Malheureux comme un homosexuel sénégalais qui croyait trouver refuge au Maroc...



Avant de commencer  à raconter  son histoire, Mansour (le prénom a été changé) avait haussé le volume de la musique sénégalaise qui résonne dans sa chambre, pour couvrir  ses paroles. Il s’exprime d’une petite voix, en choisissant chacun de ses mots, qui lui viennent difficilement. Mansour n’a pas parlé de lui depuis longtemps.

« Je n’ai pas d’amis marocains. Je n’ai pas d’amis sénégalais non plus. Je suis au Maroc  depuis sept ans, et je peux dire  que je ne connais vraiment que deux personnes. » L’un d’eux est Amadou (le prénom a également été modifié), 26 ans, qui préfère lui aussi « ne pas parler  de [sa] vie aux gens ».

Si les deux jeunes hommes sont marginalisés, c’est parce que deux aspects de leur identité les isolent de la société marocaine : ils sont subsahariens et ils sont homosexuels. Leur homosexualité les amène aussi à se tenir  à distance de la large communauté sénégalaise du Maroc. «Je ne vais pas à la médina, raconte Amadou, car on y croise beaucoup de Sénégalais, qui risquent de remarquer  que je suis gay. Parfois, quand ça arrive, ils me traitent de “goor-jigéen”. » Ce mot péjoratif, qui signifie « homme-femme » en wolof, est le seul existant pour désigner  un homosexuel dans la langue véhiculaire du Sénégal . « Dans ce cas, ils peuvent être  violents. A Casablanca, j’ai un ami qui a eu le bras cassé. Des Sénégalais lui étaient tombés dessus en lui disant qu’il leur faisait honte. Pour ce qui est de l’homosexualité, les Sénégalais ne sont pas plus ouverts que les Marocains », assure-t-il.

A la recherche de l’anonymat

Paradoxalement, alors que la condition très difficile des homosexuels au Maroc a été mise en évidence par l’affaire de l’agression de Beni Mellal, de nombreux homosexuels sénégalais ont fui leur pays en traversant la Mauritanie. Comme Mansour et Amadou, ils ont rejoint le royaume chérifien, où ils peuvent vivre  comme des anonymes. « J’en connais qui ont vécu ici un moment, explique Amadou, avant de fuir vers les Etats-Unis ou les Pays-Bas . Maintenant, ils ont le statut de réfugiés, ils ne peuvent plus retourner  à Dakar. Moi, je n’y ai pas remis les pieds depuis trois ans», lâche-t-il avec tristesse. Depuis, le Dakarois d’origine a vécu à Marrakech, Agadir, Fès et Casablanca, dormant parfois dehors avec sa valise comme seul bien, avant de décrocher  un travail  dans un centre  d’appels.
A l’époque, s’il a tout quitté pour franchir  le Sahara, c’est parce que « [son] propre frère », qui avait appris son homosexualité, « [lui] avait dit : “Si tu es gay, je préfère te tuer , ou me tuer, plutôt que de t’accepter». Avant cela, sa belle-mère, qui l’avait dénoncé à toute sa famille, l’avait bouté hors de la maison familiale.

Vis-à-vis de sa famille, Mansour a pris sa décision depuis longtemps : « Je ne leur dirai jamais. Ma famille vit à la campagne, elle est très connue, le scandale serait énorme. Je suis presque sûr que je serais renié. Aujourd’hui, comme je suis l’aîné, je suis déjà le sujet de conversation des réunions de famille du dimanche : on se demande pourquoi je ne suis pas encore marié. Pour vivre en paix, j’aurais une double vie, je me marierais comme tout le monde  avec une femme, et j’aurais des enfants. Et je sais qu’il faudrait que je me cache toute ma vie. » Selon Amadou, « de nombreux gays sénégalais se protègent de cette manière. A Dakar, on se débrouillait toujours pour avoir  des copines, mais sans coucher  avec elles. Et je sais qu’ici, beaucoup de Marocains font pareil », regrette-t-il. Pour lui, si les deux pays partagent cette vision homophobe, ce n’est pas leur seul point commun.

Doublement vulnérables

« Ici et là-bas, officiellement, personne n’est homosexuel. » Dans les deux pays, l’homosexualité est punie par la loi et passible de prison ferme. Au Sénégal, les chasses à l’homme contre les homosexuels, avérés ou présumés, sont fréquentes. Le 30 mars, une impressionnante vidéo montrant des étudiants d’une université dakaroise à la poursuite d’un de leurs confrères, accusé d’avoir fait des avances à un homme dans les vestiaires, avait été largement partagée sur Internet.

Au Maroc, Amadou raconte avoir été, dans l’intimité, confronté à des situations gênantes« Loin du regard des autres, des médecins, des bureaucrates ou des chauffeurs de taxi me disent directement, de but en blanc : “J’aimerais bien passer  un bon moment avec toi, mais discrètement. Comme je suis subsaharien, et qu’ils savent que je suis seul dans ce pays, ils essaient de profiter  de ma vulnérabilité. Il y a beaucoup plus de gays qu’on le croit au Maroc, comme au Sénégal. » En échange de son silence pour un moment ensemble, certains tentent parfois de lui proposer  un repas, un logement  ou de l’argent.
Cependant, Amadou et Mansour disent moins souffrir  de l’homophobie ici que dans leur pays d’origine. En revanche, ils n’échappent pas aux difficultés qu’endurent les Subsahariens du royaume à cause de leurs origines. « Le racisme est très présent ici, regrette Amadou. Il y a les chauffeurs de taxi qui ne te prennent pas. Les gens qui t’appellent “Ebola” dans la rue. Ceux qui t’interpellent en te disant que tu es venu dans leur pays prendre  leur argent. » Et Mansour de poursuivre  la liste : « Dans la rue, on te dit souvent bonjour avec une insulte. Au travail, certains clients demandent à être reçus par quelqu’un d’autre qu’un Noir. Je connais des gens qui ont même été agressés. Et, dans ces cas-là, inutile d’aller voir  la police , elle ne fera rien pour toi. »


Récemment, un spot publicitaire antiraciste réalisé par Leila Alaoui, la jeune photographe marocaine décédée en janvier lors des attaques terroristes de Ouagadougou, a été censuré par trois grandes chaînes de télévision marocaines, Médi1 TV, 2M et Al-Aoula. Néanmoins, des associations marocaines, comme le Groupe antiraciste de défense  et d’accompagnement des étrangers et migrants (Gadem), tentent delutter  contre ces préjugés par des campagnes de sensibilisation et de venir  en aide  aux Subsahariens du Maroc. Mais Amadou et Mansour n’ont pas osé les contacter.

Aucun des deux Sénégalais ne s’imagine d’ailleurs un avenir  au Maroc, ce pays qu’ils ont choisi par pragmatisme pour fuir l’homophobie. Sans véritablement croire  à une évolution des lois et des mentalités, Amadou espère tout de même un peu plus de tolérance : « Il faut que les gens comprennent qu’on est né gay, que rien ne peut changer  ça. » En attendant, il rêve d’Europe, sans oser  aller  déposer une demande d’asile, qui l’obligerait à évoquer  son homosexualité. « J’ai peur. Je n’en ai pas encore eu la force. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’y arrive pas. Je préfère me battre  pour travailler gagner  de quoi avoir un visa, et partir . »









 

Lemonde.fr

Vendredi 15 Avril 2016 23:29


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