La traite des jeunes africains en Libye est le miroir grossissant de l'échec des dirigeants africains. L'image de dizaines, voire de centaines, de jeunes africains enfermés dans des cages et vendus aux enchères, comme des bêtes de somme, pour servir d'esclaves à des gens dont l'humanité a fini de s'éteindre, est peut-être la plus traumatisante qu'il nous a été donnée de voir ces dernières années. Aussi loin que je souvienne, je ne vois ni images, ni messages qui nous humilient autant et interpellent autant notre condition d'africains et d'homme tout court.
Je refuse de considérer ces jeunes africains comme de malheureux migrants qui se sont retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. S'ils sont vendus par des passeurs reconvertis en vendeurs, à la faveur des accords passés entre l'Union européenne et ce qui reste de l’État en Libye pour retenir les jeunes migrants dans ce pays dépecé, c'est parce qu'ils sont des africains noirs et que personne ne les protège.
Il ne s'agit pas de pleurer sur notre sort, ni de tomber dans un exercice de sanglot collectif ou encore de nous lancer, à qui mieux-mieux, dans un concert d'indignation, souvent tardive et superficielle, à grand renfort de communiqués gouvernementaux ou de tweets et messages présidentiels, pour refuser de voir que ce qui arrive n'est que le résultat de l'irresponsable et commune démission des dirigeants africains.
Le 17 novembre, le Gouvernement du Sénégal dit "apprendre avec indignation la vente sur le territoire libyen de migrants originaires d’Afrique subsaharienne." Le 18 novembre, celui du Mali se dit "profondément préoccupé et indigné par les informations faisant état de traitement inhumain et dégradant réservé aux migrants ressortissants des pays africains en Libye." Le président du Niger étale, pour sa part, ses états d'âme dans un tweet et Alpha Condé ferme la marche de ce concert en exprimant son indignation face au "commerce abject des migrants en Libye."
S'ils n'étaient pas au courant, comme leurs messages semblent le montrer, de cet odieux commerce de leurs jeunes citoyens en Libye, c'est qu'il faut s'interroger sur leurs aptitudes à gouverner leurs peuples respectifs. Si par contre ils ont fermé les yeux sur le drame vécu par leurs citoyens depuis plusieurs mois, alors ils sont coupables devant l'histoire. L'organisation internationale des migrations avait révélé ce fléau depuis plusieurs mois sans que personne ne bronche. Il a fallu que CNN fasse son reportage pour que tous sortent enfin leurs mouchoirs, prêts à couler des larmes.
Ils devraient tous regarder ces migrants-esclaves droit dans les yeux, pour voir à travers la détresse de ces derniers, l'attendue et la béance de leur propre échec. Les dirigeants ont failli, individuellement et collectivement. Ils ont échoué à garantir à leurs citoyens le minimum de dignité que chaque être humain est en droit de prétendre, qu'il soit sur son territoire ou en dehors, ainsi que la protection contre toutes les agressions.
Aujourd'hui, il y a en Libye de jeunes africains (y compris des Sénégalais) et de nombreuses nationalités qui appellent au secours. Quoiqu'ils aient fait, et peu importe les raisons pour lesquelles ils sont partis, la morale, le devoir et l'éthique de la responsabilité commandent que les dirigeants aillent les chercher.
Je voudrais, très modestement proposer les idées suivantes qui, mises en ensemble, pourraient contribuer à agir avec diligence pour sauver le reste des africains pris au piège de la traite esclavagiste en Libye. Ces mesures, qui sont au nombre de 6 sont les suivantes:
1. Convoquer une conférence de l'UA sur les migrants en Libye pour d'une part, créer une Task Force composée d'une dizaine de Chefs d'Etats dont ceux du Sénégal, du Niger, du Mali, de la Guinée, de la Gambie, du Nigeria et du Ghana au moins, et d'autre part adopter une résolution ferme exhortant la Libye à donner, sans délai, une feuille de route et un plan d'action pour rechercher partout sur son territoire, dans les chantiers, les champs comme les maisons, les migrants retenus comme esclaves et les regrouper dans des lieux sûrs et dans de bonnes conditions;
2. Créer un fonds africain d'urgence pour le rapatriement des migrants en Libye. Ce fonds devrait être abondé principalement par les contributions des États africains, avec l'appui, seulement si c'est nécessaire, de quelques partenaires internationaux à travers l'OIM;
3. Mettre en place une Commission composée de représentants des pays Membres de la Task Force, de représentants de l'UA, de l'OIM et de l'Union européenne pour se rendre en Libye pour superviser, aussi longtemps qu'il le faudra, les opérations de recherche et de libération des migrants retenus contre leur gré;
4. Mettre en place, progressivement, un pont aérien pour rapatrier tous les migrants dans leurs pays respectifs;
5. Mettre en place, dans chaque pays, des commissions pour accueillir les migrants et leur fournir un accompagnement psychologique et le réarmement moral nécessaire pour soulager le traumatisme qu'ils ont vécu;
6. Ouvrir sans délai, des discussions avec l'Union européenne, au niveau le plus élevé, sur les questions migratoires, en commençant celles-ci dès le prochain sommet Europe-Afrique prévu du 29 eu 30 novembre à Abidjan, en Cote d'Ivoire. Si en se barricadant, l'Europe doit jeter les jeunes africains dans la gueule des fauves en Libye, les Chefs d'Etat africains devront dénoncer cette attitude sans ménagement.
L'argument consistant à dire que le Libye n'a plus d'Etat et que ce sont des groupes incontrôlables qui tiennent ce commerce ne tient pas la route. La Libye a encore des ambassades qui fonctionnent dans chacun des Etats d'où partent les jeunes ainsi que des intérêts et des biens partout. Et si l'Union européenne a signé des accords qui font retenir les jeunes migrants en Libye, c'est bien avec l'Etat Libyen ou en tout cas une entité qui en tient lieu et qui théoriquement devrait avoir les moyens de faire régner la loi sur son territoire.
Ne nous y trompons pas. Nous ne valons dans le monde que la valeur que nous nous donnons. Nous ne sommes vus par les autres que comme nous nous laissons voir. Certains peuples ont aussi vécu des humiliations dans leur passé. Les plus sérieux d'entre eux se sont donnés les moyens politiques, économiques et culturels de se faire respecter pour ne plus subir l'inacceptable.
Aujourd'hui, nous nous indignons de la vente des jeunes migrants en Libye. Demain ce sera pour autre chose ailleurs. Tant que nos dirigeants ne se feront pas violence, par le travail, l'organisation et la solidarité entre pays africains, pour créer les conditions du progrès économique et social réel de nos peuples, nous ne pourrons pas réussir à faire le sursaut salutaire qui ne peut plus attendre.
Nos peuples sont tous en danger car rien de significatif n'est mis en place, jusqu'ici, pour nous protéger des menaces intérieures et extérieures. La désunion de l'Afrique et la logique du chacun-pour-soi est notre principale faiblesse. Ce que les jeunes africains vivent en Libye devrait faire réfléchir nos dirigeants sur leur posture et leur comportement lorsque Kadhafi, l'un des leurs, a été injustement attaqué, humilié et assassiné. C'est de la destruction de la Libye et du démembrement de son territoire que sont nés la plupart des maux dont souffre l'Afrique de l'Ouest aujourd'hui.
C'est une leçon, bien malheureuse, que nous devons méditer. Mais en attendant d'en finir l'apprentissage, il est grand temps de faire revenir ces jeunes chez eux.
Faites revenir nos jeunes!
Bring back our young people!
Dr Cheikh Tidiane Dièye
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