Les juges évoquent tout d’abord la « déconnexion globale » entre le récit de l’accusation et les preuves apportées au dossier, y compris les témoignages entendus au cours du procès débuté en janvier 2016. Deux des trois magistrats estiment que la thèse du procureur reposait « sur des bases incertaines et douteuses », « un récit manichéen et simpliste d’une Côte d’Ivoire décrite par le procureur comme une société polarisée » entre les militants pro-Gbagbo et les partisans d’Alassane Ouattara, les deux candidats en lice à la présidentielle de novembre 2010.
Pour les deux juges qui ont prononcé l’acquittement, auquel s’oppose la troisième juge, aucun crime contre l’humanité n’a été commis par Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, c’est-à-dire qu’aucune politique visant à attaquer des civils de manière généralisée et systématique - c’est la définition du crime contre l’humanité - n’a été mise en œuvre.
Les sites de crimes tous réfutés
Au cours du procès, le procureur avait évoqué plusieurs sites de crimes censés démontrer la responsabilité de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. La marche sur la Radio-Télévision ivoirienne organisée au début de la crise, en décembre 2010, au cours de laquelle au moins 87 personnes avaient été tuées, avait bien été interdite par Laurent Gbagbo, estiment les juges. Mais aucune des preuves de l’accusation ne démontre que l’ex-président aurait donné l’ordre de réprimer les manifestants. Selon leurs conclusions, les forces ivoiriennes devaient protéger la RTI, mais ne visaient pas la population civile - et si des violences ont été commises par des soldats, elles ne relèvent pas de crimes contre l’humanité.
Concernant les crimes commis à Yopougon en février 2011, le procureur avançait que Charles Blé Goudé aurait prononcé un discours incitant ses partisans à la violence. Mais se basant sur les preuves, les juges estiment que les violences, récurrentes dans ce quartier, avaient débuté avant l’arrivée du leader des Jeunes patriotes sur les lieux.
Sur la répression d’une marche organisée par des femmes à Abobo, début mars 2011, les preuves n’ont pas permis aux juges de dire si ce sont des soldats qui ont tué les 13 victimes. Enfin, sur les tirs à l’arme lourde sur le quartier, quinze jours plus tard, ils estiment que l’armée s’opposait au Commando invisible et non à des civils.
Le dernier incident retenu par le procureur date du 12 avril. Mais Laurent Gbagbo avait été arrêté la veille des faits, dans la résidence présidentielle. Quant à Charles Blé Goudé, il se cachait depuis plusieurs jours.
Des forces ivoiriennes en position défensive, selon les magistrats
Les magistrats trinidadien et italien estiment que les preuves montrent que les forces ivoiriennes étaient en position défensive, soumises à une guérilla urbaine et opposées à de multiples acteurs. Parmi eux, le Commando invisible, sur lequel le procureur avait choisi de faire l’impasse, croyant affaiblir sa thèse.
Ils s’interrogent aussi sur les forces en présence : la rébellion des Forces nouvelles prête à s’emparer d’Abidjan, l’armée française et enfin la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire (Onuci), qui aurait pu paraître partiale. Pour eux, Laurent Gbagbo n’avait pas le contrôle de la situation. Et aucun élément du dossier ne montre qu’il aurait mis en place un commandement parallèle au sein de ses forces dans l’objectif de cibler les civils favorables à Alassane Ouattara, comme l’avait affirmé le procureur au cours des trois années de procès.
Pour les deux acquittés, une liberté sous conditions
La procureure dispose d’un mois pour décider si elle fait appel ou non, mais a demandé un délai supplémentaire jusqu’au 10 octobre. La chambre d’appel ne s’est pas encore prononcée sur ce point.
Les deux acquittés ont été libérés le 1er février, mais leur liberté est assortie de conditions, dont celle d’obtenir l’autorisation expresse de la Cour s’ils veulent pouvoir se déplacer en Côte d’Ivoire ou ailleurs. Laurent Gbagbo se trouve à Bruxelles. Quant à Charles Blé Goudé, il réside toujours à La Haye, dans un appartement, car aucun État n’a accepté de le recevoir sur la base du principe selon lequel aucune condition ne peut s’imposer à une personne acquittée.