Dépénalisation des délits de presse : entre le Président et Latif Coulibaly, qui a changé d’avis et qui conseille l’autre?



Attention, mon but n’est pas d’embarrasser mon ami Latif. Je saisis au bond une actualité récente qui relate un point de vue du Président le citant comme référence intellectuelle, sur une question qu’il n’est pas inutile de revisiter dans le fond et qui se prête le moins possible à la géométrie variable des positions de pouvoirs : la dépénalisation des délits de presse. L’un des plus grands progrès censés être réalisé par le projet de nouveau code de la presse au Sénégal est la dépénalisation des délits de presse, autrement dit l’élimination des peines d’emprisonnement pour les délits de presse. Mais notre point de vue sur cette question viserait à tempérer l’enthousiasme et l’optimisme des professionnels de la presse. Cette revendication de dépénaliser les délits de presse qui a été longtemps portée par les professionnels des médias procède de confusions souvent involontaires, parce que découlant d’une méconnaissance d’autres dispositions juridiques internes qui peuvent remettre en cause tout acquis noté ailleurs.

Ce qui met vraiment en danger la presse

En réalité, ce qui met en danger la presse, ce n’est pas la possibilité de se retrouver en prison pour avoir commis un délit dit de presse, c’est plutôt le caractère liberticide des délits et peines prévus dans les dispositions pénales. Un exemple est celui de l’offense au chef de l’État. N’importe quel procureur zélé peut aujourd’hui inculper une personne donnant son point de vue sur le Président de la République, le mettre sous mandat de dépôt en attente d’un jugement. Ce qui serait mis en cause, ce n’est pas le fait que la personne se soit exprimée par voie médiatique, c’est qu’un tel délit rétrograde et désuet puisse exister. Il ne sert donc à rien de « nettoyer » le code de la presse de certaines dispositions contraignantes s’il existe la possibilité de les contourner en passant par des délits de toute autre nature prévues par le Code pénal, par exemple. Il est légitime de se demander si le travail de mise en cohérence entre ces différents textes a été fait en toute rigueur et sans précipitation? Ensuite, la décision de dépénaliser les délits de presse n’est pas le fruit d’une réflexion inspirée par la volonté de donner une vision à long terme à la politique de communication de l’État du Sénégal. Si la mesure a été envisagée sous le régime de Wade d’abord qui a inspiré la rédaction du nouveau code de la presse, c’est qu’elle procède d’une double stratégie exercée à l’endroit d’une profession qui offre les cartes d’accès à la visibilité publique et de partenaires extérieurs si prompts à distribuer des points de bonne gouvernance démocratique, alors que les délits de presse et les peines qui leur sont attachées continuent de figurer dans les dispositions pénales de leurs propres pays. Comment un État peut-il être amené à céder si brusquement à une revendication professionnelle sans interpeler préalablement toutes les couches représentatives de la société dont l’activité journalistique peut avoir des conséquences directes sur leur vécu, leur sécurité, leur honorabilité, leurs carrières etc.?

La dépénalisation des délits de presse est une question nationale

La dépénalisation des délits de presse est une question d’importance nationale qui enjambe les frontières d’une seule profession. C’est une grande et grave responsabilité. Responsabilité d’expliquer aux populations qu’est-ce qu’un délit de presse et pourquoi sa dépénalisation serait pertinente eu égard aux possibilités de condamnation à des peines civiles qui seraient alors suffisantes pour réparer un préjudice subi à la suite d’une publication? Responsabilité de solliciter les avis de toutes les couches représentatives de la société avant la suppression de toutes dispositions ayant pour conséquence de faire disparaître un droit citoyen. Responsabilité toute simple d’engager un débat national qui, a priori, n’interpelle que les journalistes, mais qui, a postériori, concerne tous les citoyens. Ce débat ne serait que le processus normal de négociation de production de normes, comme cela se fait dans toutes les grandes démocraties. Un des critères de durabilité d’une décision réside dans le processus de négociation et de réflexion qui a précédé son accouchement. Saurait-on sans risque de se tromper extraire la question de la dépénalisation des délits de presse d’un tel processus? Une distance critique s’impose ici. Elle consisterait à attirer l’attention des professionnels de l’information sur cette promptitude à épouser la pensée des autorités gouvernementales et par extension les structures dominantes de la société, lorsqu’elle leur est apparemment favorable. Il est des moments où la protection des intérêts corporatistes peut être reléguée au second plan, pour savoir apprécier avec plus de recul des décisions graves ayant des conséquences sur un ensemble social beaucoup plus vaste. Dans ce genre de situations, les journalistes doivent, comme disait Boventer, se comporter comme des « philosophes », c’est à dire des intellectuels capables de réfléchir sur les conditions de leurs pratiques et sur les rapports à la réalité que leur métier les amène précisément à refléter. Pour cela, il faut des journalistes capables de se demander si « l’irresponsabilité pénale » qu’ils réclament si fortement et que les gouvernants leur octroient si facilement, n’est finalement pas un piège ? Des journalistes capables de prendre de la distance avec les intérêts du système médiatique pour pouvoir penser le système lui-même.

Entre les positions de Latif d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui sur la question, laquelle est la plus fiable?

Prendre de la distance avec les intérêts du système, disions-nous! C’est ce que faisait jusqu’à très récemment, de façon singulière du reste, le journaliste sénégalais Abdou Latif Coulbaly qui estimait que la dépénalisation des délits de presse n’était pas un progrès en soi : « Je suis contre la dépénalisation des délits de presse. Je pense que ce n’est pas une bonne chose (…) Pour moi, c’est un piège dans lequel tous les journalistes se sont jetés parce que c’était une vague. C’était à la mode dans les années 90 ». Le journaliste reconnaissait même avoir évolué sur la question, car, il rappelait avoir fortement défendu l’argument d’une dépénalisation des délits de presse au début des années 90 : « À l’époque, j’étais euphorique, j’avais le sentiment que nous étions sous un bâillon terrible. Nous le sommes plus aujourd’hui d’ailleurs qu’on ne l’a été en 1991. Mais aujourd’hui, je défends cette position contraire. Et, j’ai des arguments pour la défendre ». L’argument développé par Abdou Latif Coulibaly pour fustiger toute idée de dépénalisation de la presse rejoignait la nécessité que nous soulignions supra, c’est à dire, produire une réflexion au-delà des réflexes corporatistes : « Tout homme, dans la vie, qui exerce une responsabilité, doit répondre devant le juge des actes qu’il pose. Je ne vois pas pourquoi le médecin qui prend en charge votre vie, qui est là pour restaurer votre intégrité, est pénalement responsable des actes qu’il pose et que nous, journalistes, qui sommes dans nos salles de rédaction, soient (soyons) dédouanés ou exonérés par rapport au travail que nous faisons. Pour moi ce n’est pas acceptable ».

L’idée du piège est aussi présente dans sa réflexion qui se fondait sur le bilan de toutes les arrestations intervenues ces dernières années, et qui n’avaient rien à voir en réalité avec les délits de presse proprement dits. C’est exactement le cas pour ce qui concerne l’arrestation du journaliste Madiambal Diagne, sous le régime de l’alternance : les chefs d’inculpation avaient tourné autour de « troubles à l’ordre public, incitation à la violence, à la désobéissance de l’armée ». C’est dire donc, qu’en dehors des délits de presse, il y a d’autres délits prévus dans l’arsenal pénal sénégalais, sur lesquels l’on pourrait s’appuyer pour mettre un journaliste en prison : « Il faut savoir que les délits de presse, tels qu’ils existent aujourd’hui, tels qu’on les a conçus dans notre droit, sont des délits qui ont à peu près la même connotation légale que les délits politiques. Si vous avez commis un délit politique, si vous êtes condamné, personne ne peut vous astreindre à des contraintes par corps pour vous envoyer en prison quand vous n’avez pas payé.

C’est exactement la même chose pour les délits de presse. Par contre, demain, si on enlève les délits de presse, et qu’on maintienne les autres textes de droit qui peuvent nous amener devant les tribunaux comme n’importe quel citoyen (violences, incitation à la violence, etc.) ça veut dire que les contraintes par corps peuvent nous être appliquées ». Ce qui était alors en jeu pour le journaliste, c’était moins les délits tels qu’ils existaient et existent encore aujourd’hui, c’était l’indépendance de la justice : « C’est simplement comment les juges appliquent la loi, quel est leur degré de liberté , car si on avait une justice libre, complètement libre, qui est capable de rendre la justice au nom des Sénégalais, au nom de la loi, on n’en serait pas là à discuter de la dépénalisation ou non des délits de presse. En France, les délits de presse sont pénalisés. On peut théoriquement aller en prison pour ça, mais aucun magistrat ne s’imagine envoyer en prison un journaliste qui pense mal, qui pense incorrectement, qui s’est trompé volontairement ou involontairement. La question n’est pas de savoir quelle est la nature du délit. C’est un faux débat .»

Voilà la position de Latif exprimée encore avec emphase dans l’émission Le Grand Jury de TFM, le 15 mars 2012. Huit mois après (le 9 novembre 2012), le Chef de l’État dit avoir été convaincu par Latif sur la nécessité de dépénaliser les délits de presse. L’on est alors en situation de se demander qui a changé d’avis et qui conseille l’autre entre les deux? C’est tout au moins une nébuleuse intellectuelle.

Au-delà de la nébuleuse intellectuelle

Ce que l’on attend d’un journaliste, c’est justement de savoir, malgré les intérêts du moment, assimiler la grande leçon de l’autonomie kantienne, c’est à dire contre l’esprit du temps, avoir le courage d’affirmer et d’afficher une position critique dans la lecture d’une actualité favorable à sa corporation professionnelle : la décision du gouvernement de dépénaliser les délits de presse sur demande exprimée par les journalistes. À chaque époque, écrit Margueritte Yourcenar dans Archives du Nord (1977), il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est à dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Les journalistes n’échapperont à un éventuel piège, n’useront de leur liberté et n’engageront leur responsabilité qu’à cette première condition. La deuxième est qu’ils ne conduisent pas cette réflexion en solitaire mais dans le dialogue avec d’autres, d’où ils iront chercher leur propre légitimité. Le débat sur la dépénalisation des délits de presse est une formidable occasion d’inverser l’image répandue d’une profession qui se donne le devoir de penser sur les autres sans donner à ces derniers le droit de penser sur elle.
Pr Ndiaga Loum,
Département des sciences sociales, UQO

Pr Ndiaga Loum

Lundi 12 Novembre 2012 09:43


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