ville sainte, à la requête des califes, aux présidents Senghor ou Diouf, aux chefs d’Etat étrangers, comme celui de la Guinée, Sékou Touré, celui d’Iran, Hachemi Rafsandjani, du Zaïre, Mobutu Séséko (venu visiter la tombe de son ami Ndiouga Kébé) etc., à d’éminents chefs religieux comme Serigne Abdou Aziz Sy, Calife des Tidjanes, El Hadj Thierno Seydou Nourou Tall, Ahmadou Bello du Niger, le Sardana de Sokoto au Nigéria etc. L’on se souvient aussi, plus récemment, que Serigne Saliou, s’inscrivant dans cette même lancée, avait régulièrement demandé aux populations de Touba d’accueillir en grande pompe ses hôtes de marque, dont l’actuel président de la République, à qui il gratifiait de tous les honneurs dus à son rang de représentant le plus élevé de la nation. Titre qui, normalement, lui accordait ce droit inaliénable (quelle que soit l’appréciation que l’on puisse avoir de son action et la force de la « wadophobie » ambiante) que renforçaient en outre son affiliation à la communauté mouride et le statut de disciple dont il s’est toujours prévalu.
Vu donc sous cet angle de la tradition musulmane, de l’orthodoxie mouride et des valeurs culturelles sénégalaises, aucun analyste sérieux, ayant la capacité de dépasser la force de l’évènementiel tyrannique et des convictions politiques partisanes, ne saurait, à notre sens, remettre théoriquement en cause la légitimité d’accueillir en grande pompe le Président de la République du Sénégal à Touba. Ne serait-ce qu’au titre du devoir de diplomatie religieuse (mudâra) et de coopération avec le temporel auquel certains guides religieux majeurs sont tenus de se conformer. Même si, dans la pratique, différents acteurs sont souvent portés à exploiter ces valeurs et à les instrumentaliser dans un sens qui s’accorde avec leur agenda et leurs intérêts. Ce qui, toutefois, ne remet aucunement en cause la légitimité théorique du principe en tant que tel. Car la responsabilité de la praxis non-conforme ou du dévoiement d’une valeur cardinale donnée n’engage que son auteur mais ne saurait nullement remettre en cause la validité morale dudit principe. Est-ce parce qu’il existe des musulmans peu vertueux qui profitent du pèlerinage aux Lieux Saints de l’Islam pour s’adonner à des activités antinomiques à la moralité qu’il faille remettre en cause la légitimité même du Hajj ?
Axe Politique
L’on ne saurait assurément interpréter le sens de cette visite présidentielle sans prendre en compte le contexte politique paroxystique actuel du Sénégal. Surtout après la crise du 23 juin dernier qui a amorcé une phase de confrontation décisive entre le régime, se sentant plus que jamais menacé et en quête de relais sociaux puissants à même de l’aider à rebondir dans la compétition politique, et une opposition éclatée et hétérogène désireuse également de ne pas se laisser distancer dans la conquête des grands électeurs et des foyers majeurs porteurs de symboles. Sous cet angle, le sens culturel tectonique sous-tendant théoriquement la visite du chef de l’Etat à Touba fut finalement submergé par une autre couche clairement politique dont ses initiateurs semblaient l’avoir originellement investie. Submersion qui se traduisit, entre autres, par la « sur-mobilisation » inaccoutumée des moyens financiers, humains et logistiques déployés pour en faire un « triomphe » sur tous les plans, marquer les esprits et lancer des messages subliminaux à l’électorat et autres acteurs politiques. Ce qui transforma la « ziarra » initiale, culturellement admise et approuvée, en « meeting » politiquement élaboré, dans un cadre spirituel et traditionnel demeuré pourtant réticent à ce schéma républicain.
L’utilisation intensive des réseaux d’influence et des relais politico-religieux, internes et externes, fut déterminante pour atteindre cet objectif, comme cela fut depuis toujours le cas, grâce, notamment, au soutien d’une partie du leadership religieux et politique local, qui trouve son compte dans les relations qu’elle entretient avec le pouvoir. Conscients de la signification clairement politisée que le régime comptait faire de cette visite qui, en d’autres circonstances, aurait été moins significative et peut être même perçue comme un « non évènement » médiatique, certains opposants au pouvoir tombèrent malgré eux dans le piège de l’« erreur culturelle et symbolique », en adoptant une attitude offensive en contradiction avec les valeurs de respect de l’autorité, d’hospitalité et d’apaisement chères au milieu mouride. Du fait notamment de la superposition insolite et brutale qui leur y fut imposée entre la couche culturelle et la sphère politique plus propice, à priori, à ladite attitude. Mais pour mieux étudier cette confusion ou mélange de genres, qui, de facto, aboutit à des amalgames, des flottements et indécisions dont les hommes politiques n’hésitent pas à profiter, en utilisant notamment les symboles du Mouridisme et ses valeurs de base pour se légitimer aux yeux du puissant électorat mouride, de plus en plus écartelé entre le devoir de fidélité aux idéaux sacrés de leur communauté et un malaise croissant proportionnellement aux incohérences médiatisées du discours politico-religieux, nous aurons besoin de situer les responsabilités des différents acteurs impliqués (même s’il nous faudra, pour cela, nous éloigner un instant de cette problématique ponctuelle).
La Responsabilité des Politiques
A l’analyse, cette démarche du régime, et du milieu politique sénégalais et même international d’une façon plus générale, consistant à se servir des valeurs culturelles, spirituelles et religieuses de leur peuple pour conquérir leur électorat de base, même si elle s’avère conforme à certaines règles de communication politique, ne manque pas de poser le problème du risque de banalisation et même de décrédibilisation desdites valeurs et des institutions religieuses qui les incarnent. Dans la mesure où, mise en œuvre en dehors de certaines limites et retenues nécessaires, une telle méthode se traduit par des amalgames profonds et des risques de désaffection croissante du peuple envers les piliers même de leur nation. En considérant la chose religieuse, non plus comme une fin en soi et une fonction primordiale, mais juste comme un trivial « moyen », à l’instar de tous les autres, pour conquérir ou se maintenir au pouvoir, quitte même à la salir avant de s’en défaire comme d’un vulgaire mouchoir, les politiciens sénégalais ont très souvent contribué à l’érosion, non seulement des valeurs religieuses et de la moralité de la nation, mais aussi, à terme, aux fondements à la base même du contrat social sénégalais ou « Paxa senegalensia ». L’une des raisons majeures de ces dérives s’expliquant, d’après nous, par l’aspect « technique » de la pratique politique et de la gestion du pouvoir qui, par un effet d’usage et d’usure, finit souvent par être perçu par le politicien professionnel comme un simple « appareil » mécanique ou un « système » froid, dotés de mécanismes impitoyables à manœuvrer sans états d’âme par des stratégies dont la seule valeur se réduit à l’efficacité pratique. En somme un gigantesque jeu d’échec dont le roi, le chevalier et les fous du roi ne consistent plus en simples pions à éliminer ou à déstabiliser, mais plutôt en acteurs politiques, en leaders d’opinions et au reste du peuple, pourtant faits de chair, de sang et d’âme dont les démembrements de la nation symbolisent de simple cases d’un jeu infernal.
Cette nouvelle prise de conscience, à laquelle nous convions tous les acteurs politiques et sociaux, impliquera donc que nos hommes politiques devront désormais être jugés, par les mourides et par tous les citoyens clairvoyants, non plus sur des critères superficiels, émotifs ou partisans, mais selon leur véritable compétence et leur degré d’engagement sincère et prouvé à se consacrer au service (Khidma) du peuple et de la Cité, pour de nobles motivations spirituelles et morales. Qu’ils soient formellement considérés comme « mourides » ou non, qu’ils affichent des signes extérieurs de « mouridité » ou non. En effet un futur président considéré formellement comme « non mouride » mais sincère, juste, loyal et compétent vaudrait infiniment mieux pour le Sénégal et pour l’Islam qu’un futur président se réclamant du Mouridisme tout en cultivant en même temps l’injustice, la déloyauté, la démagogie, l’incompétence et toutes les tares que dénoncent l’Islam, au point de favoriser la déliquescence morale, spirituelle et socioéconomique du peuple et de la Cité à laquelle Cheikh A. Bamba a consacré toute sa vie. Car, il faut le savoir, la foi et le statut de véritable mouride ne se mesurent pas exclusivement à l’aune de simples considérations verbales ou superficielles, ni à travers des déclarations de principes ou d’intention, ni même à travers la construction d’une nouvelle route ou d’un forage à Touba. Mais ils se jugent à travers l’action conforme aux principes cardinaux de l’Islam et à travers la fidélité sans faille aux enseignements de Serigne Touba. Le Mouridisme n’est nullement un vêtement que l’on n’arbore et avec lequel l’on ne parade que lorsque cela nous arrange. Ce n’est pas non plus une peau de brebis sous laquelle n’importe quel loup politique peut se glisser pour mieux assouvir ses ambitions sur le dos de la nation. Car une chose est de se réclamer du Mouridisme, une autre est de mettre sincèrement en œuvre sa doctrine et ses enseignements qui, à eux seuls, constituent un corpus sociopolitique complet à même d’assurer le développement de toute la nation, autant ou même mieux que les idéologies exogènes (socialistes, libérales, marxistes etc.) dont nos hommes politiques se sont jusqu’ici s’inspirées, tout en sous-estimant objectivement le potentiel socioéconomique de leurs propres communautés qu’ils ne perçoivent, en général, que comme des viviers électoraux et des tremplins vers le pouvoir. N’est-il pas temps que les mourides (et les autres citoyens sénégalais en général) prennent enfin conscience de leur potentiel réel et de la vraie nature du devoir régalien de l’Etat à prendre en charge, sans nécessairement la contrepartie d’un « Ndigël » ou nul échange « clientéliste », les besoins de leur ville sainte ? Pourquoi le fait d’investir des milliards à Dakar, à Thiès, en Casamance ou ailleurs dans le pays est-il aujourd’hui jugé plus approprié que de créer des infrastructures dans la seconde ville la plus importante du Sénégal, au risque de produire un subtil effet pervers d’ostracisme et d’atteinte au principe d’équité « républicaine » masqué par la passion du débat ?
La Responsabilité des Religieux
Contrairement à la perspective démocratique et laïque ayant actuellement vocation à s’imposer dans le discours médiatico-intellectuel de notre pays, l’implication active des communautés religieuses du Sénégal dans la vie politique a depuis toujours constitué, au-delà des nombreux dysfonctionnements et dérives constatés, une source de régulation et de « containment » des dynamiques d’auto-destruction ayant eu raison d’autres pays africains. Ainsi que semble le suggérer Saliou Dramé, dans une récente contribution en ligne : « La légitimité [des religieux] à se faire entendre est d’autant plus grande, qu’en plus de leur qualité de citoyen concerné, les politiques n’ont jamais pu gouverner convenablement sans leur appui. L’histoire récente du Sénégal en témoigne avec éloquence. Qui plus est, la politique n’a jamais su se départir du religieux. Momar Dièye, politologue, l’exprime si bien en ces termes : « Le contrôle de l’appareil d’Etat, à lui seul, ne garantit pas le fonctionnement du système politique sénégalais. Il est facilité par les relais du pouvoir étatique : les marabouts. Cette notion de relais est importante dans le paysage politique sénégalais », (In Evolution politique du Sénégal de 1981 à nos jours : religion et politique). Dans les moments les plus critiques, ils ont été là comme relais, comme source de légitimation du pouvoir politique, mais aussi comme facteur de régulation conjointe. C’est cela l’exception sénégalaise. » C’est ainsi que d’autres chercheurs étrangers, ayant étudié le modèle sénégalais, comme Michelle R. Kimball, fondatrice d’un mouvement pacifiste américain dénommé International Peace Project, commencent désormais à s’interroger publiquement sur l’importance du facteur religieux bien géré dans la vie politique et sociale d’un pays : « Le succès du Mouridisme constitue en ce sens une exception par rapport à ce que l’on observe habituellement dans le monde moderne : l’abandon, le rejet et la perte de la profonde tradition religieuse ou même sa trahison et son éviction de la sphère politique, sociale et intellectuelle. L’influence mouride dans la société sénégalaise constitue une preuve que la force et la vitalité de cette dimension essentielle de la tradition de l’Islam, associée à l’importance sociale des voies spirituelles, peuvent aider à maintenir la cohésion du tissu social. » (in « Cheikh Ahmadou Bamba : Un Musulman du Vingtième Siècle Artisan de la Paix »). Un point de vue qui rejoint une autre analyse sur l’impact social et politique du Mouridisme au Sénégal, figurant dans un numéro du prestigieux « Financial Times » : « Il ne serait pas possible de comprendre comment la « pétillante et vigoureuse démocratie » républicaine a fait [du Sénégal] un « foyer d’espérance au milieu d’une région troublée » si l’on n’apprécie pleinement son mouvement religieux le plus influent au point de vue économique et politique. Le Mouridisme constitue ainsi le lien entre toutes les activités profanes et religieuses [du pays]. Le Sénégal possède également une longue tradition de coexistence pacifique et de tolérance entre la majorité musulmane, les chrétiens et les autres minorités religieuses. La frappante stabilité du pays peut ainsi être directement attribuée au rare équilibre de pouvoir existant entre le gouvernement sénégalais, les mourides et les autres communautés religieuses.» (édition du 13 Novembre 2002). Ainsi, au-delà même de l’aspect politico-religieux, l’islam sénégalais a souvent joué un rôle central de dépassement de certaines différences ethniques, sociales et même religieuses, comme l’ont récemment illustré les efforts notables d’unification des musulmans et de fraternisation interconfrériques initiés par le nouveau Calife des mourides.
Toutefois, ce modèle de lobbying politico-religieux à la sénégalaise, bien que pouvant paraître légitime ou même indispensable dans le schéma sociohistorique du pays (surtout en regard d’autres forces lobbyistes, maçonniques ou d’intérêt très puissantes, et du fait que les communautés religieuses constituent en fait la véritable « société civile » sénégalaise), est loin d’être parfait dans la pratique, il faut le reconnaître. Du fait notamment de l’utilisation foncièrement individualiste qui en est souvent faite par certains acteurs religieux (obtention de privilèges matériels personnels, gestion de prébendes « clientélistes » etc.) au lieu de l’orientation humaniste (défense des principes moraux et de l’intérêt général de la Cité) à laquelle il devrait être théoriquement consacré en premier lieu. Ce dévoiement des relations politico-religieuses, quelques fois constaté chez certains mourides (appartenant ou non à l’élite), qui s’exprime sous la forme de dérives comportementales, de récupérations politiciennes, de compromissions mercantiles, de manipulations diverses, de trafic d’influence, de sous-lobbies aux pratiques fort douteuses etc., trouve le plus souvent son origine dans l’absence de moralité et d’intégrité, ces tares humaines qui freinent le progrès normal de tout système, même le mieux pensé. Manipulations et dérives qui alimentent largement la « mouridophobie » actuelle, accentuent les amalgames et clichés, dénaturent les fondements de leur Voie aux yeux des mourides sincères, épaississent le débat et portent préjudice à l’image du Mouridisme dans les médias dont ils caricaturent les principes et idéaux chez l’observateur non averti.
En résumé, nous estimons qu’il conviendra de plus en plus aux analystes d’apprendre à traiter ce genre de polémiques et, d’une façon plus générale, les débats sur les rapports entre la politique et la religion au Sénégal, avec moins de passion et plus d’objectivité. Quelles que soient les convictions politiques, les obédiences et les intérêts en jeu. Ceci afin de toujours faire la part des choses et de réussir à démêler le bon grain de nos valeurs humaines et spirituelles profondes, en dehors desquelles rien ne saurait être bâti durablement par cette nation, de l’ivraie des pratiques immorales, contraires à l’éthique et remettant en cause l’intérêt général de la Cité.
La lettre du Ndigël du Calife
En nous engageant à revenir, dans une prochaine contribution, sur le dernier axe (religieux) de notre analyse qui se proposera d’étudier plus profondément la question centrale du « Ndigël », également évoquée lors de cette visite, son véritable sens, sa place contestée dans les futures échéances électorales et les multiples problématiques qu’il n’a jamais cessé de soulever dans le jeu politique, il nous semble assez intéressant, pour terminer, de reproduire ici in extenso la lettre de « Ndigël » que Cheikh Sidy Mukhtar, par l’entremise de son porte-parole, adressa à toute la classe politique, après lui avoir renouvelé ses recommandations d’apaisement. Cette missive historique, dont plusieurs extraits furent lus par Cheikh Bassirou Abdoul Khadre devant toute l’assemblée (et à laquelle, paradoxalement, les médias semblèrent ne pas avoir prêté l’attention requise) provient en réalité d’une correspondance que Cheikh A. Bamba adressa un jour à Samba Laobé, l’ancien roi du Djolof. Frappante leçon de vérité sur laquelle tous se doivent de méditer profondément pour ne pas se faire condamner un jour prochain par
l’implacable Tribunal de l’Histoire :
« Sache que le pouvoir que tu détiens actuellement en ce monde ne t’est parvenu qu’après avoir été soustrait des mains d’autres rois comme toi qui t’ont précédé. Et qu’un jour viendra où ce même pouvoir te sera repris des mains pour être cédé à d’autres rois qui te succéderont. Donc, s’il arrive certains jours où le destin te semble favorable et t’assiste contre tes adversaires, sache qu’il en sera également d’autres où il favorisera tes adversaires contre toi. Et si quelque fois la vie t’a fait rire, quelques fois aussi elle te fera pleurer. Que donc la joie qu’elle t’inspire ne t’abuse pas, car ce monde est, par nature, trompeur et fourbe. Il arrive même souvent qu’il se retourne brutalement contre toi pour te leurrer et te faire tomber dans son piège.
Aussi je te recommande de toujours persévérer à assister les plus faibles, les pauvres et les nécessiteux, et de ne jamais tomber dans la tyrannie et l’injustice car « tout homme injuste le regrettera fatalement un jour» et « tout tyran assurera sa propre perte ». N’oublie jamais que la puissance que tu détiens actuellement et toutes les faveurs qui en découlent ne te sont, en vérité, parvenues qu’à travers la mort d’autres personnes qui les détenaient avant toi et du fait que ces mêmes faveurs se sont départies de ces dernières pour de bon. Par conséquent, attends-toi à ce que ces mêmes privilèges te délaissent un jour de la même façon qu’ils te sont parvenus. Fais donc preuve de persévérance dans les actes qui te seront utiles dans les deux mondes, ici-bas et dans l’Au-delà, avant d’être un jour obligé de tourner définitivement le dos à ces avantages ou bien que ceux-ci se détournent à jamais de toi. C’est ici que s’achèvent les recommandations que je te donne. Si jamais tu consens à t’y conformer, ce sera à ton profit. Autrement [tu en assumeras les conséquences] car «Nous appartenons tous à Dieu et c’est vers Lui que nous retournerons…» (Coran 2 : 156). La Paix soit sur toi.»
Abdoul Aziz Mbacké, Concepteur du Projet Majalis (www.majalis.org)
Auteur de «KHIDMA, la Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le le Pouvoir Politique au Sénégal)» (Editions Majalis, 2010) – www.khidma.org
Abdoul Aziz Mbacké, Concepteur du Projet Majalis (www.majalis.org) Auteur de «KHIDMA, la Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le le Pouvoir Politique au Sénégal)» (Editions Majalis, 2010) – www.khidma.org