Ce texte à but didactique, sorte d’ « Apartheid pour les Nuls », revient sur plusieurs dizaines d’années d’un système inique qui poussa le ségrégationnisme à son paroxysme.
L'Apartheid (mot afrikaans, une langue parlée par les colons néerlandais, signifiant « le fait de tenir à part ») fournit l'exemple d'un vrai racisme différentialiste d'État qui cherchait à se légitimer par la religion. C'est le ségrégationnisme poussé à son point le plus culminant. L'Apartheid est le résultat d'un long processus qui commença le 6 avril 1652 avec l'arrivée d'un groupe de Néerlandais, les Boers (paysans). Leur installation progressive dans ce qui est aujourd'hui la République d'Afrique du Sud, s'est faite de guerres, d'appropriations des terres des populations locales (San, Khoï, Zoulous, etc.), etc. Se considérant peuple élu de Dieu, ils se donnaient comme mission d'apporter la « civilisation » aux populations locales.
Sous la houlette progressivement de personnalités telles que Paul Kruger, Piet Retief, Louis Botha, James Barry Munnik Herzog, Daniel Malan, quelques intellectuels de l'Université de Stellenbosh, etc., les Boers finirent par se reconnaître une culture afrikaner commune dans laquelle l'Eglise réformée hollandaise jouait un grand rôle. Ils mirent en place une politique différentialiste qu'ils légitimèrent par la Bible. Cette politique se définissait par le concept de « l'unité dans la diversité »: vivre ensemble, mais de façon indépendante et séparée. Sont invoqués comme arguments de légitimation, des passages de la Bible tels que ceux relatant l'histoire de la tour de Babel. Dieu, disaient ces Boers, par le récit de la tour de Babel, ne démontrait-il pas qu'Il était pour la diversité des langues, des couleurs, des territoires? Le texte de Joshué (23:12/30) n'indiquait-il pas également que Dieu abhorrait le métissage des communautés ? Voilà, entres autres, comment les Afrikaners conféraient une légitimité théologique à leur mouvement. Cela donnera un cachet particulier à la politique de l'Apartheid mise en place dès 1948 après la victoire du Parti national dirigé par Daniel Malan. Cette politique se traduisait par l'adoption de lois consacrant la ségrégation raciale. La population était divisée en quatre catégories : Blancs, Métis, Indiens, Noirs, avec pour chacune un territoire bien délimité.
C'est en 1923 que Louis Botha (1862-1919), premier ministre de 1910 jusqu'à sa mort, promulgua le Native Land Act qui attribuait à la population noire seulement 7,3% du territoire; ce qui entraîna des déplacements massifs de populations qui se ruèrent vers les villes où elles ne trouvèrent que misère et désolation. Mais l'Apartheid se traduisait concrètement dès la victoire du Parti national conduit par les nationalistes afrikaaners par deux politiques: un «Grand Apartheid » et un « Petit Apartheid ».
Le « Grand Apartheid »
Le « Grand Apartheid » est organisé autour de plusieurs grandes lois. C'est d'abord la Prohition of Mixed Marriages Act votée en 1949 qui interdisait comme son nom l'indique les mariages inter-raciaux. L'Immorality Amendment Act (loi sur l'immoralité) de 1950, au nom d'une « pureté » de la « race », suivait qui prohibait les relations sexuelles entre les éléments des différentes catégories de la population. Une des premières victimes de cette loi fut un ministre afrikaner du Cap qui a été accusé d'avoir eu des relations sexuelles avec son domestique dans son garage. Il fut suspendu et sa maison rasée au bulldozer ! La même année est votée la loi de recensement de la population (The Population Registration Act ) qui classait les habitants du pays en trois groupes raciaux : les Blancs, les Noirs (regroupés en neuf ethnies), et les Métis (incluant les Chinois et les Indiens, lesquels deviendront un groupe distinct). La classification s'est faite en tenant compte de critères tels que l'aspect physique et la position sociale.
La difficulté de la distinction entre Métis à la peau claire et Afrikaaners au teint mat a suscité, chose étrange, l'utilisation du peigne pour les départager. Un peigne était en effet placé dans les cheveux ; s'il tombait, la personne était considérée comme blanche ; dans le cas contraire, elle était tenue pour un métis. L'on considérait en effet, de façon peu claire, qu'un blanc est une personne qui "in appearance is obviously a white person who is generally not accepted as a Coloured person; or is generally accepted as a white person and is not in appearance obviously a white person. » (« en apparence apparaît évidemment comme un blanc et ne peut être considéré comme une personne de couleur; ou qui est considéré généralement comme un blanc et ne l'est pas de façon apparente» ).
À ces lois s'ajoute la Group Areas Act (Loi sur les zones territoriales) qui délimita des territoires pour chaque catégorie de population. Les Noirs se virent attribuer ce qu'on appela les Homelands qui deviendront les fameux Bantoustans, de véritables ghettos. Concrètement, les Noirs devaient y gérer leurs affaires, pratiquer leur langue et leur culture comme ils l'entendaient.
Le « Petit Apartheid »
Le « Petit Apartheid » se traduisait lui aussi par des lois iniques. En 1952, les Noirs étaient obligés par la Pass Laws Act de porter sur eux un « pass », une sorte de laissez-passer affichant clairement leur identité et leur lieu de résidence. En 1953, la Separate Amenities Act créa la séparation des lieux publics (plages, écoles, cliniques sanitaires, transports publics, spectacles, toilettes, etc.). La Bantu Act de 1953 proposa un enseignement fondé sur les valeurs de la culture boer. Elle mettait en place des types d'enseignement différents selon les « races ». Les populations bantoues par exemple n'avaient pas droit aux matières scientifiques. L'accent était mis plutôt sur des domaines manuels tels que l'agriculture ; ce qui devait les maintenir dans une forme de servitude. Hendrik F. Verwoerd, celui qui est considéré comme le grand architecte de l'Apartheid et l'un des artisans de cette Bantu Education, formé au nazisme en Allemagne, déclarait qu'au-delà de certaines formes de travail (« above the level of certain forms of labour. »), il n'y avait pas de place pour eux [les Noirs] (« there was no place for them »). Toute personne qui osait protester était passible de cinq années d'emprisonnement !
À la Bantu Act faisait suite en 1959, la Extensions of Universities Act qui mettait en place trois universités pour les populations noires auxquelles interdiction était faite de fréquenter les universités anglophones. Ces politiques arbitraires déclenchèrent des révoltes dans le pays. En 1960 des Noirs brûlent leurs « pass » dans le Transvaal et sont sévèrement réprimés (on compta 69 morts et plus de cent blessés). Nelson Mandela crée l'Umkhonto We Siswe (« la Lance de la Nation »), mouvement armé de l'ANC (African National Congress, créé en 1912). Il est arrêté en août 1963 et condamné à la prison à vie en 1964. En 1976 dans le township (zone d'habitation aux conditions de vie désastreuses) de Soweto éclatèrent ce que l'histoire retiendra comme étant « les émeutes de Soweto ». Les Noirs se révoltèrent sous la houlette du leader de la Black Consciousness (Conscience Noire, mouvement créé en 1968), Steve Biko, contre la généralisation de la langue Afrikaans dans l'enseignement. La répression qui s'ensuivit fit plusieurs victimes. Toutefois, la communauté internationale alertée commençait à dénoncer de plus en plus ouvertement le régime sud-africain.
En 1983, Pieter Botha initia avec son gouvernement une politique d'intégration à l'égard des Métis et des Indiens et ignora les 25 millions de Noirs qu'il voulait affaiblir. La nouvelle Constitution de 1984 permettait aux Métis et aux Indiens d'être dorénavant représentée au Parlement; ce qui fut ressenti comme une profonde injustice par les Noirs. Les émeutes éclatèrent de plus belle. Et, en 1984, une vaste campagne de manifestations contre le gouvernement couvrit tout le pays sous la direction de L'United democratic Front (le Front démocratique uni) regroupant des centaines d'organisations anti-Apartheid. Les Noirs devaient progressivement obtenir leur pleine citoyenneté. Ce n'est qu'avec l'arrivée de Frederik De Klerk aux commandes du gouvernement que l'Apartheid touchera à sa fin. Mandela est libéré en 1990 et l'ANC gagne les élections de 1994. Toutefois, les plaies de cette politique ségrégationniste sont encore aujourd'hui béantes en Afrique du Sud. Des disparités subsistent entre Blanc et Noirs malgré la cure psychologique que constituait la Commission Vérité et Réconciliation en 1995.
Notons que l'Apartheid, véritable politique ségrégationniste, avait donné lieu également à des expérimentions biochimiques ignobles notamment une politique secrète de stérilisation des Noirs visant à les éliminer. Un véritable « bio-terrorisme d'État » était orchestré en effet par celui que l'on appellera sinistrement « Docteur la mort », le scientifique Wouters Basson.
L'Apartheid médical
Cette pratique de la stérilisation a été envisagée à une large échelle et a fait l'objet d'une vaste campagne de recherches scientifiques. À la fin des années 70 et au début des années 80, l'Afrique du Sud a mis en place un programme de développement d'armes bio-chimiques pour lutter contre les velléités du communisme et éradiquer les Noirs dont les revendications se faisaient de plus en plus pressantes. Project Coast, tel était le nom de ce projet, à été mis au jour par la Commission Vérité et Réconciliation. Le journaliste Tristan Mendes France a porté à la connaissance du monde francophone ce projet funeste grâce à son ouvrage, Dr La Mort. Enquête sur le bioterrorisme d'État en Afrique du Sud. Ce projet a bénéficié de larges moyens.
Avec une subvention de près de 10 millions de dollars US, il a impliqué près de 200 personnes parmi lesquelles des scientifiques de haute renommée. Le chef d'orchestre, Wouters Basson, personnage à la réputation sulfureuse voyagea dans plusieurs pays afin de bénéficier des connaissances pointues que cette entreprise exigeait. Le projet qui, disait-on avait un but défensif, envisageait un volet offensif qui devait permettre de liquider les militants actifs de la SWAPO (Organisation populaire du sud-ouest africain, principal parti politique namibien depuis l'indépendance de 1990), les opposants noirs du Kwazulu Natal, etc. De nombreux produits et substances furent testés dans des laboratoires tels que le Roodeplaat Research Laboratories à Pretoria : parapluies à bout empoisonné, cannes-fusils, venin de serpent, bière au thallium, chocolat au cyanure, cigarettes contenant le bacille de charbon, fioles de choléra, etc. Des recherches furent effectuées sur les phéromones (signaux chimiques libérés par les animaux et servant dans une espèce donnée, à livrer des informations aux congénères) pour contrôler les foules. L'objectif était « de comprendre comment les phéromones pouvaient être utilisées pour rendre une foule nerveuse et ainsi manipulable, ou dans le cas inverse de la calmer ». Des substances furent ainsi testées sur des prisonniers noirs dont les corps furent, par la suite, jetés à la mer. Des entreprises secrètes visaient des personnalités du mouvement noir. Un des projets consistait à endommager le cerveau de Nelson Mandela, leader charismatique de l'ANC en lui administrant du thallium. Il s'agissait selon un des hauts responsables du Project Coast, le vétérinaire de renommée mondiale, Schalk van Rensburg de « ...réduire le niveau d'efficacité (de Mandela) en provoquant un endommagement progressif de son cerveau ».
Une autre cible fut le révérend Frank Chikane. Une substance toxique, le paraxone, fut appliquée sur ses sous-vêtements; il en tomba malade à plusieurs reprises. Il ne fut sauvé de la mort que par le fait que sa dernière rechute se passa aux Etats-Unis où les enquêteurs du FBI, alertés par ses fréquentes hospitalisations, découvrirent la substance en cause. Schalk von Rensburg devait affirmer lors des séances de la Commission Vérité et Réconciliation, qu'au « lieu d'étaler la toxine sur une grande surface d'un des sous-vêtements du révérend Chikane, ils (les agents chargés de l'exécution) l'ont appliquée sur un petit point précis et ceci sur plusieurs caleçons. Du coup, Frank Chicane est tombé plusieurs fois malade sans décéder, ce qui a tout de suite fait penser à une tentative d'empoisonnement. De plus, les services secrets pensaient que le révérend allait séjourner uniquement en Namibie, où ils espéraient que la médiocrité du système médical n'aurait pas permis de déceler l'origine de l'assassinat. Or, Frank Chicane est parti aux États-Unis... ».
L'aspect le plus important du Projet Coast consistait cependant à mettre sur pied un programme permettant de stériliser la population noire dont la natalité était perçue comme une menace à la suprématie blanche. Selon le journaliste Mendes France : « Un autre volet du programme consistait à limiter la fertilité des noirs pour réduire leur démographie. Daan Gooser, le directeur du RRL de 1983 à 1986, dévoila que le Project Coast avait pour mission de développer un stérilisant pouvant être appliqué clandestinement sur des sujets noirs. C'était à ses yeux, ainsi qu'aux principaux responsables politiques, l'un des aspects les plus importants du programme. Une nécessité absolue pour la sécurité nationale à long terme. Les scientifiques de Roodeplaat travaillèrent ainsi sur un vaccin pour homme et étudièrent la meilleure façon d'inoculer le produit sans alerter la population. Fut envisagée l'introduction de la substance stérilisante dans les réserves publiques d'eau ou dans des biens de grande consommation comme la bière ou le maïs. L'idée étant que moins il y aurait de Noirs à l'aube de la démocratisation, moins il y aurait de votants noirs. Par conséquent, la population blanche ultra-minoritaire pourrait avoir une meilleure représentation politique.»
Des recherches effectuées sur le plan de la génétique devaient permettre, en ciblant la mélanine des Noirs de créer une véritable « bombe ethnique », raciste, sélectivement dirigée. Plusieurs pays, en parfaite violation de l'embargo contre le régime d'Apartheid, vont être impliqués dans ce projet ignoble parmi lesquels on peut notamment citer les États-Unis et la Suisse.
Le Project Coast pourrait même avoir contribué à la propagation du Sida en Afrique du Sud, pays durement touché par cette maladie. En effet, même si le fait n'est pas établi avec certitude, il est cependant avéré, nous dit Mendès France, que l'armée sud-africaine disposait d'échantillons du Sida et que du sang contaminé par le virus fut lyophilisé dans le cadre du Project Coast et utilisé contre des individus jugés "dangereux"