Faire du Magal de Touba un jour férié: au delà de la ferveur populaire et de l'aspect économique, la pédagogie de l'exemplarité



Le peuple sénégalais n'est pas assez mûr pour célébrer ses fils méritants. Telle est la conclusion à laquelle aboutissait, il y a quelques décennies en arrière, l'intellectuel sénégalais d'expression arabe, Moustapha Hane (ancien directeur et rédacteur en chef de la défunte revue Sawt al-Islam (Voix de l'Islam), dans sa biographie d'Ahmadou Bamba intitulée Hayâtu Shaykhi Ahmad Bamba (Vie de Cheikh Ahmadou Bamba). « Nous espérons, écrivait-il, avoir ouvert une porte par laquelle on peut entrer afin d'honorer nos grands hommes, encore que nous sachions que notre peuple n'est pas encore assez mûr pour se soucier d'exalter ses fils pieux. »

L'intellectuel venait d'évoquer de grandes figures de l'histoire apparues dans d'autres contrées du monde: Mahatma Gandhi, Omar Ibn al-Khatab, Lincoln, Averroès, Ghazali, etc. Il remarquait toutefois qu'en dehors de ces lieux évoqués, « on peut trouver un pays où sur le plan de l'éducation spirituelle et morale est née une personnalité éminente qui n'a pas son pareil dans son époque, il s'agit d'Ahmadou Bamba, fils de Muhammad Habib Allah Mbacké, serviteur du Prohète mekkois. ».
En produisant cette biographie, Moustapha Hane voulait exprimer son amour pour le saint homme, mais également porter à l'attention des lecteurs, l'importance des grands hommes dans la mémoire des peuples: « le grand homme, martelait-il, doit être un parangon... ».

« Parangon»: le mot est lâché.


Dans la litanie des arguments donnés en appui à la décision de l'État du Sénégal de faire du Magal de Touba un jour férié, il y en a un qui revient souvent: les retombées économiques certaines qu'entraîne cet évènement majeur qui prend de l'ampleur d'année en année.
Il est vrai que le Magal revigore le secteur des télécommunications. C'est une évidence aussi que cet événement a des répercussions certaines sur le transport, le commerce, sur la TVA, les patentes et les droits de douane, etc. Nul observateur sérieux ne saurait nier cet aspect nécessaire à la bonne marche du pays.

Cependant un argument éminent qui semble être oublié, ou à tout le moins, relégué au second plan, est celui de la pédagogie de l'exemplarité. Il s'agit, avec cet argument, de revisiter l'œuvre d'un homme au génie exceptionnel, en l'occurrence ici, Cheikh Ahmadou Bamba, et mettre à profit un jour de commémoration afin de le donner en exemple aux populations du pays.

Quelques exemples pris ailleurs dans le monde nous permettent de mieux appréhender ce concept. Le 9 novembre dernier, le Pakistan célébrait le 133e anniversaire de naissance d'un de ses plus illustres fils, le poète-philosophe Muhammad Iqbal. Ce jour est traditionnellement déclaré jour férié officiel dans tout le pays. Au menu de cette fête tout en ferveur et zèle offerte en l'honneur du fils prodige, un programme riche et varié : des conférences et exposés sur sa vie et son œuvre, des éditions spéciales dans la presse écrite, des documentaires filmés sur sa vie, le drapeau national hissé sur tous les édifices gouvernementaux, des expositions de livres et de reliques au musée de Lahore, au musée national de Karachi et à la Iqbal Manzil (maison familiale d'Iqbal) à Sialkot, la pose de gerbes de fleurs et une cérémonie de changement de gardes à son tombeau à Lahore, etc. Au-delà de la ferveur de cette célébration, le Pakistan voudrait marquer l'esprit de ses enfants par une pédagogie de l'exemplarité. Autrement dit, donner Iqbal en référence au peuple pakistanais et utiliser sa mémoire afin de propager ses leçons auprès des masses. C'est un acte éducatif de première importance qui sert, entres autres choses, à renforcer la conscience nationale. Le fait d'ériger des statues en l'honneur de grands hommes en d'autres lieux, procède de la même logique éducative.
Car les grands hommes ne sont que les créateurs de cette «religion dynamique» dont parlait le philosophe Bergson, qui vitalise le corps social. Entraînés, disait le philosophe, par leur exemple, nous nous joignons à eux comme à une armée de conquérants. Ce sont des conquérants, en effet ; ils ont brisé la résistance de la nature et haussé l'humanité à des destinées nouvelles.

D'autres exemples dignes de mention existent dans le monde. On connaît le Gandhi Jayanti, l'anniversaire de la naissance du Mahatma, célébré chaque 2 octobre dans tout l'Inde, le Martin Luther King Day, fêté annuellement aux États-Unis chaque troisième lundi du mois de janvier, le Goethe's Day, anniversaire de la naissance de l'allemand Goethe dans sa ville natale à Weimar où converge l'intelligentsia allemande chaque 28 août et à l'occasion duquel l'on décerne la Goethe Medal aux personnalités étrangères ayant contribué, à l'instar de Goethe, au rayonnement de la langue allemande.

La pédagogie de l'exemplarité n'est rien d'autre que cela. Mais pour qu'elle opère sur les masses, il faudrait que le génie que l'on célèbre soit exceptionnel à tout point de vue. Ahmadou Bamba l'est à coup sûr pour plusieurs raisons:
1) - A une époque où le colonisateur voulait s'assimiler les enfants sénégalais, cet homme s'est dressé comme un rempart pour son peuple, arborant des habits d'éveilleur de consciences:
« Pour les dénués d'intelligence, les colons sont des êtres supérieurs (ahl al-jalâli al-qurri),
Les idiots et les assimilés voient en eux des nobles vertueux (ahl al kirâm al-qurru),
Ils s'imaginent que tout exploit (tâthir) incombe aux colonisateurs,
Alors que toute force et puissance appartient à Dieu, le Créateur des Cieux,
Ils s'extasient devant les colons qu'ils prennent pour des anges (malâ'ik )...
Ô vous gens de mon peuple, réveillez-vous de votre torpeur (intabihû min sukarâti nawmi) !
...Les colons ne sont pas des monarques (mulûk), mais de simples brigands (çu'lûk) »

2) - A une époque où le «Noir» était rabaissé au rang d'être inférieur, cet homme avait, bien avant les penseurs de la négritude, revendiqué pour le «Noir» le respect qui lui est dû, son aspiration légitime à la connaissance, et donné des motifs de fierté à ses congénères:
«Ne te laisse pas duper par ma peau noire pour ne pas tirer avantage [de mon livre]
L'homme qui a le plus d'estime auprès de Dieu est celui qui le craint le plus...
On ne doit pas prendre la couleur noire de la peau d'un homme comme le signe d'un être insensé, manquant d'intelligence et incapable de comprendre et de raisonner.»

3) - Cet esprit supérieur a très tôt combattu la xénophobie et le racisme alors que son siècle s'y prêtait mal:
« Ô Seigneur...prémunis-moi de porter préjudice à mes proches, aux étrangers, qu'ils soient musulmans ou non-croyants. »
« Fais de moi un motif de bonheur autant pour les Noirs que pour les Blancs »

4) - Cette grande personnalité morale est l'initiateur d'un souffle nouveau qui a fait renouer son peuple avec les vertus du travail. « Le travail, écrivait-il, fait partie de la religion...Le savoir et l'action, reprenait-il, sont deux sœurs jumelles ». Cette mystique du travail, capable de déplacer des montagnes et louée par tous les auteurs « mouridisants », ne peut qu'être bénéfique pour le Sénégal. En effet, une fois que le travail de mémoire sera bien ancré au sein du peuple, le « paysan mouride », insérera, comme le voulait le président Senghor, son action non plus seulement dans le cadre de sa communauté religieuse, mais dans le cadre national. Il prendra plus nettement, conscience de son rôle d'artisan de la construction du Sénégal nouveau (discours prononcé à l'occasion du Magal de juillet 1963).

5) - Bien avant Gandhi et Martin Luther King, Ahmadou Bamba a prôné les vertus de la non-violence. Il est le seul apôtre de la non-violence à fonder une ville dédiée à la paix (Darou Salam). Son djihad, s'il en était, se faisait par le savoir et non par les armes:
«Je fais la guerre sainte par le savoir et la piété»
«Les canons par lesquels je repousse mes ennemis et tout insoumis malveillant, c'est le Coran, sage récitation dont les versets sont parfaitement réussis...
Quand à mes lances, ce sont les hadith rapportés par l'Indulgent, quel excellent Messager!»
« Je ne suis pas venu sur terre pour verser le sang de mes semblables... »
« Je ne tuerai ni scorpion, ni serpent ni une âme qui vit. Sur le chemin que j'ai pris, il m'est interdit de tirer des coups de fusils... »
«Si je me rappelle cette chambre, ce gouverneur et les immondices, je n'ai qu'une envie, prendre les armes, mais le Prophète me l'interdit»

6) - Ahmadou Bamba est cet écrivain émérite qui étonne encore les spécialistes par sa production littéraire en dépit de plusieurs années de captivité. Son œuvre écrite défie encore toute évaluation, disait feu le professeur Amar Samb (ancien directeur de L'IFAN et ancien chef du département d'arabe de l'Université de Dakar). « Ont-ils tort ses disciples, se demandait le professeur Samb, qui estiment à sept quintaux sa production littéraire?...il faudrait toute une vie pour évaluer les écrits du fondateur du Mouridisme qui a semblé passer toute son existence à taquiner les muses. »

7) - Le saint de Touba est cet humaniste dont la visée était de parfaire l'humain et, par delà, d'œuvrer pour le bien de toutes les créatures. C'était un penseur de l'universel qui a su dépasser les rivalités scolastiques et surtout confrériques, en se plaçant dans le sillage des principaux fondateurs de confréries et en conférant indifféremment les principaux wirds (tidiane, khadr, etc.) à ceux qui en faisaient la demande. Il appelait de ses vœux ce musulman nouveau qui tirerait profit de tout bon maître religieux quelle que soit son obédience:
« Ies maîtres mystiques confèrent le bonheur aux disciples»
« Tout wird profite au disciple; qu'il provienne d'Ahmad at-Tijânî, d'Abd al-Qâdr al-Jilânî ou de tout autre saint car tous sont sur la voie droite. »
« Nourissez le bien pour toutes les créatures de Dieu, l'Alpha et l'Omega... »
« O Roi des rois, O Toi l'Inégalable, accorde Ta clémence aux humains, O Toi qui les guides toujours pour l'éternité »
« Par ton Fiat exauce mes vœux et fais que mon exil soit un bienfait pour toutes les créatures »

8) - Cet homme de Dieu était un patriote notoire mêlé à son peuple par grandeur d'âme. Son désir ardent était de partager ses joies avec les siens:
« Ô mon Dieu, illumine par le Prophète mon cœur, et fais que par moi mon peuple soit heureux »
« Le motif de mon départ en exil procède de la volonté de DIEU de me faire accéder à un haut rang spirituel, de faire de moi l'intercesseur de mon peuple et le Serviteur éternel du Prophète »
Pour toutes ces raisons et pour tant d'autres que nous ne saurions développer dans ce cadre, il apparaît que la décision de faire du Magal de Touba un jour férié ne devrait jamais faire l'objet de querelle politique ou confrérique mais plutôt un motif de fierté pour tous les Sénégalais. Il est du reste heureux de souligner ici que parmi les premières personnes à évoquer l'idée de faire du Magal un jour férié, figure Serigne Maodo Sy, fils d'El Hadj Abdou Aziz Sy Dabakh. C'est tout à l'honneur du petit-fils d'El Hadj Malick Sy, digne continuateur de ses devanciers. C'est que la saga du saint de Touba mérite bien une reconnaissance de la nation.

Toutefois, ce n'est pas assez de décréter un jour en hommage à un grand homme; le plus important est de faire en sorte que ce jour soit mis à contribution afin de mettre à exécution la pédagogie de l'exemplarité à laquelle nous appelons. Ce jour doit en effet être l'occasion d'enseigner et de vulgariser son œuvre, de rapporter sa vie, ses faits et gestes. Le regretté Cheikh Anta Diop, en visionnaire, avait bien perçu l'utilité de l'œuvre du fondateur de Touba dans le renforcement du sentiment national. Après avoir souligné les qualités de l'œuvre du saint homme, il écrivait dans son Nations nègres et culture que « Quoi qu'il en soit, l'enseignement d'Amadou Bamba reste plus que jamais valable sur le plan national.»

Une fois que le génie exceptionnel est reconnu et accepté, il faudrait que l'État grâce à ses « appareils idéologiques » (écoles, académies, etc.) s'attelle au travail de mémoire nécessaire afin que le grand homme soit donné en parangon au peuple et à la jeune génération notamment.
De cette façon, le peuple pourra se réconcilier avec un pan important de son histoire, en attendant d'autres. Il sera surtout assez mûr pour célébrer et s'inspirer désormais de ses fils méritants, réalisant ainsi le vœu cher de l'intellectuel Moustapha Hane.



Khadim Ndiaye Philosophe, Chercheur en histoire

Samedi 5 Février 2011 12:31


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