Avec des amis, je suis allée il y a quelques années à un concert de Jill Scott, une chanteuse noire américaine de soul et R'n'B, à Toronto. Nous étions très excités. Sa musique nous faisait l'effet d'un oasis de finesse perdu dans un désert de médiocrité. Quand Jill chantait, nous chantions en chœur, en nous balançant en cadence. Au moment d'entonner son redoutable «It's Love», elle invita le public à méditer sur «l'amour, celui bien de chez nous, qui se dégage, vous savez quand on prépare un bon repas qui nourrit l'âme, avec des ignames confites, du choux vert, du pain au lait et du jus de viande, à l'étouffée...»
Le public s'est tu. Je me souviens avoir pensé:
«Du jus de viande sur de la brioche? Hein? Des ignames confites, ça veut dire manger de la réglisse et des barres de chocolat avec un légume? Ouh là là, j'ai capté, elle parle en fait de sa façon de faire la cuisine dans la chanson! Oui mais non, vu qu'elle veut qu'on s'en souvienne avec elle, on est donc supposés nous aussi connaître ces étranges mélanges culinaires.»
L'un de mes amis s'est tourné vers nous en blaguant:
«Je crois qu'ils ne sont pas au courant de l'existence d'autres personnes sur leur planète. Elle pense peut-être que le "c" de "Canada" signifie en fait "les Carolines"».
Nous avons rigolé, puis j'ai enchaîné:
«Après le concert, allons tous en Roumanie parler d'amour autour d'un curry et d'un rôti».
Nous avons hurlé de rire, pour continuer ensuite à nous délecter du concert.
Mais, à vrai dire, ce n'était pas tant de l'humour qu'il y avait dans nos remarques que de la déception, que nous avons tous ressentie, tout en préférant l'ignorer. Car si nous étions là, c'était pour célébrer la singularité et la pertinence de Jill. En supposant ses expériences culturelles semblables aux nôtres, ici, dans un pays complètement différent du sien, elle montrait qu'elle ne faisait pas grand cas de notre singularité et de notre pertinence.
L'ignorance (ou la négation) de la communauté que forment les Canadiens noirs ne nous était pas étrangère, mais, cette fois-ci, ce qui la rendait un peu plus difficile à avaler, c'était sa source. En général, cela venait de blancs, pas de personnes de couleur, et certainement pas de noirs.
Des Afro-américains pouvaient-ils, eux aussi, ignorer l'altérité, comme les blancs le font souvent? Non, impossible; je ne pouvais pas le croire. Car les Afro-américains ont vigoureusement résisté à la marginalisation de leur communauté en choisissant de s'exprimer, de construire des universités, ou de créer des médias ou des entreprises reflétant leur sensibilité. Ils savent pertinemment combien la marginalisation peut être corrosive. Je ne savais pas ce qui s'était passé avec Jill, ce soir-là, mais j'ai décidé qu'il s'agissait d'un incident sans conséquence. Mais était-ce vraiment le cas?
Une culture invisible au Canada
En grandissant, je voulais vivre dans un pays ayant une relative conscience de l'existence de ses populations minoritaires, et de mon point de vue, ce pays, c'étaient les États-Unis. Alors, en sortant du lycée, j'ai décidé de prendre position contre ce qui me semblait être l'apathie des Canadiens blancs à l'égard des Canadiens noirs: j'ai décidé de continuer mes études dans une université américaine.Lire la suite sur slateafrique
Le public s'est tu. Je me souviens avoir pensé:
«Du jus de viande sur de la brioche? Hein? Des ignames confites, ça veut dire manger de la réglisse et des barres de chocolat avec un légume? Ouh là là, j'ai capté, elle parle en fait de sa façon de faire la cuisine dans la chanson! Oui mais non, vu qu'elle veut qu'on s'en souvienne avec elle, on est donc supposés nous aussi connaître ces étranges mélanges culinaires.»
L'un de mes amis s'est tourné vers nous en blaguant:
«Je crois qu'ils ne sont pas au courant de l'existence d'autres personnes sur leur planète. Elle pense peut-être que le "c" de "Canada" signifie en fait "les Carolines"».
Nous avons rigolé, puis j'ai enchaîné:
«Après le concert, allons tous en Roumanie parler d'amour autour d'un curry et d'un rôti».
Nous avons hurlé de rire, pour continuer ensuite à nous délecter du concert.
Mais, à vrai dire, ce n'était pas tant de l'humour qu'il y avait dans nos remarques que de la déception, que nous avons tous ressentie, tout en préférant l'ignorer. Car si nous étions là, c'était pour célébrer la singularité et la pertinence de Jill. En supposant ses expériences culturelles semblables aux nôtres, ici, dans un pays complètement différent du sien, elle montrait qu'elle ne faisait pas grand cas de notre singularité et de notre pertinence.
L'ignorance (ou la négation) de la communauté que forment les Canadiens noirs ne nous était pas étrangère, mais, cette fois-ci, ce qui la rendait un peu plus difficile à avaler, c'était sa source. En général, cela venait de blancs, pas de personnes de couleur, et certainement pas de noirs.
Des Afro-américains pouvaient-ils, eux aussi, ignorer l'altérité, comme les blancs le font souvent? Non, impossible; je ne pouvais pas le croire. Car les Afro-américains ont vigoureusement résisté à la marginalisation de leur communauté en choisissant de s'exprimer, de construire des universités, ou de créer des médias ou des entreprises reflétant leur sensibilité. Ils savent pertinemment combien la marginalisation peut être corrosive. Je ne savais pas ce qui s'était passé avec Jill, ce soir-là, mais j'ai décidé qu'il s'agissait d'un incident sans conséquence. Mais était-ce vraiment le cas?
Une culture invisible au Canada
En grandissant, je voulais vivre dans un pays ayant une relative conscience de l'existence de ses populations minoritaires, et de mon point de vue, ce pays, c'étaient les États-Unis. Alors, en sortant du lycée, j'ai décidé de prendre position contre ce qui me semblait être l'apathie des Canadiens blancs à l'égard des Canadiens noirs: j'ai décidé de continuer mes études dans une université américaine.Lire la suite sur slateafrique
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