Hugues Lagrange est une des figures contestées mais importantes de l'école française de la sociologie.
Son livre Le Déni des cultures qui attirait l’attention, statistiques à l’appui, sur la surreprésentation des enfants d’Africains originaires du Sahel dans la délinquance des quartiers, avait fait polémique. Paru en 2010, en plein débat sur la difficile intégration des enfants issus de l’immigration, ce livre avait choqué car il semblait donner raison à la droite sarkozyste, au pouvoir à l’époque, qui avait fait de la diabolisation des immigrés du Sud, « impossibles à intégrer », son cheval de bataille. Le nouvel opus de l’auteur, En terre étrangère, est consacré, lui aussi, à l’immigration sahélienne (issue en majorité de la vallée du fleuve Sénégal) en France. Il explore le poids des origines et des traditions à travers des trajectoires souvent « tragiques » d’hommes et de femmes venus à partir des années 1970 et qui peinent à trouver leurs marques dans une société française en proie elle-même depuis deux décennies à des difficultés économiques sérieuses.
Alternant portraits et analyses, Hugues Lagrange, qui a sillonné inlassablement pendant plus de dix ans les cités HLM de l’ouest de Paris (les Mureaux, Mantes-la-Jolie) où sa population cible a élu résidence, propose un récit empreint de tendresse et d’empathie, riche des vécus souvent douloureux faits de drames, de violences, de déceptions et d’humiliations. Pour le sociologue, malgré la lumière et l’énergie que beaucoup de ses protagonistes dégagent, cette expérience collective de déplacement de la vallée du Sénégal jusqu’à la vallée de la Seine dont ils participent, est inexorablement condamnée à l’échec. Tant à cause de la puissance des discriminations dont les immigrés africains sont victimes en France qu’en raison de leurs différences qu’ils n’ont pas su adapter aux normes et mœurs de leur pays d’accueil. Entretien.
Votre précédent livre Le Déni des cultures (Seuil, 2010) vous a valu une volée de bois vert de la part d’intellectuels de gauche qui vous accusaient de « culturalisme » et d’« essentialisme ». Comment avez-vous vécu cette polémique ?
Honnêtement, pas très bien ! Je travaillais depuis longtemps sur les questions de violence et de délinquance dans les quartiers pauvres, et les aspects sociaux, pour moi, étaient essentiels. Or j’ai eu l’impression dans les années 1990, lorsque j’ai commencé à travailler dans la vallée de la Seine où il y a une importante population africaine, que les paramètres socioéconomiques ne suffisaient pas pour expliquer les échecs scolaires répétés et les écarts de conduite, qu’il fallait aussi tenir compte de la question des origines culturelles et familiales dans la mesure où les jeunes issus des origines autres qu'africaines se débrouillaient mieux dans le même contexte de discrimination et de déficit des moyens. Ce faisant, je me suis retrouvé en porte-à-faux avec l’attitude traditionnelle française selon laquelle il n’y avait pas de différence de race ou de religion. Certes, il ne devrait pas y en avoir, du point de vue de l’égalité politique, mais ces différences existent dans la réalité. C’est cette réalité qui est le point de départ du travail sociologique. C’est pourquoi j’ai été très choqué par les réactions souvent idéologiques à mon livre.
Votre nouveau livre En terre étrangère, qui vient de paraître, est une compilation de témoignages d’immigrés sahéliens. En quoi ce livre est-il un
« complément du Déni des cultures », comme vous l’avez expliqué ?
Le Déni des cultures est né d’une commande des pouvoirs publics sur le décrochage scolaire et social dans les agglomérations à l’ouest de la capitale. Pour les besoins de l’enquête, j’avais à l’époque interrogé plusieurs jeunes, entre 11 et 17 ans, souvent issus des parents venus de l’Afrique du nord et de l’ouest, de la vallée du fleuve Sénégal pour la plupart. J’avais été très déçu par les réponses de ces adolescents sur le parcours de leurs parents, d’où ils venaient, quand ils sont arrivés, des questions aussi simples que ça ! J’ai été étonné du degré de leur ignorance, qui trahissait parfois une volonté délibérée de ne pas savoir. C’est à ce moment-là que j’ai envisagé d’aller interviewer les parents pour mieux comprendre l’impact de leurs cheminements sur le parcours des enfants.
Pourquoi avoir privilégié les parents sahéliens ?
C’est un choix que j’ai fait. Sans être un africaniste, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas beaucoup d’enquêtes sur les immigrés sahéliens, alors qu’un grand nombre d’auteurs ont traité de la question de l’intégration des Maghrébins, de leurs vies, de leurs mémoires. J’ai donc privilégié les témoignages des Sahéliens. Il m’a semblé par ailleurs que dans la vallée de la Seine, qui était mon champ d’enquête, l’immigration sahélienne occupait une place prépondérante. Les grandes entreprises automobiles (Peugeot, Renault) et aéronautiques qui y sont implantées ont énormément recruté d’ouvriers venus de la vallée du Sénégal. On peut presque parler de symétrie entre la vallée du Sénégal et la vallée de la Seine !
Dès les premières pages de votre essai, vous attirez l’attention du lecteur sur les origines ethniques de vos interlocuteurs. Diriez-vous que le clan, l’ethnie, dont se revendique l’immigré sahélien, détermine le succès ou l’échec de sa trajectoire dans son pays d’accueil ?
L’appartenance n’est pas sans importance, me semble-t-il. Prenons les Sérères, par exemple. Au Sénégal, ils jouent un rôle d’intermédiaires entre le groupe wolof dominant et les Peuls. Les Sérères sont minoritaires en France, mais ils continuent de jouer, dans les quartiers ici, le même rôle de médiation !
Vous parlez de la « mimésis déçue » s’agissant des hommes que vous avez rencontrés dans le cadre de cette enquête. Que signifie cette notion ?
Les hommes que j’ai rencontrés sont pour la plupart arrivés en France dans les années 1970-1980. Débarqués dans une période de quasi-plein emploi, ils n’ont pas connu de chômage. Ils sont arrivés jeunes. S’ils vivent dans des foyers, ils sortent beaucoup, s’amusent et rêvent de s’intégrer dans cette société française qui les fascine. D’où l’idée de la mimésis. Mais progressivement, la crise économique aidant, ils se détournent de l’idée de ressembler aux Occidentaux, et se tournent vers leur culture d’origine, vers la religion, vers l’Afrique en y retournant pour se marier, puis en y construisant une maison dans le but d’aller s’y installer après la retraite. On assiste à un repli identitaire qui est une réponse à la montée des discriminations, à la ghettoïsation des quartiers et à l’absence de promotion professionnelle du fait que ces hommes ont rarement bénéficié de formation. L’illusion de la mimésis se dissipe. C’est ce que j’appelle la « mimésis déçue », en m’inspirant d’ailleurs du concept de « détour » énoncé par Edouard Glissant. Glissant parle des Antillais et de leur détour par l’Europe, avant le retour au pays natal. La trajectoire est complètement différente pour les femmes, qui se situent dans la tradition des ancêtres mais qui ne sont pas attirées par l’idée du retour. Leur regard est tourné davantage vers leurs enfants dont les destins se jouent ici.
Vos interlocutrices féminines se révèlent être de véritables battantes, des femmes lumineuses, dont certaines finissent quand même par s’enfermer dans des constructions identitaires, souvent islamistes !
Mon identification était totale avec ces femmes, notamment avec cette femme magnifique qui s’appelle Miriam Seck et qui a réussi à briser l’emprise des hommes. Je la comprenais dès ses premiers mots. La grande tragédie de ces femmes immigrées, souvent peu scolarisées, est de se retrouver dans un pays où, en raison de la mauvaise conjoncture économique, la possibilité d’une activité salariée a complètement disparu. C’est une tragédie parce que le travail a été pour Miriam et les autres la voie d’affirmation de leur autonomie. Par ailleurs, comme cette détérioration de la situation économique a coïncidé avec l’évolution de l’islam vers une position plus intransigeante, le projet d’émancipation des femmes sahéliennes s’est trouvé en porte-à-faux avec l’air du temps. Comment s’étonner alors que les foulards se ferment dans les quartiers !
Pour vous, la violence familiale dont se plaignent les femmes sahéliennes que vous avez rencontrées dans les cités ne découlerait ni de l’islam ni de la société patriarcale. A quoi attribuez-vous alors cette violence ?
Le fonctionnement du patriarcat peut impliquer la domination, des contraintes, mais pas ordinairement de la violence. La structure patriarcale devient violente quand elle est confrontée à un changement de mœurs. C’est le cas dans les banlieues françaises, où les mœurs patriarcales importées des villages sahéliens sont confrontées à la modernité. La violence dont se plaignent les femmes immigrées découle de la crise du modèle patriarcal en situation d’immigration.
L’exil en France se révèle être profondément tragique pour ces émigrés sahéliens qui hantent votre livre…
Oui, l’immigration sahélienne est tragique. Mais pour tragiques qu’elles soient, les vies de ces hommes et femmes méritaient d’être racontées. Une vie, ce n’est pas rien !
Source : Rfi.fr
Alternant portraits et analyses, Hugues Lagrange, qui a sillonné inlassablement pendant plus de dix ans les cités HLM de l’ouest de Paris (les Mureaux, Mantes-la-Jolie) où sa population cible a élu résidence, propose un récit empreint de tendresse et d’empathie, riche des vécus souvent douloureux faits de drames, de violences, de déceptions et d’humiliations. Pour le sociologue, malgré la lumière et l’énergie que beaucoup de ses protagonistes dégagent, cette expérience collective de déplacement de la vallée du Sénégal jusqu’à la vallée de la Seine dont ils participent, est inexorablement condamnée à l’échec. Tant à cause de la puissance des discriminations dont les immigrés africains sont victimes en France qu’en raison de leurs différences qu’ils n’ont pas su adapter aux normes et mœurs de leur pays d’accueil. Entretien.
Votre précédent livre Le Déni des cultures (Seuil, 2010) vous a valu une volée de bois vert de la part d’intellectuels de gauche qui vous accusaient de « culturalisme » et d’« essentialisme ». Comment avez-vous vécu cette polémique ?
Honnêtement, pas très bien ! Je travaillais depuis longtemps sur les questions de violence et de délinquance dans les quartiers pauvres, et les aspects sociaux, pour moi, étaient essentiels. Or j’ai eu l’impression dans les années 1990, lorsque j’ai commencé à travailler dans la vallée de la Seine où il y a une importante population africaine, que les paramètres socioéconomiques ne suffisaient pas pour expliquer les échecs scolaires répétés et les écarts de conduite, qu’il fallait aussi tenir compte de la question des origines culturelles et familiales dans la mesure où les jeunes issus des origines autres qu'africaines se débrouillaient mieux dans le même contexte de discrimination et de déficit des moyens. Ce faisant, je me suis retrouvé en porte-à-faux avec l’attitude traditionnelle française selon laquelle il n’y avait pas de différence de race ou de religion. Certes, il ne devrait pas y en avoir, du point de vue de l’égalité politique, mais ces différences existent dans la réalité. C’est cette réalité qui est le point de départ du travail sociologique. C’est pourquoi j’ai été très choqué par les réactions souvent idéologiques à mon livre.
Votre nouveau livre En terre étrangère, qui vient de paraître, est une compilation de témoignages d’immigrés sahéliens. En quoi ce livre est-il un
« complément du Déni des cultures », comme vous l’avez expliqué ?
Le Déni des cultures est né d’une commande des pouvoirs publics sur le décrochage scolaire et social dans les agglomérations à l’ouest de la capitale. Pour les besoins de l’enquête, j’avais à l’époque interrogé plusieurs jeunes, entre 11 et 17 ans, souvent issus des parents venus de l’Afrique du nord et de l’ouest, de la vallée du fleuve Sénégal pour la plupart. J’avais été très déçu par les réponses de ces adolescents sur le parcours de leurs parents, d’où ils venaient, quand ils sont arrivés, des questions aussi simples que ça ! J’ai été étonné du degré de leur ignorance, qui trahissait parfois une volonté délibérée de ne pas savoir. C’est à ce moment-là que j’ai envisagé d’aller interviewer les parents pour mieux comprendre l’impact de leurs cheminements sur le parcours des enfants.
Pourquoi avoir privilégié les parents sahéliens ?
C’est un choix que j’ai fait. Sans être un africaniste, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas beaucoup d’enquêtes sur les immigrés sahéliens, alors qu’un grand nombre d’auteurs ont traité de la question de l’intégration des Maghrébins, de leurs vies, de leurs mémoires. J’ai donc privilégié les témoignages des Sahéliens. Il m’a semblé par ailleurs que dans la vallée de la Seine, qui était mon champ d’enquête, l’immigration sahélienne occupait une place prépondérante. Les grandes entreprises automobiles (Peugeot, Renault) et aéronautiques qui y sont implantées ont énormément recruté d’ouvriers venus de la vallée du Sénégal. On peut presque parler de symétrie entre la vallée du Sénégal et la vallée de la Seine !
Dès les premières pages de votre essai, vous attirez l’attention du lecteur sur les origines ethniques de vos interlocuteurs. Diriez-vous que le clan, l’ethnie, dont se revendique l’immigré sahélien, détermine le succès ou l’échec de sa trajectoire dans son pays d’accueil ?
L’appartenance n’est pas sans importance, me semble-t-il. Prenons les Sérères, par exemple. Au Sénégal, ils jouent un rôle d’intermédiaires entre le groupe wolof dominant et les Peuls. Les Sérères sont minoritaires en France, mais ils continuent de jouer, dans les quartiers ici, le même rôle de médiation !
Vous parlez de la « mimésis déçue » s’agissant des hommes que vous avez rencontrés dans le cadre de cette enquête. Que signifie cette notion ?
Les hommes que j’ai rencontrés sont pour la plupart arrivés en France dans les années 1970-1980. Débarqués dans une période de quasi-plein emploi, ils n’ont pas connu de chômage. Ils sont arrivés jeunes. S’ils vivent dans des foyers, ils sortent beaucoup, s’amusent et rêvent de s’intégrer dans cette société française qui les fascine. D’où l’idée de la mimésis. Mais progressivement, la crise économique aidant, ils se détournent de l’idée de ressembler aux Occidentaux, et se tournent vers leur culture d’origine, vers la religion, vers l’Afrique en y retournant pour se marier, puis en y construisant une maison dans le but d’aller s’y installer après la retraite. On assiste à un repli identitaire qui est une réponse à la montée des discriminations, à la ghettoïsation des quartiers et à l’absence de promotion professionnelle du fait que ces hommes ont rarement bénéficié de formation. L’illusion de la mimésis se dissipe. C’est ce que j’appelle la « mimésis déçue », en m’inspirant d’ailleurs du concept de « détour » énoncé par Edouard Glissant. Glissant parle des Antillais et de leur détour par l’Europe, avant le retour au pays natal. La trajectoire est complètement différente pour les femmes, qui se situent dans la tradition des ancêtres mais qui ne sont pas attirées par l’idée du retour. Leur regard est tourné davantage vers leurs enfants dont les destins se jouent ici.
Mon identification était totale avec ces femmes, notamment avec cette femme magnifique qui s’appelle Miriam Seck et qui a réussi à briser l’emprise des hommes. Je la comprenais dès ses premiers mots. La grande tragédie de ces femmes immigrées, souvent peu scolarisées, est de se retrouver dans un pays où, en raison de la mauvaise conjoncture économique, la possibilité d’une activité salariée a complètement disparu. C’est une tragédie parce que le travail a été pour Miriam et les autres la voie d’affirmation de leur autonomie. Par ailleurs, comme cette détérioration de la situation économique a coïncidé avec l’évolution de l’islam vers une position plus intransigeante, le projet d’émancipation des femmes sahéliennes s’est trouvé en porte-à-faux avec l’air du temps. Comment s’étonner alors que les foulards se ferment dans les quartiers !
Pour vous, la violence familiale dont se plaignent les femmes sahéliennes que vous avez rencontrées dans les cités ne découlerait ni de l’islam ni de la société patriarcale. A quoi attribuez-vous alors cette violence ?
Le fonctionnement du patriarcat peut impliquer la domination, des contraintes, mais pas ordinairement de la violence. La structure patriarcale devient violente quand elle est confrontée à un changement de mœurs. C’est le cas dans les banlieues françaises, où les mœurs patriarcales importées des villages sahéliens sont confrontées à la modernité. La violence dont se plaignent les femmes immigrées découle de la crise du modèle patriarcal en situation d’immigration.
L’exil en France se révèle être profondément tragique pour ces émigrés sahéliens qui hantent votre livre…
Oui, l’immigration sahélienne est tragique. Mais pour tragiques qu’elles soient, les vies de ces hommes et femmes méritaient d’être racontées. Une vie, ce n’est pas rien !
Source : Rfi.fr