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Et l’on se (re)met à méditer sur la vanité et la vacuité de l’existence qui ne s’appliquent cependant pas à ceux qui font bouger les choses (those who make things happen). Pour avoir rempli, bien rempli sa part de mission terrestre, Pius Njawé a laissé aux hommes et femmes de progrès, de paix, un patrimoine inépuisable de valeurs inaliénables faites de solidarité, de sens de la justice, d’une grande intégrité, d’un engagement intégral. Indestructible.
Je te revois encore, déambulant dans les rues de Dakar, quand, au milieu des années 80, tu as tenu à faire de notre capitale et de notre pays, le siège de la Section africaine de l’Organisation de défense des journalistes, Reporters sans frontières, animée alors depuis Montpellier (France) par la bande à Robert Menard.
Tu t’étais battu, avec d’autres pour que RSF soit décentralisé avec la création de sections continentales. Pour l’Afrique, tu avais alors choisi le Sénégal, parce que, disais-tu, nous y étions (le Groupe Sud, le Synpics et l’Ujao), y avions notre siège, parce qu’à tes yeux, aucun autre pays n’offrait une « sécurité » et un vécu démocratique comme le Sénégal, à l’époque. Du moins pour la liberté d’expression –l’audiovisuel mis à part. Le projet n’a pas abouti car l’européocentrisme de certains et l’afro pessimisme des uns, la méfiance et la frilosité de nombre d’acteurs locaux ont eu raison de cette démarche lucide d’appropriation par les journalistes africains des instruments et moyens de la lutte pour leurs droits et leur protection.
Tu ne continueras pas moins, à sillonner le monde, à être aux avant-postes, sur tous les fronts.
Alpha Oumar Konaré, Ibrahima Cheikh, Ismael Soumanou, Abdoulaye Ndiaga Sylla. Çà te dit quoi, quand tu entends ces noms ? Les revues Jamana (Mali), Haske (Niger), La Gazette du Golfe (Bénin), Sud Magazine puis Sud Hebdo (Sénégal), ont posé un acte fondateur dès cette époque : la création de la SEP (Société des Editeurs de Presse privée d’Afrique de l’Ouest francophone).
Les réunions avec les différents bailleurs de fond de l’actuelle Union européenne, des organisations internationales d’appui au développement, les représentants de certains Etats africains, la Banque africaine de développement, des organisations et entreprises de presse du continent, portent ton empreinte indélébile.
L’Unesco, pour avoir abrité, accompagné et contribué à la mobilisation des idées et des ressources a été amenée à se pencher davantage sur la situation des médias en Afrique, complétant ainsi, une démarche jugée par trop bipolarisante, marquée par le déséquilibre Nord-Sud.
Tu te souviens, le débat planétaire suscité par le rapport de l’Irlandais Sean Mac Bride sur le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication (Nomic), qui, bien que crucial dans le rééquilibrage de la production et des flux d’information, était le prétexte tout trouvé par certains autocrates du Tiers Monde, d’occulter la question de la liberté d’expression et de presse à l’intérieur des Etats du Sud.
Le Directeur général de l’Unesco, Amadou Moctar Mbow est monté en première ligne, pour défendre l’exigence démocratique et pluraliste clamée par les peuples et les pays du Tiers-Monde. Avec la complicité loyale et professionnelle de certains de ses collaborateurs et intervenants, dont Claude Ondobo, Babacar Fall, Alcino Louis Dacosta, Diomansi Bomboté, Doudou Diène, Albert Bourgi. La liste est loin d’être exhaustive. Lui emboîtant le pas, son successeur Frederico Mayor s’est surtout appuyé entre autres instruments sur le Pidc.
En cette période d’intenses activités tu fus plus qu’un pèlerin infatigable pour rapprocher les points de vue, les idées, les régions et les communauté de l’Ouest comme de l’Est, du Nord comme du Sud du continent, pour les amener à discuter d’égal à égal avec ceux du Nord, en organisant les solidarités transversales des secteurs en lutte. En Asie, en Amérique latine, mais également dans la vieille Europe et en Amérique du Nord. Sarajevo (Yougoslavie) et Windhoek (Namibie), ont été les points d’orgue d’un combat à la Sisyphe.
Combien de fois m’as-tu interpellé sur les situations qui méritaient notre attention, combien de fois as-tu débarqué sans crier gare, à Dakar, ou dans un coin du monde pour ressasser l’obsessionnelle nécessité pour nous, de mettre en commun nos moyens pour dépasser nos frontières étroites et nos limites subjectives et aller vers des horizons plus larges et plus fédérateurs ?
Je me demandais d’ailleurs comment tu faisais pour dénicher chacun d’entre nous et provoquer de fécondes rencontres quel que fut l’endroit. J’ai toujours en mémoire ton combat à l’intérieur des prisons camerounaises pour les détenus que tu y trouvais et dont tu entretenais également les familles, à l’extérieur.
Tu es, tel Bayard, ce preux chevalier que l’on disait sans peur et sans reproche, et qu’évoquent ton courage et ton rôle exemplaire. Tu as subi sans vaciller, les foudres de la répression du pouvoir camerounais et de ses affidés, pour qui tu as toujours été l’homme à abattre.
Sans reproche ? ce n’est évidemment pas l’avis, de ceux qui t’ont plus de cent fois interpellé et/ou emprisonné. En effet, tes combats t’ont valu 126 arrestations et bien des séjours en milieu carcéral. Dix mois de bagne, trois tentatives d’assassinat. Tu as connu plusieurs fois l’exil aussi bien sous Ahmadou Ahidjo que sous Paul Biya. Cependant, en homme libre, tu as toujours refusé l’enfermement dont le pire est celui de l’esprit. Alors que le régime camerounais croyait en avoir fini avec toi en interdisant Le Messager, tu refis surface avec Le Message. Et tu disais avec ce brin d’humour qui ponctue toujours ton propos : « tu sais, Babacar, s’ils veulent on ira jusqu’à la Messagerie, en ce moment, ils n’auront plus affaire à un seul titre, mais à plusieurs ». Tu y es quand même arrivé, en aidant au lancement de plusieurs titres africains, dont la Gazette du Golfe, au Bénin, devenu aujourd’hui, l’un de plus grands groupes de presse francophone avec un réseau de radios, de télévision et de quotidien.
Je m’en veux à présent de n’avoir pas pu être à tes côtés pour les trente ans du Messager et pour tes 53 ans en novembre dernier, ayant été immobilisé par la maladie. Mais j’avais tenu à être là, par la pensée et par l’écrit, c’est-à-dire par le dire citoyen notre commune passion. « Comment pour tout dire, construire ensemble un Cameroun, une Afrique, un monde où il fait bon vivre pour tous et où la justice sociale et le respect de l’autre dans la différence (re)deviennent des valeurs cardinales ? Tel est notre questionnement au moment où le Messager qui compte parmi les précurseurs de la presse indépendance en Afrique, et qui peut se targuer au Sud du Sahara francophone, d’être le plus ancien (des survivants- ndlr), dans le grade le plus élevé, célèbre ses trente années d’existence, que dis-je, de résistance, voire de survie ». C’est ainsi que tu ponctuais ton propos la veille de la célébration du trentenaire du Messager (Douala, du 14 au 20 novembre 2009)
Ainsi, tu étais à la pointe du combat pour les libertés dont celle de la presse qui est loin d’être gagnée sur le continent premier en retard de plusieurs révolutions. L’une des plus déterminantes reste cependant la révolution qui vise l’évolution des mentalités et des comportements pour aboutir à une culture –plutôt à un culte- de la liberté, à la fois une et indivisible tout en étant plurielle. Et celle-là même qui féconde le pluralisme des expressions des mouvements, des biens, des personnes et des idées.
Ton engagement concerne l’humain, tout simplement, et tel un torrent impétueux, il prend sa source au Cameroun ombilical et se projette sur la planète-village.
Vieux frère, par l’esprit et par le coeur, par l’engagement et par la détermination, par les sensations et l’émotion, nous sommes toujours ensemble, hier comme aujourd’hui et plus encore demain. En pensant aux précurseurs, aux compagnons et surtout aux continuateurs dont tu resteras l’une des sources d’inspiration, des plus fécondants