Vous voilà donc, Madame, à la tête de notre belle communauté francophone après deux de vos illustres compatriotes dans un autre temps du monde: Jean Marc Léger et Jean-Louis ROY. Je n'oublie pas l’admirable Clément Duhaime, solide capitaine au devant des hautes marées! Votre pays, très tôt, a beaucoup donné à notre espace de langue en partage!
Au commencement, dit-on, la Francophonie était sainte !
Il y a longtemps, je me suis mis très tôt à vous aimer, parce que vous êtes d’abord une femme, belle ensuite, fort intelligente et bien solide dans vos convictions. Il y a également que je n’oublierai jamais cette image de Madame la Gouverneure Générale du Canada, femme noire, recevant sur ses terres le premier Président noir des Etats-Unis. Il s’y ajoute ce qui vous lie par le sang, m’a-t-on appris, à un homme de culture immense et rebelle, René Depestre qui a marqué avec Senghor, Césaire, Jean François Brière, Roger Dorsinville, Lucien Lemoine, Félix Morisseau Leroy, ma vie de jeune poète à la recherche d’étoiles. C’est tout cela pour moi Michaëlle Jean. Je n'oublie pas, fait rarissime, la Gouverneure Générale du Canada choisir le village des arts de Dakar, parmi les artistes, lors de sa visite officielle, pour y tenir ses premiers échanges. Et puis, je vous rencontre au Forum du Québec sur la Francophonie aux côtés d’un autre homme dont l’Afrique et la langue française restent le tison de sa vie : Jean-Louis Roy de son nom. Une belle, grande et fascinante figure de la fulgurance de l’esprit !
Ensemble, avec Jean-Louis, sans cesse, nous avons parlé de vous sur cette longue et hésitante route vers le Secrétariat Général de la Francophonie. Henri Lopès aussi, m’habitait. Vous étiez mes deux préférés. Dommage que les règles établies ne puissent pas faire d’Henri votre adjoint. Quelle formidable équipe de rêve vous seriez pour la Francophonie !
Mais arrêtons là les rêves!
Madame la Secrétaire Générale, ce n’est pas vrai que la Francophonie est belle et accomplie. Elle ne l’est, comme toute œuvre humaine en marche, qu’en partie. Vous ne bâtirez pas une communauté idéale, cela n’existe pas. Vous pouvez cependant laisser des marques historiques, infléchir une politique nouvelle, audacieuse, réaliste, féconde. Donner espoir à un immense peuple de la terre.
Boutros-Boutros Ghali et Abdou Diouf ont accompli ce qu’ils ont pu. En venant tous les deux à la tête de l'OIF, ils avaient déjà épuisé leur temps d'enthousiasme au pouvoir. L'un à l'Onu, l'autre à la tête du Sénégal pendant près de vingt longues années. Vous devez aller au-delà et accomplir ce qui est inattendu. Soyez moins une héritière qu'une femme qui invente un nouveau monde. Plus le temps passera, plus vous occuperez votre fauteuil; plus votre image s’imposera à notre espace francophone, plus vous devrez écouter, parler, toucher du corps et de l’esprit ce vrai peuple de la Francophonie qui est celui de la Francophonie de terrain, ces millions de jeunes, de femmes, de créateurs lumineux qui se réveillent d’Hanoï à Abidjan, de Montréal à Kinshasa et qui ne sont plus locataires de la langue française, mais copropriétaires. Il n’existera pas de Francophonie sans une libre circulation des hommes. Ni le chaleureux Boutros-Boutros Ghali, ni le confortable Abdou Diouf n’ont réussi cette mission. Les trains des jeunes francophones s’arrêtent aux gares de leurs quartiers, jamais plus loin, à Paris ou Montréal ou Bruxelles ! Pourtant, on ne devrait pas demander à prendre ce qui vous appartient. Aller à Paris ou à Montréal pour les francophones devrait être si naturel ! La Francophonie n'est elle pas, en effet, cette grande mer qui parle à tous les fleuves?
Dans notre espace en partage, Madame, il est encore «17h du matin»! A vous, avec nous, d'accrocher une nouvelle horloge à la marche de l'OIF !
C’est avec un grand sourire que j’ai pris connaissance de la longue, très longue Déclaration de Dakar issue du 15ème Sommet des chefs d’Etats et de Gouvernements. Il y a tant à boire et à manger dans ce long, très long chapelet ! Rien n’y manque. Bien sûr, qu'il faut saluer le Gouvernement du Sénégal et son déterminé Président pour avoir relevé le pari d'une organisation dans un pays singulier à l'opinion libre, volontiers électrique, heurtée, glaciale, démesurée. C'est un don écrémé de la démocratie !
Madame, les missions qui vous sont ainsi confiées relèvent d’une déesse régnant au-delà de la planète terre. Faire le tri dans ces hectares de feuilles de route, relève d’une singulière divinité ! N’évoquons pas le Quai d’Orsay bis que l’OIF incarnait déjà, sans oublier le gendarme, le tribunal diplomatique et la dame justice qu’on lui demande, depuis, de jouer. En un mot, Madame, voila confirmé, que la Francophonie resterait installée, par la volonté des politiques, au cœur des missions de l’Onu, de l’Unesco, de l’OMC, de la Fao, d’Amnesty International, voire de la Cour pénale internationale. C'est ce que l'on pourrait appeler une Francophonie trop remplie de tout et de rien. Ce choix, ce cahier de charges, ne sont pas ceux du plus grand nombre de notre famille. Ce sont plutôt les choix de sa minorité: les politiques ! Et ces politiques proposent tout, sauf de hausser leur contribution financière à la mesure des tâches confiées. Vous vous battrez toute seule, pour tous! Si la volonté des Sommets ne rencontre pas les attentes des peuples sur le terrain, nous voguerons à contre courant. Rappelons-nous ici encore le proverbe créole : le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter quatre chemins à la fois.
L’OIF n’est pas riche non plus, Madame. Son budget et ses ressources sont à plaindre. On a peur qu’ils le soient davantage dans un grand essoufflement, au regard de la conjoncture économique internationale. Les cotisations de ses pays membres sont chétives et souvent tardives. Ses missions diverses, éparpillées, ces multiples cibles, limitent son efficacité dans un sous-poudrage financier handicapant. Il faudra bien faire des choix et aller là où les résultats seront visibles et partagés.
Mon intime conviction en me réveillant dans mon quartier de Dakar et en rejoignant quelque fois dans l’année mes frères de Lomé, de Yaoundé, de Port au Prince, est que le désir de la francophonie des peuples est non d’être aimé mais d’être respecté: avoir tous les outils d’apprentissage de la langue française dans le respect de sa propre langue maternelle, s’instruire, se former, trouver un emploi, voyager avec dignité, sans humiliation, dans un espace que nous avons choisi comme le nôtre. On ne fera pas la francophonie en fermant les frontières des pays francophones aux francophones, ni en les expulsant. C’est ce visage de la francophonie qui est à déconstruire. Il n’est plus de notre temps, au regard des bouleversements considérables dont nous sommes déjà les contemporains et de la désintégration sous nos yeux des puissants modèles socio-économiques d'hier. Les pouvoirs politiques de la France et du Canada-Québec, les premiers qui ont rejeté le visa francophone, doivent y réfléchir et évoluer. La Francophonie ne doit pas demeurer un mensonge politique. Elle commande une honnête volonté politique ! La Francophonie doit être enfin un vrai lieu de rajout et non de soustraction. Quiconque attise le feu, doit manger avec toi ! D'un monde en noir et blanc, il est temps en Francophonie de passer avec Michelle Jean à un monde en couleur. Le combat pour la démocratie est également un plat fort convoité par nos peuples. Ils en ont fait désormais une obsession, un principe non négociable. "Plus nous aurons des sociétés démocratiques, plus les peuples exerceront leurs droits démocratiques".
Trouvez-vite Madame, dans une démarche consensuelle opérationnelle, pour l’immédiat, l’institution organisée et encadrée d’un visa francophone culturel et des affaires, répondant aux réalités d’un monde moderne et d’un espace de solidarité inexplicablement barbelé et inacceptable. C'est là que doit se manifester la volonté politique de tous. Cette plaie démontre à quel point la Francophonie ne doit pas être le reflet de ceux qui en sont les décideurs, mais plutôt de ceux qui la vivent et en sont les acteurs vivants. La réduction des enjeux et calculs politiques nationaux étroits des grandes puissances de la Francophonie, diminuerait, nous sommes sûrs, les risques de cancer déjà avancés de la langue française. La plus grande ressource naturelle de la Francophonie, c'est l'amour de cette langue. Cette langue est aujourd'hui présente là où ni la France ni le Québec ne sont plus présents. Celle-ci se suffit désormais à elle seule. En son nom et sous son pouvoir, nous devrions pouvoir traverser librement ses frontières. C'est elle, à travers nos cultures, nos imaginaires, qui nous raccordent les uns aux autres. Rester soi-même coûte moins cher, mais nous avons choisi et l'histoire avec nous, d'être des francophones. Senghor nous a appris à refuser de guérir de la maladie du multilinguisme. Cette maladie est l'avenir du monde, comme le métissage culturel dont il était le griot. Voila pourquoi la culture est primordiale. Voila pourquoi elle est au début et à la fin de tout.
Madame, le temps de l'économie dit-on n'est pas le temps de la culture. Le temps de l'image n'est pas le temps du livre. Que faire alors pour réussir la symbiose? Donner le pouvoir au savoir en Francophonie, c'est à dire attiser jusqu'à l'obsession les foyers de réflexion, mettre en réseaux les créateurs, les intellectuels, les scientifiques. Mettre l’accent sur l’éducation et la formation. Impulser une vraie politique du livre et de la lecture plus visible à travers un puissant marché du livre francophone, au-delà des foires cosmétiques et passagères. Que les Québécois lisent les africains, que les africains lisent les Vietnamiens ! Les créateurs francophones vivent une effroyable frustration. Relisez donc les conclusions de l’excellent rapport du « Bilan critique du programme édition-diffusion de l’ACCT, 1970-2000 » Relisez par ailleurs le courageux manifeste francophone produit par Serge Arnaud, Marcel Bodin, Philippe Evanoui, Michel Guillou, Claude Lebrun et Albert Salon. L’OIF y trouvera bien du grain à moudre !
Madame, vous n’avez pas tort d’avoir bâti votre candidature à l’OIF, autour du combat pour l’économie. Oui, il nous faut bien manger, boire, se vêtir, se loger, travailler, se soigner, si cela s’appelle l’économie. On ne peut vivre sans avoir au préalable résolu les premiers besoins animaux de l’homme. Mais c’est bien la culture qui est le lieu du dialogue. Les réponses à nos angoisses et à nos doutes ne sont pas à rechercher dans nos systèmes économiques, mais bien dans ce qui forge l’esprit des hommes pour qu’ils se rassurent et non qu’ils s’inquiètent, pour qu’ils s’aiment et échangent et non qu’ils se rejettent, se haïssent, s’entretuent. Comment comprendre aujourd’hui que l’homme qui franchit par les sciences et les technologies les murs de l’impensable, franchit en même temps les limites de l’horreur sur ses semblables? Le millénaire précédent, rappelait J.L Roy, a porté des doctrines sociales, idéologiques et économiques conquérantes qui ont nié la primauté de l’esprit. Ces systèmes ont figé les consciences, cherché à dissoudre les filiations spirituelles. Tant de puissances sont tombées en ruine, n’ayant pu résister à l’affirmation de la primauté de l’esprit.
Madame, vous arrivez à un nouveau temps de l’histoire. L’OIF n’est pas ancienne comme le monde. Elle ne porte que son propre avenir. C’est d’une nouvelle arche d’alliance qu’il s’agit ! Vous en tenez la truelle ! Notre Francophonie doit être conquérante, solidaire, respectueuse des différences et réaliser le contraire de la mondialisation d’aujourd’hui qui singularise la culture des puissants et soustrait celle des pauvres.
Partout où la recherche du savoir est exclue, l'apprentissage, l'approfondissement et le rayonnement de la langue française négligés, humiliés, la grandeur de la Francophonie s'enfuira. Comment d'ailleurs a t-on pu en arriver à ce délitement de la langue française dont on parle tant, à un temps du monde où les modes de connaissance sont plus nombreux, plus poussés, plus épais? La réponse est dans l'attention que vous porterez davantage à cette langue, la France ayant longtemps jeté l'éponge, fermant et réduisant à néant les budgets des centres culturels et alliances françaises à l'étranger.
Madame, chez nous, au Sénégal, parler et écrire bien le français sont une proposition faite à la conscience de chacun. C’est comme la foi. C'est un respect façonné par notre culture, nos valeurs de vie, même si aujourd'hui la faillite du système éducatif sont d'une détresse sans nom.
Madame, avec vous, l’OIF est à un tournant !
Il ne s’agissait pas de savoir comment égaler Boutros-Boutros Ghali. Il ne s’agira pas non plus de savoir comment égaler Abdou Diouf. Il s’agit d’être digne de leur héritage et de quel héritage. Et la seule manière d’y arriver est de les dépasser en tenant compte des réalités d’aujourd’hui et de l’avenir de la communauté francophone dans le développement mondial. Nous devons nous poser cette question comme on se l’était posé en 1995 déjà, à l’époque de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique. On voit alors comment le passé instruit le présent. En effet, « comment construire et déployer une francophonie des peuples sous les angles de la géopolitique, de la culture, de l’économie et de la technologie, des droits de l’homme et de la démocratie ? » Qu’a-t-on dit de mieux au 15ème Sommet de Dakar en novembre 2014 ? Nous bâtirons la Francophonie en sortant des bras « des spécialistes des affaires francophones, en nous exprimant spontanément à partir des réalités que nous vivons sur le terrain, en nous orientant sans toujours des communications magistrales, un public perpétuel d’initiés ou de militants des grands rendez-vous francophones ». En un mot madame, il s’agit de « sortir de nous-mêmes pour approfondir certaines convictions, sans nous égarer dans trop de certitudes ».
Je fais partie de cette meute qui hurle contre le tout politique, le tout diplomatique qui, ces dix dernières années, ont marqué la marche de notre institution. Ces visions différentes sinon divergentes sur la conduite de notre espace francophone existeront encore entre les tenants du tout culturel et ceux de l’économique et de la politique. Jean-Louis Roy tranchait pour une approche globale, à la fois culturelle, sociale, économique et politique de la Francophonie en optant toujours pour les objectifs prioritaires. « La Francophonie n’a pas de spécificités pour elle-même, mais dans la contribution qu’elle peut apporter aux autres.» En un mot, « C’est en terme d’alternative et, en aucun cas de rejet, que le projet francophone doit être débattu.» Il s’y ajoute que « sa démarche multilatérale tend à privilégier l’affirmation de valeurs partagées à la défense d’intérêts nationaux.»
Madame, la Francophonie a gagné le combat de « la sécurité identitaire » des peuples qui la composent. La langue française est très peu perçue comme une langue étrangère dominante. Ce sont les intellectuels radicaux à courte cravate qui, seuls, le pensent. Les populations la vivent en parfaite symbiose avec leur propre langue de culture, avec cette vérité que la culture est d’abord l’entêtement de vivre et non de mourir. Et que pour vivre il faut d’abord être soi-même. La langue française est une belle femme avec laquelle nous avons fait de beaux enfants. Il est trop tard de la quitter et nous ne voulons pas la quitter. Il reste à ceux qui ont en charge de veiller sur cette belle famille, dont vous Madame Michaëlle Jean, de nous aider à habiter tous la même maison, dans la même rue, mais différents.
L’élargissement de la Francophonie à des pays où la langue française est à peine balbutiée au détriment de son approfondissement fait l’objet de controverses. Senghor nous a appris l’ouverture et l’enracinement, c'est-à-dire avoir des racines mais aussi des ailes. Il reste à veiller à ce que l’ouverture et l’élargissement de notre communauté ne se fassent pas au détriment de ceux qui en sont les jardiniers et les arrosoirs. Ouvrir le cercle de famille est toujours une garantie d’espérance. Le rayonnement d’une langue est souvent moins dans le travail des grammairiens que dans la capacité de cette langue à aller à la rencontre des autres. C’est ainsi que la Francophonie est devenue un pommier qui fleurit en manguier.
Il est temps de conclure Madame et il est déjà midi.
Solidarité au développement, partage des richesses, illustration puissante et soutenue de la langue française, sauvegarde et défense des langues identitaires, culte et respect de l’homme, hymne à la démocratie. Voici conjugués les rêves de notre grande et belle alliance ! L’OIF doit parier sur « les territoires de l’esprit, là où se jouent la paix et le destin des nations ».
Madame, l’investissement culturel est le premier investissement économique de notre civilisation. Construisons ensemble un pôle de résistance, une conscience culturelle forte et partagée autour de cette « fécondité mystérieuse et vivante de la créativité humaine ».
Madame, de ce côté-ci du premier Sud, en terre africaine, où nous sommes installés entre la passion et l’affermissement de notre belle langue, alors que le Nord est entre l’indifférence, le doute et la résignation, nous défendons avec force notre communauté des communautés. Il s’agit pour nous d’un pacte d’amour. Mieux: un pacte de sang. La langue française n’est pas seulement pour nous une langue de communication, elle est aussi « un espace symbolique d’apparition, de présentation, de preuve tout court. »
Quant à vous, une ruse de l’histoire voudrait que vous soyez une Canadienne venue du pays du froid, pour apporter à une langue de gel et de soleil, un castor pour l’enchanter. Vous n’avez jamais été mieux chez vous qu’en terre de Francophonie. Vous êtes une femme, une grande dame, qui porte à la fois mille continents en elle. Vous symbolisez bien ce tronc commun qui lie l’Afrique aux Caraïbes, Senghor et Césaire, cette France de Hugo et cette Amérique de Miron où la langue française est la plus rebelle et la plus sucrée, encerclée par une redoutable armée étrangère, mais tenace, loyale et imparablement fidèle à son histoire.
Avec vous Madame, nous nous souviendrons toujours !
Je repense ici aux mots d'Antoine de Saint-Exupéry: Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et tes femmes pour leur expliquer chaque détail. Fais naître dans leur cœur le désir de la mer.
La Francophonie est un désir.
Puissiez-vous donc, Madame, au carrefour du réel et de l’utopie, des défis et des impasses, des réussites et des joies, poser des actes fondateurs que l’histoire mettra à son fronton.
Au commencement, dit-on, la Francophonie était sainte !
Il y a longtemps, je me suis mis très tôt à vous aimer, parce que vous êtes d’abord une femme, belle ensuite, fort intelligente et bien solide dans vos convictions. Il y a également que je n’oublierai jamais cette image de Madame la Gouverneure Générale du Canada, femme noire, recevant sur ses terres le premier Président noir des Etats-Unis. Il s’y ajoute ce qui vous lie par le sang, m’a-t-on appris, à un homme de culture immense et rebelle, René Depestre qui a marqué avec Senghor, Césaire, Jean François Brière, Roger Dorsinville, Lucien Lemoine, Félix Morisseau Leroy, ma vie de jeune poète à la recherche d’étoiles. C’est tout cela pour moi Michaëlle Jean. Je n'oublie pas, fait rarissime, la Gouverneure Générale du Canada choisir le village des arts de Dakar, parmi les artistes, lors de sa visite officielle, pour y tenir ses premiers échanges. Et puis, je vous rencontre au Forum du Québec sur la Francophonie aux côtés d’un autre homme dont l’Afrique et la langue française restent le tison de sa vie : Jean-Louis Roy de son nom. Une belle, grande et fascinante figure de la fulgurance de l’esprit !
Ensemble, avec Jean-Louis, sans cesse, nous avons parlé de vous sur cette longue et hésitante route vers le Secrétariat Général de la Francophonie. Henri Lopès aussi, m’habitait. Vous étiez mes deux préférés. Dommage que les règles établies ne puissent pas faire d’Henri votre adjoint. Quelle formidable équipe de rêve vous seriez pour la Francophonie !
Mais arrêtons là les rêves!
Madame la Secrétaire Générale, ce n’est pas vrai que la Francophonie est belle et accomplie. Elle ne l’est, comme toute œuvre humaine en marche, qu’en partie. Vous ne bâtirez pas une communauté idéale, cela n’existe pas. Vous pouvez cependant laisser des marques historiques, infléchir une politique nouvelle, audacieuse, réaliste, féconde. Donner espoir à un immense peuple de la terre.
Boutros-Boutros Ghali et Abdou Diouf ont accompli ce qu’ils ont pu. En venant tous les deux à la tête de l'OIF, ils avaient déjà épuisé leur temps d'enthousiasme au pouvoir. L'un à l'Onu, l'autre à la tête du Sénégal pendant près de vingt longues années. Vous devez aller au-delà et accomplir ce qui est inattendu. Soyez moins une héritière qu'une femme qui invente un nouveau monde. Plus le temps passera, plus vous occuperez votre fauteuil; plus votre image s’imposera à notre espace francophone, plus vous devrez écouter, parler, toucher du corps et de l’esprit ce vrai peuple de la Francophonie qui est celui de la Francophonie de terrain, ces millions de jeunes, de femmes, de créateurs lumineux qui se réveillent d’Hanoï à Abidjan, de Montréal à Kinshasa et qui ne sont plus locataires de la langue française, mais copropriétaires. Il n’existera pas de Francophonie sans une libre circulation des hommes. Ni le chaleureux Boutros-Boutros Ghali, ni le confortable Abdou Diouf n’ont réussi cette mission. Les trains des jeunes francophones s’arrêtent aux gares de leurs quartiers, jamais plus loin, à Paris ou Montréal ou Bruxelles ! Pourtant, on ne devrait pas demander à prendre ce qui vous appartient. Aller à Paris ou à Montréal pour les francophones devrait être si naturel ! La Francophonie n'est elle pas, en effet, cette grande mer qui parle à tous les fleuves?
Dans notre espace en partage, Madame, il est encore «17h du matin»! A vous, avec nous, d'accrocher une nouvelle horloge à la marche de l'OIF !
C’est avec un grand sourire que j’ai pris connaissance de la longue, très longue Déclaration de Dakar issue du 15ème Sommet des chefs d’Etats et de Gouvernements. Il y a tant à boire et à manger dans ce long, très long chapelet ! Rien n’y manque. Bien sûr, qu'il faut saluer le Gouvernement du Sénégal et son déterminé Président pour avoir relevé le pari d'une organisation dans un pays singulier à l'opinion libre, volontiers électrique, heurtée, glaciale, démesurée. C'est un don écrémé de la démocratie !
Madame, les missions qui vous sont ainsi confiées relèvent d’une déesse régnant au-delà de la planète terre. Faire le tri dans ces hectares de feuilles de route, relève d’une singulière divinité ! N’évoquons pas le Quai d’Orsay bis que l’OIF incarnait déjà, sans oublier le gendarme, le tribunal diplomatique et la dame justice qu’on lui demande, depuis, de jouer. En un mot, Madame, voila confirmé, que la Francophonie resterait installée, par la volonté des politiques, au cœur des missions de l’Onu, de l’Unesco, de l’OMC, de la Fao, d’Amnesty International, voire de la Cour pénale internationale. C'est ce que l'on pourrait appeler une Francophonie trop remplie de tout et de rien. Ce choix, ce cahier de charges, ne sont pas ceux du plus grand nombre de notre famille. Ce sont plutôt les choix de sa minorité: les politiques ! Et ces politiques proposent tout, sauf de hausser leur contribution financière à la mesure des tâches confiées. Vous vous battrez toute seule, pour tous! Si la volonté des Sommets ne rencontre pas les attentes des peuples sur le terrain, nous voguerons à contre courant. Rappelons-nous ici encore le proverbe créole : le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter quatre chemins à la fois.
L’OIF n’est pas riche non plus, Madame. Son budget et ses ressources sont à plaindre. On a peur qu’ils le soient davantage dans un grand essoufflement, au regard de la conjoncture économique internationale. Les cotisations de ses pays membres sont chétives et souvent tardives. Ses missions diverses, éparpillées, ces multiples cibles, limitent son efficacité dans un sous-poudrage financier handicapant. Il faudra bien faire des choix et aller là où les résultats seront visibles et partagés.
Mon intime conviction en me réveillant dans mon quartier de Dakar et en rejoignant quelque fois dans l’année mes frères de Lomé, de Yaoundé, de Port au Prince, est que le désir de la francophonie des peuples est non d’être aimé mais d’être respecté: avoir tous les outils d’apprentissage de la langue française dans le respect de sa propre langue maternelle, s’instruire, se former, trouver un emploi, voyager avec dignité, sans humiliation, dans un espace que nous avons choisi comme le nôtre. On ne fera pas la francophonie en fermant les frontières des pays francophones aux francophones, ni en les expulsant. C’est ce visage de la francophonie qui est à déconstruire. Il n’est plus de notre temps, au regard des bouleversements considérables dont nous sommes déjà les contemporains et de la désintégration sous nos yeux des puissants modèles socio-économiques d'hier. Les pouvoirs politiques de la France et du Canada-Québec, les premiers qui ont rejeté le visa francophone, doivent y réfléchir et évoluer. La Francophonie ne doit pas demeurer un mensonge politique. Elle commande une honnête volonté politique ! La Francophonie doit être enfin un vrai lieu de rajout et non de soustraction. Quiconque attise le feu, doit manger avec toi ! D'un monde en noir et blanc, il est temps en Francophonie de passer avec Michelle Jean à un monde en couleur. Le combat pour la démocratie est également un plat fort convoité par nos peuples. Ils en ont fait désormais une obsession, un principe non négociable. "Plus nous aurons des sociétés démocratiques, plus les peuples exerceront leurs droits démocratiques".
Trouvez-vite Madame, dans une démarche consensuelle opérationnelle, pour l’immédiat, l’institution organisée et encadrée d’un visa francophone culturel et des affaires, répondant aux réalités d’un monde moderne et d’un espace de solidarité inexplicablement barbelé et inacceptable. C'est là que doit se manifester la volonté politique de tous. Cette plaie démontre à quel point la Francophonie ne doit pas être le reflet de ceux qui en sont les décideurs, mais plutôt de ceux qui la vivent et en sont les acteurs vivants. La réduction des enjeux et calculs politiques nationaux étroits des grandes puissances de la Francophonie, diminuerait, nous sommes sûrs, les risques de cancer déjà avancés de la langue française. La plus grande ressource naturelle de la Francophonie, c'est l'amour de cette langue. Cette langue est aujourd'hui présente là où ni la France ni le Québec ne sont plus présents. Celle-ci se suffit désormais à elle seule. En son nom et sous son pouvoir, nous devrions pouvoir traverser librement ses frontières. C'est elle, à travers nos cultures, nos imaginaires, qui nous raccordent les uns aux autres. Rester soi-même coûte moins cher, mais nous avons choisi et l'histoire avec nous, d'être des francophones. Senghor nous a appris à refuser de guérir de la maladie du multilinguisme. Cette maladie est l'avenir du monde, comme le métissage culturel dont il était le griot. Voila pourquoi la culture est primordiale. Voila pourquoi elle est au début et à la fin de tout.
Madame, le temps de l'économie dit-on n'est pas le temps de la culture. Le temps de l'image n'est pas le temps du livre. Que faire alors pour réussir la symbiose? Donner le pouvoir au savoir en Francophonie, c'est à dire attiser jusqu'à l'obsession les foyers de réflexion, mettre en réseaux les créateurs, les intellectuels, les scientifiques. Mettre l’accent sur l’éducation et la formation. Impulser une vraie politique du livre et de la lecture plus visible à travers un puissant marché du livre francophone, au-delà des foires cosmétiques et passagères. Que les Québécois lisent les africains, que les africains lisent les Vietnamiens ! Les créateurs francophones vivent une effroyable frustration. Relisez donc les conclusions de l’excellent rapport du « Bilan critique du programme édition-diffusion de l’ACCT, 1970-2000 » Relisez par ailleurs le courageux manifeste francophone produit par Serge Arnaud, Marcel Bodin, Philippe Evanoui, Michel Guillou, Claude Lebrun et Albert Salon. L’OIF y trouvera bien du grain à moudre !
Madame, vous n’avez pas tort d’avoir bâti votre candidature à l’OIF, autour du combat pour l’économie. Oui, il nous faut bien manger, boire, se vêtir, se loger, travailler, se soigner, si cela s’appelle l’économie. On ne peut vivre sans avoir au préalable résolu les premiers besoins animaux de l’homme. Mais c’est bien la culture qui est le lieu du dialogue. Les réponses à nos angoisses et à nos doutes ne sont pas à rechercher dans nos systèmes économiques, mais bien dans ce qui forge l’esprit des hommes pour qu’ils se rassurent et non qu’ils s’inquiètent, pour qu’ils s’aiment et échangent et non qu’ils se rejettent, se haïssent, s’entretuent. Comment comprendre aujourd’hui que l’homme qui franchit par les sciences et les technologies les murs de l’impensable, franchit en même temps les limites de l’horreur sur ses semblables? Le millénaire précédent, rappelait J.L Roy, a porté des doctrines sociales, idéologiques et économiques conquérantes qui ont nié la primauté de l’esprit. Ces systèmes ont figé les consciences, cherché à dissoudre les filiations spirituelles. Tant de puissances sont tombées en ruine, n’ayant pu résister à l’affirmation de la primauté de l’esprit.
Madame, vous arrivez à un nouveau temps de l’histoire. L’OIF n’est pas ancienne comme le monde. Elle ne porte que son propre avenir. C’est d’une nouvelle arche d’alliance qu’il s’agit ! Vous en tenez la truelle ! Notre Francophonie doit être conquérante, solidaire, respectueuse des différences et réaliser le contraire de la mondialisation d’aujourd’hui qui singularise la culture des puissants et soustrait celle des pauvres.
Partout où la recherche du savoir est exclue, l'apprentissage, l'approfondissement et le rayonnement de la langue française négligés, humiliés, la grandeur de la Francophonie s'enfuira. Comment d'ailleurs a t-on pu en arriver à ce délitement de la langue française dont on parle tant, à un temps du monde où les modes de connaissance sont plus nombreux, plus poussés, plus épais? La réponse est dans l'attention que vous porterez davantage à cette langue, la France ayant longtemps jeté l'éponge, fermant et réduisant à néant les budgets des centres culturels et alliances françaises à l'étranger.
Madame, chez nous, au Sénégal, parler et écrire bien le français sont une proposition faite à la conscience de chacun. C’est comme la foi. C'est un respect façonné par notre culture, nos valeurs de vie, même si aujourd'hui la faillite du système éducatif sont d'une détresse sans nom.
Madame, avec vous, l’OIF est à un tournant !
Il ne s’agissait pas de savoir comment égaler Boutros-Boutros Ghali. Il ne s’agira pas non plus de savoir comment égaler Abdou Diouf. Il s’agit d’être digne de leur héritage et de quel héritage. Et la seule manière d’y arriver est de les dépasser en tenant compte des réalités d’aujourd’hui et de l’avenir de la communauté francophone dans le développement mondial. Nous devons nous poser cette question comme on se l’était posé en 1995 déjà, à l’époque de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique. On voit alors comment le passé instruit le présent. En effet, « comment construire et déployer une francophonie des peuples sous les angles de la géopolitique, de la culture, de l’économie et de la technologie, des droits de l’homme et de la démocratie ? » Qu’a-t-on dit de mieux au 15ème Sommet de Dakar en novembre 2014 ? Nous bâtirons la Francophonie en sortant des bras « des spécialistes des affaires francophones, en nous exprimant spontanément à partir des réalités que nous vivons sur le terrain, en nous orientant sans toujours des communications magistrales, un public perpétuel d’initiés ou de militants des grands rendez-vous francophones ». En un mot madame, il s’agit de « sortir de nous-mêmes pour approfondir certaines convictions, sans nous égarer dans trop de certitudes ».
Je fais partie de cette meute qui hurle contre le tout politique, le tout diplomatique qui, ces dix dernières années, ont marqué la marche de notre institution. Ces visions différentes sinon divergentes sur la conduite de notre espace francophone existeront encore entre les tenants du tout culturel et ceux de l’économique et de la politique. Jean-Louis Roy tranchait pour une approche globale, à la fois culturelle, sociale, économique et politique de la Francophonie en optant toujours pour les objectifs prioritaires. « La Francophonie n’a pas de spécificités pour elle-même, mais dans la contribution qu’elle peut apporter aux autres.» En un mot, « C’est en terme d’alternative et, en aucun cas de rejet, que le projet francophone doit être débattu.» Il s’y ajoute que « sa démarche multilatérale tend à privilégier l’affirmation de valeurs partagées à la défense d’intérêts nationaux.»
Madame, la Francophonie a gagné le combat de « la sécurité identitaire » des peuples qui la composent. La langue française est très peu perçue comme une langue étrangère dominante. Ce sont les intellectuels radicaux à courte cravate qui, seuls, le pensent. Les populations la vivent en parfaite symbiose avec leur propre langue de culture, avec cette vérité que la culture est d’abord l’entêtement de vivre et non de mourir. Et que pour vivre il faut d’abord être soi-même. La langue française est une belle femme avec laquelle nous avons fait de beaux enfants. Il est trop tard de la quitter et nous ne voulons pas la quitter. Il reste à ceux qui ont en charge de veiller sur cette belle famille, dont vous Madame Michaëlle Jean, de nous aider à habiter tous la même maison, dans la même rue, mais différents.
L’élargissement de la Francophonie à des pays où la langue française est à peine balbutiée au détriment de son approfondissement fait l’objet de controverses. Senghor nous a appris l’ouverture et l’enracinement, c'est-à-dire avoir des racines mais aussi des ailes. Il reste à veiller à ce que l’ouverture et l’élargissement de notre communauté ne se fassent pas au détriment de ceux qui en sont les jardiniers et les arrosoirs. Ouvrir le cercle de famille est toujours une garantie d’espérance. Le rayonnement d’une langue est souvent moins dans le travail des grammairiens que dans la capacité de cette langue à aller à la rencontre des autres. C’est ainsi que la Francophonie est devenue un pommier qui fleurit en manguier.
Il est temps de conclure Madame et il est déjà midi.
Solidarité au développement, partage des richesses, illustration puissante et soutenue de la langue française, sauvegarde et défense des langues identitaires, culte et respect de l’homme, hymne à la démocratie. Voici conjugués les rêves de notre grande et belle alliance ! L’OIF doit parier sur « les territoires de l’esprit, là où se jouent la paix et le destin des nations ».
Madame, l’investissement culturel est le premier investissement économique de notre civilisation. Construisons ensemble un pôle de résistance, une conscience culturelle forte et partagée autour de cette « fécondité mystérieuse et vivante de la créativité humaine ».
Madame, de ce côté-ci du premier Sud, en terre africaine, où nous sommes installés entre la passion et l’affermissement de notre belle langue, alors que le Nord est entre l’indifférence, le doute et la résignation, nous défendons avec force notre communauté des communautés. Il s’agit pour nous d’un pacte d’amour. Mieux: un pacte de sang. La langue française n’est pas seulement pour nous une langue de communication, elle est aussi « un espace symbolique d’apparition, de présentation, de preuve tout court. »
Quant à vous, une ruse de l’histoire voudrait que vous soyez une Canadienne venue du pays du froid, pour apporter à une langue de gel et de soleil, un castor pour l’enchanter. Vous n’avez jamais été mieux chez vous qu’en terre de Francophonie. Vous êtes une femme, une grande dame, qui porte à la fois mille continents en elle. Vous symbolisez bien ce tronc commun qui lie l’Afrique aux Caraïbes, Senghor et Césaire, cette France de Hugo et cette Amérique de Miron où la langue française est la plus rebelle et la plus sucrée, encerclée par une redoutable armée étrangère, mais tenace, loyale et imparablement fidèle à son histoire.
Avec vous Madame, nous nous souviendrons toujours !
Je repense ici aux mots d'Antoine de Saint-Exupéry: Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et tes femmes pour leur expliquer chaque détail. Fais naître dans leur cœur le désir de la mer.
La Francophonie est un désir.
Puissiez-vous donc, Madame, au carrefour du réel et de l’utopie, des défis et des impasses, des réussites et des joies, poser des actes fondateurs que l’histoire mettra à son fronton.