Les lycéennes enlevées de Chibok, symboles d'une situation alarmante

Franchissant un pas supplémentaire dans la barbarie, le groupe islamiste radical Boko Haram enlevait 276 lycéennes le 14 avril dernier à Chibok, au nord du Nigeria. L’événement a suscité l’indignation de la communauté internationale mais, sept mois plus tard, plus de 200 lycéennes restent toujours captives.



Manifestation pour la libération des lycéennes enlevées à Chibok, à Abuja, le 3 novembre. REUTERS/Afolabi Sotunde

Lundi 14 avril 2014, 23 heures, Chibok au Nigeria. Le groupe islamiste Boko Haram, qui s’est déjà signalé par des actions de plus en plus radicales et meurtrières contre des lycées et des écoles depuis l’été 2013, franchit un pas de plus vers l’horreur. Alors que, par crainte d’exactions, l’Etat de Borno, au nord du pays, a décidé de fermer les établissements scolaires de la région pour une durée indéterminée, un groupe d’environ 300 hommes s’introduit dans l’un des principaux lycées de cette ville de Chibok peuplée de 65 000 habitants, à majorité chrétienne.

Un enlèvement de masse

Bien renseignés, les rebelles islamistes savent que, ce soir-là, la ville ne fait pas l’objet d’une surveillance particulière de la part des autorités et que l’établissement scolaire n’est pas vide. Plus de 300 jeunes filles y ont en effet été accueillies pour préparer leur épreuve de sciences au baccalauréat. Après avoir rapidement mis en fuite policiers et soldats, les islamistes pénètrent dans l’école en se revendiquant de l’armée nigériane. Et ils enlèvent les lycéennes, les faisant passer de leurs dortoirs à des camions garés devant le lycée. Avant de s’enfuir, ils mettent le feu à l’établissement et rejoignent dans un premier temps leur base dans la forêt de Sambisa.

« Ils portaient des uniformes militairesQuand nous avons découvert la vérité, il était trop tard et nous ne pouvions plus faire grand-chose. Ils criaient, ils étaient grossiers. C'est pourquoi nous avons compris que c'étaient des insurgés. Puis, ils se sont mis à tirer et ont mis le feu à notre école »,témoigneront, deux semaines plus tard, dans les colonnes du journal Sunday Punch, deux écolières qui ont profité d’un incident mécanique le soir du rapt pour sauter d’un camion et échapper à leurs ravisseurs. Lent à réagir et pris de cours – il faudra par exemple attendre plusieurs semaines avant de savoir exactement combien d’écolières ont été enlevées – le gouvernement nigérian envoie l’armée à la poursuite des ravisseurs. Mais le retard des premiers jours ne sera jamais comblé.


La première dame des États-Unis Michelle Obama demande la libération des lycéennes, depuis la Maison Blanche.
Fin avril, des affrontements ont lieu entre l’armée nigériane et les hommes de Boko Haram près de la ville de Bulanbuli et la forêt de Sambisa. Ils font des victimes de part et d’autre, mais les militaires ont perdu la trace des jeunes filles. Il faut attendre le 5 mai pour avoir de leurs nouvelles, sous la forme, cynique et menaçante, d’une vidéo de 57 minutes dans laquelle Aboubakar Shekau , le chef de Boko Haram, revendique officiellement le rapt des 276 lycéennes.« J’ai kidnappé vos filles ! », se vante-t-il. « Je vais les vendre comme des esclaves, au nom d’Allah. Il y a un marché où ils vendent les êtres humains », poursuit-il en ricanant, avant d’annoncer le bras pointé au ciel : « J’ai dit que l’éducation occidentale devait cesser. Les filles doivent quitter l’école et se marier. Une fille de 12 ans, je la donnerais en mariage, même une fille de 9 ans, je le ferais ! ».

Indignation et inefficacité

Les images font le tour du monde et l’indignation est générale. Parti du Nigeria, le mouvement Bring Back Our Girls  (« Ramenez nos filles ») se répand sur les réseaux sociaux et récolte l’adhésion des anonymes comme des puissants de part et d’autre du globe. Des personnalités comme la première dame des Etats-Unis Michelle Obama, la jeune Prix Nobel de la paix pakistanaise Malala Yousafzai  ou la ministre française de la Justice Christiane Taubira  apportent publiquement et avec force leur soutien à la cause. Début mai, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni proposent leur aide, de même qu’Israël et la Chine. Mais le survol de vastes zones du nord du pays par des avions américains ne donne rien. Plusieurs informations laissent d’ailleurs entendre qu’une partie des lycéennes se trouveraient au Cameroun , dans une zone limitrophe où la frontière est poreuse et où les allers-retours d’un pays à l’autre sont fréquents.

Le leader de Boko Harma Aboubakar Shekau dans la sordide vidéo diffusée le lundi 12 mai. AFP PHOTO / BOKO HARAM

Le 12 mai, le sinistre Aboubakar Shekau diffuse une deuxième vidéo  où il exhibe une centaine de lycéennes voilées, affirmant qu’elles ont été converties à l’islam. Il propose dans son intervention un marché sordide au chef de l’Etat nigérian, Goodluck Jonathan : que les jeunes filles non encore converties soient échangées contre des membres de Boko Haram capturés par les forces gouvernementales. Cette demande est aussitôt rejetée. Depuis, les pourparlers ont traîné en longueur, l’impatience a cédé au désespoir et, 225 jours après le kidnapping, les chances de voir les lycéennes libérées un jour n’ont pas avancé d’un pouce. Elles seraient encore environ 230 à se trouver entre les mains des ravisseurs, selon le site Bring Back Our Girls.

Toujours plus loin dans l’horreur

Démontrant le peu de valeur qu’il accorde à la vie et au sort des femmes, le mouvement Boko Haram a également utilisé des femmes-kamikazes cet été pour commettre des attentats au moyen d’explosifs déclenchés à distance. En juillet, une fillette de 10 ans  a même été arrêtée dans l’Etat de Katsina avec une ceinture d’explosifs autour de la taille. Fin octobre, alors même qu’un cessez-le-feu était en train d’être conclu entre le gouvernement et les islamistes, de nouveaux kidnappings étaient perpétrés dans les villes de Wagga Mangoro et Gwarta, une soixantaine de femmes  tombant entre les mains du groupe d’Aboubakar Shekau.

« Je suis non seulement déçue mais aussi extrêmement amère par rapport à cet enlèvement de masse. Par rapport au fait que cela a été largement médiatisé et au fait que personne n’ait visiblement fait réellement l’effort ni de savoir où se trouvaient toutes ces jeunes filles ni de savoir comment les libérer. », se désole au téléphone Françoise Hostalier, députée française du Nord de 2007 à 2012 et secrétaire d’Etat chargée de l’Enseignement scolaire sous le gouvernement Juppé en 1995. « C’est révoltant, poursuit Mme Hostalier qui œuvre auprès de plusieurs ONG et officie en tant que présidente de l’association Mères pour la paix . Il semblait il y a quelques semaines que le président de la République française avait apparemment des pistes ou des informations qui donnaient un espoir qu’elles soient libérées. Mais aujourd’hui plus personne ne parle de rien ».

 
 

Françoise Hostalier souligne que le temps qui passe joue de plus en plus contre une issue favorable. « Maintenant, on peut imaginer qu’elles ont été dispersées auprès des villages qui sont tenus par ces bandits, qu’elles ont été donc mariées, certainement violées ou violentées et qu’aujourd’hui beaucoup d’entre elles doivent être certainement enceintes. C’est épouvantable, ce qui se passe ». L’ancienne députée a toutefois beaucoup de mal à comprendre le manque de volonté affiché par les autorités et la communauté internationale, si prompte pourtant à s’émouvoir après le rapt « Ce qui est tout à fait étrange, regrette-t-elle, c’est cette mobilisation internationale qu’il y a eu pendant les quelques jours et qu’ensuite on soit passé à autre chose ».

Un objectif prioritaire

Mis en cause à demi-mot pour son manque d’implication, le ministère français des Affaires étrangères, que nous avons contacté pour cet article, précise qu’une équipe spécialisée pour aider à la recherche des jeunes filles « est toujours sur place et apporte son appui aux autorités nigérianes ». Le Quai d’Orsay rappelle également que la France a organisé à Paris, à la demande du président nigérian Goodluck Jonathan, un sommet des chefs d’Etats  de la région sur la sécurité au Nigeria, le 17 mai dernier.

« Au cours de ce sommet, un plan d’action pour lutter contre l’organisation terroriste Boko Haram a été adopté, qui s’appuie sur des actions de coopération au niveau international, au niveau régional dans le cadre de la commission du bassin du lac Tchad, et dans le domaine du développement », nous a précisé un porte-parole qui assure que « les progrès enregistrés sont réels » et que « la libération des lycéennes de Chibok demeure un objectif prioritaire ».

Le Premier ministre, Manuel Valls, qui était en visite à Ndjamena et Niamey le week-end dernier, a eu l’occasion d’en parler avec les chefs d’Etat du Tchad et du Niger, comme l’avait fait le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius le 27 octobre avec le président Jonathan, lors d’un déplacement à Abuja. Dans le domaine du renseignement, une cellule régionale de fusion du renseignement, à laquelle contribue la France, a également été mise en place à Abuja le 11 octobre dernier. Six mois après le rapt, objecteront les critiques…

Invitée à Paris où elle participera aujourd'hui mardi à la Journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes, la militante camerounaise Amely James Koh Bela constate pour sa part que « les enlèvements des femmes et des filles dans les zones de conflits sont devenus une arme de guerre », un constat bien réel qui, malgré les efforts déployés tardivement pour retrouver les lycéennes de Chibok, n’incite guère à l’optimisme quant au sort réservé aux femmes et aux jeunes filles en Afrique subsaharienne, et en particulier dans les zones où sévit actuellement Boko Haram (v. ci-dessous l’entretien qu’elle nous a accordé vendredi au téléphone).
Le cri d’alarme d’Amely James Koh Bela

 

Militante des droits des femmes et des enfants Amely James Koh Bela a mené pendant dix-huit ans des actions contre les réseaux de traite des femmes et des enfants en provenance d’Afrique vers l’Europe et l’Asie pour des fins sexuelles. Elle travaille aujourd’hui au sein de l’ONG CIPCRE  (Cercle International pour la promotion de la Création au Cameroun) où, en partenariat avec la France et l’Union européenne, elle travaille dans la mise en œuvre des projets pour la promotion des droits humains notamment ceux des femmes et des enfants. Elle craint que si rien n’est fait rapidement, les lycéennes de Chibok ne seront jamais retrouvées. Voici son témoignage.

 

 

 

Amely James Koh Bela : «les enlèvements des femmes et des jeunes filles sont devenus une arme de guerre». DR

« C’est le statu quo. Les gens se manifestent toujours pour savoir ce qui se passe. Mais ce qu’il faut comprendre c’est qu’aujourd’hui, en Afrique, on est face à une forme de violence qui pour les femmes et les filles, est devenue un vrai danger. Soit économique où les femmes sont envoyées dans des lieux de traite pour de l’argent, soit dans le cadre de conflits, ce qui est le cas avec les lycéennes de Chibok, des conflits de pouvoir, des conflits religieux où ce sont toujours les jeunes filles qui sont enlevées. Certaines sont envoyées dans des " usines à bébés ", où elles sont engrossées. C’est quelque chose qui a toujours existé mais c’est quelque chose qui se faisait dans l’anonymat. C’était plus concentré sur le conflit au Congo, en Côte d’Ivoire. Mais on n’était jamais allé jusqu’à des opérations d’une telle ampleur. Donc ce n’est pas nouveau, c’est juste plus visible maintenant ».

« Moi-même je ne peux vous expliquer comment des êtres humains peuvent en arriver à commettre de telles exactions. Cela n’a rien à voir avec la religion, c’est purement et simplement de la barbarie. On est vraiment dans l’extrémisme religieux et c’est cela qu’il faut combattre. Ils ne peuvent asseoir leur pouvoir qu’à travers la violence. Il faut lutter en permanence mais là-dedans vous avez des enjeux politiques, des enjeux financiers, des enjeux religieux et ce n’est que le début. Ils n’ont aucun respect pour les femmes et ils veulent les réduire à la condition d’esclaves mais ça n’est pas une philosophie qui peut s’inscrire dans une quelconque religion. On ne peut pas accepter des choses pareilles, cette violence qui renvoie les gens des centaines d’années en arrière. Plus que jamais la femme est en danger, la fille est en danger, il y a urgence ! »
 
« On ne retrouvera jamais ces gamines comme elles étaient »

« Personnellement, en tant que militante des droits des enfants et des femmes, cela me rappelle le sort de filles qui ont disparu et qu’on n’a jamais retrouvées. Et si rien n’est fait rapidement, on ne les retrouvera pas. Ce ne sont que les victimes d’un système où personne ne bouge. Nous, on essaie de bouger. Je suis personnellement touchée, précisément parce que c’est mon travail pour œuvrer pour la protection des femmes et la protection des enfants. Et je suis désolée de constater que malgré beaucoup d’annonces, rien n’a été fait. C’est vrai que la mobilisation Bring back Our Girls a été formidable mais, au bout du compte, quel est le résultat ? Le résultat c’est que ces gens-là continuent d’enlever les gens. Personne n’a été arrêté, personne n’est allé en prison. Pourtant, ce ne sont pas des fantômes, ils sont bien quelque part. Si on cherche, on va bien finir par les trouver ».

« De toute façon, à présent qu’elles sont passées entre leurs mains, on ne retrouvera jamais ces gamines comme elles étaient. Même si on les retrouve toutes, pour la plupart, elles auront été abusées. Et avec le temps qui passe, il y en a déjà un certain nombre qui auront été mises enceintes. Je salue le travail de l’armée nigériane, on va peut-être leur donner plus de moyens. Mais on sait comment ça se passe dans ces mafias-là. Dans l’armée même, je pense qu’il y a des gens qui sont en faveur de ces gens-là. Donner à l’armée plus de moyens et plus d’armes ne garantit pas nécessairement qu’ils vont remplir leur mission. Parce que certains soldats qui servent dans l’armée régulière viennent des mêmes villages que les ravisseurs. Ils vont avoir peur de trahir, peur de s’engager et ça bloque le travail. Donc ce qu’il y a à faire, c’est de ne pas laisser le Nigeria faire seul ce travail-là. Il faudrait déjà que l’Afrique soit solidaire par rapport à cela. Et que la solidarité internationale s’en mêle. C’est la seule façon de gérer ça. Vous me dites que je suis pessimiste mais je vous réponds que qui ne tente rien n’a rien ».

« Les femmes sont devenues un enjeu économique »

« Il ya quinze ans, on n’avait pas ça. Et depuis quinze ans, ça monte, ça monte, on ne peut rester à regarder ça les bras croisés. C’est vrai que le battage médiatique, leur profite. Ils n’ont jamais eu autant de publicité que depuis un an. Tout le monde en a parlé ! Mais d’un autre côté, si personne n’en n’avait parlé, ces jeunes filles n’avaient plus aucune chance d’être libérées un jour. Le monde entier sait maintenant ce qui se passe au Nigeria. A mon avis, malheureusement, ça ne va pas s’arrêter. Le problème c’est que les populations laissent faire parce qu‘elles ont peur. Comment expliquer qu’un convoi de 300 personnes armées jusqu’aux dents passe inaperçu dans un village. Ils leur donnent de l’argent en plus. Cela paraissait impossible. Et pourtant c’est arrivé. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de mettre tout un pays en danger ».

« Ce mardi nous allons parler de la situation des femmes. Je vais dire qu’aujourd’hui, les femmes sont devenues un enjeu économique. C’est elles qu’on exploite domestiquement, c’est elles qu’on assassine, c’est elles qui sont violées, c’est elles qui sont mutilées, donc la femme et en danger. Surtout ici, en Afrique. A part les violences domestiques que l’on connaît et qui font partie d’une tradition, il y a urgence à travailler pour donner à la femme la protection dont elle a besoin. Nous allons donner un peu plus de détails sur ce qu’il se passe dans toute l’Afrique subsaharienne. L’évolution de l’Afrique et du monde passe par là ».


Rfi.fr

Mardi 25 Novembre 2014 08:43


Dans la même rubrique :