Onleur a déjà trouvé un surnom : "Les OS de l'info." C'est Bernard Poulet qui a lancé la formule dans son livre choc paru en janvier, La Fin des journaux et l'avenir de l'information (Gallimard). On dit aussi "les journalistes "low cost"", ou encore "les Pakistanais du Web". "Ils sont alignés devant leurs écrans comme des poulets en batterie", constate, effaré, un journaliste de L'Express, en évoquant ses confrères du site Web Lexpress.fr.
Internet a accouché d'une nouvelle race de journalistes. Moyenne d'âge : 30 ans. Le teint blafard des geeks, ces passionnés d'ordinateur qui passent leur temps devant l'écran. Ils ont suivi le parcours obligé : stage, contrat de professionnalisation, contrats à durée déterminée (CDD), avant d'espérer un hypothétique contrat à durée indéterminée (CDI). Ils enchaînent les journées de douze heures, les permanences le week-end ou la nuit."Au niveau social, Internet est une zone de non-droit", assène Sylvain Lapoix, journaliste au site Marianne2.fr, qui envisage de créer une association pour défendre les droits de ses collègues.
Les témoignages abondent, le plus souvent sous anonymat. Ces jeunes journalistes ont encore leur carrière devant eux et ne souhaitent pas la compromettre. C'est le cas de cette jeune femme de 24 ans, qui a travaillé de 2006 à 2008 en contrat de professionnalisation au Nouvelobs.com. Elle décrit un travail bâclé, le copier-coller de dépêches d'agence "en reformulant vaguement, sans jamais vérifier, faute de temps".
La logique est d'être les premiers à mettre en ligne l'information afin d'être repérés par Google."La plupart d'entre nous étaient inexpérimentés et n'avaient pas fait d'école de journalisme, se souvient-elle. Si on voulait passer un coup de fil pour vérifier l'information, on nous laissait faire. Mais ce n'était pas ce qu'on nous demandait. Le plus important était de faire le boulot à toute vitesse."
Un matin, elle commence sa permanence à 5 heures, mal réveillée. Une dépêche passe, sur le sommet de la Ligue arabe. Puis une autre, qui parle du premier ministre israélien. Elle mélange les deux et annonce qu'Ehoud Olmert participera au sommet. "L'info est restée deux heures en ligne, jusqu'à ce que mon chef arrive et me dise : "Tu crois pas qu'il faudrait faire plus gros là-dessus ?" C'est là que je me suis rendu compte de mon erreur. J'avais lu la dépêche en biais. J'aurais eu deux minutes pour me retourner, je n'aurais jamais écrit un truc pareil !"
Elle souffre, dit-elle, de l'indifférence des journalistes du magazine papier à l'égard de ceux du Web. "Nous étions logés dans un local mal éclairé, au rez-de-chaussée, ignorés du reste de la rédaction, jamais conviés aux fêtes comme la traditionnelle galette des rois..." Elle a quitté le site à l'issue de son contrat, soulagée.
Les journalistes du Nouvelobs.com ne sont pas salariés du magazine, mais d'une filiale, IDObs ; ils ne bénéficient pas de la même convention collective que les journalistes du papier, ni de la même grille de salaires. Depuis peu, les titulaires sont membres de la Société des rédacteurs (SDR). "Nous considérons que les journalistes du Web appartiennent à la rédaction, insisteSylvain Courage, président de la SDR du Nouvel Observateur. Et nous aspirons à ce que, à terme, les statuts soient harmonisés." Interrogé sur les conditions de travail à la rédaction du Web, Denis Olivennes, directeur du Nouvel Observateur, estime que c'était le prix à payer pour lancer le site : "Il fallait un esprit commando pour atteindre les audiences actuelles."
Le cas du Nouvel Observateur n'est pas isolé. Les entorses au droit social de la profession abondent. Au site Internet du quotidien 20 Minutes, les journalistes doivent signer une clause de non-concurrence de deux ans. Au site de Paris Match, un jeune journaliste sortant du Centre de formation des journalistes (CFJ) s'est vu proposer un contrat d'"employé de presse magazine", hors statut de journaliste.
Le Syndicat national des journalistes (SNJ) s'est inquiété, dans un texte rédigé en novembre 2008 pour les Etats généraux de la presse écrite, des "conditions économiques et sociales indignes" dans les rédactions des sites Web. "Les rédactions en ligne ont été mises en place et fonctionnent à moindres frais, avec des effectifs et des moyens très insuffisants, des conditions de travail désastreuses, des droits et un statut des journalistes largement bafoués, déplorait le SNJ. (...) Un journalisme à deux vitesses s'est mis en place."
Les rédactions Web usent et abusent des stagiaires et autres "contrats pro". A Lexpress.fr, près de la moitié de l'effectif est constituée d'emplois précaires. Au Monde interactif, la filiale de la Société éditrice du Monde (66 %) et du groupe Lagardère (34 %), qui publie Lemonde.fr, l'effectif, au 31 décembre 2008, était de 48 CDI et 18 CDD.
"A quoi il faut ajouter une quinzaine de pigistes et une vingtaine de stagiaires dans l'année", précise Olivier Dumons, délégué CFDT. A la rédaction du Post, qui fait partie du Monde interactif, la proportion est "d'une bonne moitié de précaires", selon ce syndicaliste. Si la convention collective est celle de la presse quotidienne nationale, les salaires seraient "de 20 à 30 % inférieurs à ceux du quotidien" avec, il est vrai, une moyenne d'âge beaucoup plus basse, 34 ans contre 48 ans.
Pour certains, comme Eric Mettout, le rédacteur en chef de Lexpress.fr, ces formes de précarité ne sont pas nouvelles chez les jeunes journalistes. "Des OS de l'info, il y en a toujours eu !, lance-t-il. Ce n'est pas le Web qui les a créés. Moi aussi, j'ai fait de la brève, j'ai passé des heures le cul posé à côté du téléscripteur..."
Nombre de journalistes de la vieille génération ont commencé leur carrière en "bâtonnant", c'est-à-dire en réécrivant des dépêches d'agence. Mais, à écouter les jeunes journalistes du Web, il y aurait un stress propre au média Internet. "Contrairement aux journalistes du papier, nous ne sommes pas bloqués par un délai de bouclage, souligne Cécile Chalençon, journaliste à 20minutes.fr. Dans l'absolu, on pourrait ne jamais s'arrêter. Nous fonctionnons sur le modèle d'une radio, en diffusant un flux d'infos en continu, mais sans avoir les mêmes moyens financiers ni les mêmes effectifs."
La tentation est grande, une fois rentré chez soi, de reprendre son papier, de l'actualiser, de lire les commentaires des internautes, de surfer sur le Net... "Nous sommes à la fois dans l'immédiat et dans le "work in progress"", résume la journaliste de 20minutes.fr. Les réseaux sociaux favorisent aussi l'interpénétration des sphères publiques et privées. "Au travail ou chez moi, j'ai les mêmes onglets ouverts sur mon écran, explique un jeune journaliste travaillant pour le site d'un quotidien. Je suis toujours sur Gmail, Facebook et Twitter. C'est ma méthode de travail. Je gère ma vie privée et ma vie professionnelle en même temps..."
Par rapport à leurs aînés, les forçats du Web ont l'impression d'être à la fois plus réactifs et plus maîtres des outils. "On nous demande d'écrire, de faire de la vidéo, de la photo, du son, de réaliser une maquette. Et lorsque l'on réclame une augmentation, la réponse est toujours la même : Internet ne gagne pas d'argent !", regrette Sylvain Lapoix. Pourtant, le journaliste de Marianne2 défend bec et ongles son métier, injustement attaqué selon lui. "Nous sommes dans la diabolisation totale, s'insurge-t-il. Internet est souvent présenté comme un outil dangereux, un vecteur de rumeurs. On nous considère comme des plumitifs, alors que le journalisme sur Internet a un potentiel énorme. Il est riche, varié, créatif..."
Le Web a sécrété une forme de conscience de classe chez les jeunes journalistes qui ont grandi avec lui. Ils se plaignent de leurs conditions de travail difficiles, de leurs salaires. Ils critiquent "les usines du Web". Mais ils n'envisagent pas forcément de travailler pour le papier. "Autrefois, les étudiants en journalisme rêvaient tous d'aller à Libération, résume Sylvain Lapoix. Aujourd'hui, ils veulent entrer à Rue89. Je connais une vingtaine d'intellos précaires qui sont prêts à filer un article gratuit à Rue89 rien que pour avoir leur nom sur l'écran et le faire buzzer..."
Johan Hufnagel, webmaster (responsable) du site Slate.fr, va plus loin, sur le mode de la provocation : "Tout le monde a envie d'être un OS de l'info, parce que le Web offre un formidable espace de liberté pour faire des choses différentes !" Vus sous cet angle, les journées à rallonge, les veilles et les bas salaires seraient le prix à payer pour avoir le loisir d'innover.
Il y a une dimension messianique chez ces journalistes. "La génération des 30-40 ans a été bloquée par les soixante-huitards, estime Vincent Glad, 24 ans. Nous, nous n'avons pas d'aînés dans la profession. Personne pour nous défendre, personne à imiter. Nous créons un nouveau métier." Ces jeunes accros à la fois à Internet et à l'actualité se considèrent comme une catégorie à part. "Si je devais embaucher des journalistes aujourd'hui, je ne prendrais pas des gens du papier, tranche Johan Hufnagel. J'ai besoin de journalistes qui soient "dans le flux" et qui tendent vers les 24 heures sur 24."
Des esclaves, les OS du Web ? Sans doute, mais consentants pour la plupart. Et s'ils sentent peser dans leur dos les regards méprisants ou apitoyés de leurs confrères du papier, ils se consolent en se disant que l'avenir leur appartient.
Source : Le Monde.fr
Les témoignages abondent, le plus souvent sous anonymat. Ces jeunes journalistes ont encore leur carrière devant eux et ne souhaitent pas la compromettre. C'est le cas de cette jeune femme de 24 ans, qui a travaillé de 2006 à 2008 en contrat de professionnalisation au Nouvelobs.com. Elle décrit un travail bâclé, le copier-coller de dépêches d'agence "en reformulant vaguement, sans jamais vérifier, faute de temps".
La logique est d'être les premiers à mettre en ligne l'information afin d'être repérés par Google."La plupart d'entre nous étaient inexpérimentés et n'avaient pas fait d'école de journalisme, se souvient-elle. Si on voulait passer un coup de fil pour vérifier l'information, on nous laissait faire. Mais ce n'était pas ce qu'on nous demandait. Le plus important était de faire le boulot à toute vitesse."
Un matin, elle commence sa permanence à 5 heures, mal réveillée. Une dépêche passe, sur le sommet de la Ligue arabe. Puis une autre, qui parle du premier ministre israélien. Elle mélange les deux et annonce qu'Ehoud Olmert participera au sommet. "L'info est restée deux heures en ligne, jusqu'à ce que mon chef arrive et me dise : "Tu crois pas qu'il faudrait faire plus gros là-dessus ?" C'est là que je me suis rendu compte de mon erreur. J'avais lu la dépêche en biais. J'aurais eu deux minutes pour me retourner, je n'aurais jamais écrit un truc pareil !"
Elle souffre, dit-elle, de l'indifférence des journalistes du magazine papier à l'égard de ceux du Web. "Nous étions logés dans un local mal éclairé, au rez-de-chaussée, ignorés du reste de la rédaction, jamais conviés aux fêtes comme la traditionnelle galette des rois..." Elle a quitté le site à l'issue de son contrat, soulagée.
Les journalistes du Nouvelobs.com ne sont pas salariés du magazine, mais d'une filiale, IDObs ; ils ne bénéficient pas de la même convention collective que les journalistes du papier, ni de la même grille de salaires. Depuis peu, les titulaires sont membres de la Société des rédacteurs (SDR). "Nous considérons que les journalistes du Web appartiennent à la rédaction, insisteSylvain Courage, président de la SDR du Nouvel Observateur. Et nous aspirons à ce que, à terme, les statuts soient harmonisés." Interrogé sur les conditions de travail à la rédaction du Web, Denis Olivennes, directeur du Nouvel Observateur, estime que c'était le prix à payer pour lancer le site : "Il fallait un esprit commando pour atteindre les audiences actuelles."
Le cas du Nouvel Observateur n'est pas isolé. Les entorses au droit social de la profession abondent. Au site Internet du quotidien 20 Minutes, les journalistes doivent signer une clause de non-concurrence de deux ans. Au site de Paris Match, un jeune journaliste sortant du Centre de formation des journalistes (CFJ) s'est vu proposer un contrat d'"employé de presse magazine", hors statut de journaliste.
Le Syndicat national des journalistes (SNJ) s'est inquiété, dans un texte rédigé en novembre 2008 pour les Etats généraux de la presse écrite, des "conditions économiques et sociales indignes" dans les rédactions des sites Web. "Les rédactions en ligne ont été mises en place et fonctionnent à moindres frais, avec des effectifs et des moyens très insuffisants, des conditions de travail désastreuses, des droits et un statut des journalistes largement bafoués, déplorait le SNJ. (...) Un journalisme à deux vitesses s'est mis en place."
Les rédactions Web usent et abusent des stagiaires et autres "contrats pro". A Lexpress.fr, près de la moitié de l'effectif est constituée d'emplois précaires. Au Monde interactif, la filiale de la Société éditrice du Monde (66 %) et du groupe Lagardère (34 %), qui publie Lemonde.fr, l'effectif, au 31 décembre 2008, était de 48 CDI et 18 CDD.
"A quoi il faut ajouter une quinzaine de pigistes et une vingtaine de stagiaires dans l'année", précise Olivier Dumons, délégué CFDT. A la rédaction du Post, qui fait partie du Monde interactif, la proportion est "d'une bonne moitié de précaires", selon ce syndicaliste. Si la convention collective est celle de la presse quotidienne nationale, les salaires seraient "de 20 à 30 % inférieurs à ceux du quotidien" avec, il est vrai, une moyenne d'âge beaucoup plus basse, 34 ans contre 48 ans.
Pour certains, comme Eric Mettout, le rédacteur en chef de Lexpress.fr, ces formes de précarité ne sont pas nouvelles chez les jeunes journalistes. "Des OS de l'info, il y en a toujours eu !, lance-t-il. Ce n'est pas le Web qui les a créés. Moi aussi, j'ai fait de la brève, j'ai passé des heures le cul posé à côté du téléscripteur..."
Nombre de journalistes de la vieille génération ont commencé leur carrière en "bâtonnant", c'est-à-dire en réécrivant des dépêches d'agence. Mais, à écouter les jeunes journalistes du Web, il y aurait un stress propre au média Internet. "Contrairement aux journalistes du papier, nous ne sommes pas bloqués par un délai de bouclage, souligne Cécile Chalençon, journaliste à 20minutes.fr. Dans l'absolu, on pourrait ne jamais s'arrêter. Nous fonctionnons sur le modèle d'une radio, en diffusant un flux d'infos en continu, mais sans avoir les mêmes moyens financiers ni les mêmes effectifs."
La tentation est grande, une fois rentré chez soi, de reprendre son papier, de l'actualiser, de lire les commentaires des internautes, de surfer sur le Net... "Nous sommes à la fois dans l'immédiat et dans le "work in progress"", résume la journaliste de 20minutes.fr. Les réseaux sociaux favorisent aussi l'interpénétration des sphères publiques et privées. "Au travail ou chez moi, j'ai les mêmes onglets ouverts sur mon écran, explique un jeune journaliste travaillant pour le site d'un quotidien. Je suis toujours sur Gmail, Facebook et Twitter. C'est ma méthode de travail. Je gère ma vie privée et ma vie professionnelle en même temps..."
Par rapport à leurs aînés, les forçats du Web ont l'impression d'être à la fois plus réactifs et plus maîtres des outils. "On nous demande d'écrire, de faire de la vidéo, de la photo, du son, de réaliser une maquette. Et lorsque l'on réclame une augmentation, la réponse est toujours la même : Internet ne gagne pas d'argent !", regrette Sylvain Lapoix. Pourtant, le journaliste de Marianne2 défend bec et ongles son métier, injustement attaqué selon lui. "Nous sommes dans la diabolisation totale, s'insurge-t-il. Internet est souvent présenté comme un outil dangereux, un vecteur de rumeurs. On nous considère comme des plumitifs, alors que le journalisme sur Internet a un potentiel énorme. Il est riche, varié, créatif..."
Le Web a sécrété une forme de conscience de classe chez les jeunes journalistes qui ont grandi avec lui. Ils se plaignent de leurs conditions de travail difficiles, de leurs salaires. Ils critiquent "les usines du Web". Mais ils n'envisagent pas forcément de travailler pour le papier. "Autrefois, les étudiants en journalisme rêvaient tous d'aller à Libération, résume Sylvain Lapoix. Aujourd'hui, ils veulent entrer à Rue89. Je connais une vingtaine d'intellos précaires qui sont prêts à filer un article gratuit à Rue89 rien que pour avoir leur nom sur l'écran et le faire buzzer..."
Johan Hufnagel, webmaster (responsable) du site Slate.fr, va plus loin, sur le mode de la provocation : "Tout le monde a envie d'être un OS de l'info, parce que le Web offre un formidable espace de liberté pour faire des choses différentes !" Vus sous cet angle, les journées à rallonge, les veilles et les bas salaires seraient le prix à payer pour avoir le loisir d'innover.
Il y a une dimension messianique chez ces journalistes. "La génération des 30-40 ans a été bloquée par les soixante-huitards, estime Vincent Glad, 24 ans. Nous, nous n'avons pas d'aînés dans la profession. Personne pour nous défendre, personne à imiter. Nous créons un nouveau métier." Ces jeunes accros à la fois à Internet et à l'actualité se considèrent comme une catégorie à part. "Si je devais embaucher des journalistes aujourd'hui, je ne prendrais pas des gens du papier, tranche Johan Hufnagel. J'ai besoin de journalistes qui soient "dans le flux" et qui tendent vers les 24 heures sur 24."
Des esclaves, les OS du Web ? Sans doute, mais consentants pour la plupart. Et s'ils sentent peser dans leur dos les regards méprisants ou apitoyés de leurs confrères du papier, ils se consolent en se disant que l'avenir leur appartient.
Source : Le Monde.fr