Portrait - Robert Bourgi : un acteur déclinant de la "Françafrique" règle ses comptes

Sous ses dehors affables, sous son charme de conteur oriental, Robert Bourgi est un homme de conflits. Normal : les résoudre, au besoin après les avoir lui-même suscités, constitue son gagne-pain. Lorsqu'il apparaît dans les médias, c'est toujours à un moment qu'il a lui-même choisi : soit qu'il ne parvienne plus à réprimer son envie de se mettre en avant ; soit que, en disgrâce, il voie son activité décliner et qu'il ait besoin de publicité, voire de se venger, éventuellement au prix d'une partie de billard à trois bandes.



Tel peut être le cas de son hallucinant récit, au Journal du dimanche du 11 septembre, des remises de valises africaines remplies de billets à Jacques Chirac et Dominique de Villepin. Ce témoignage accablant épargne Nicolas Sarkozy, son plus prestigieux employeur depuis quatre ans, mais un patron qui l'a récemment mis sur la touche.

Que des présidents africains aient financé des campagnes électorales françaises tient du secret de Polichinelle. Le procès Elf a montré la porosité des circuits financiers du pétrole africain, et M. Bourgi lui-même a raconté avec jubilation, en décembre 2010, dans un remarquable documentaire de France 2 (Françafrique, de Patrick Benquet), comment il gérait la longue file des responsables politiques faisant antichambre à l'Hôtel Meurice, à Paris, pour être reçus par le président gabonais Omar Bongo, mort en 2009. Mais, cette fois, le caractère circonstancié et nominatif de ces accusations laisse penser que leur auteur a pris le risque de suites judiciaires.

Le champ d'action de M. Bourgi est limité, mais juteux. Il s'agit des quelques pays d'Afrique de l'Ouest, anciennes possessions françaises – Gabon, Congo, Côte d'Ivoire –, qui continuent d'entretenir des relations d'interdépendance avec Paris : défense du régime en place par la diplomatie, voire l'armée de l'ancienne métropole, contre accès privilégié aux matières premières, voire financement électoral occulte.

"LE CANDIDAT DE BOURGI, C'EST ALI BONGO"

Né à Dakar, voici 66 ans, dans une famille d'origine libanaise, Robert Bourgi a été formé à bonne école, celle de Jacques Foccart, grand architecte, auprès du général de Gaulle, de ce système postcolonial dont il se prétend l'héritier. Son métier – vendre à des personnalités africaines des contacts auprès de hauts responsables français – ressemble à s'y méprendre à celui de ces "émissaires officieux qui n'ont d'autre mandat que celui qu'ils s'inventent", ceux-là mêmes dont le candidat Sarkozy avait ainsi annoncé la fin à Cotonou (Bénin) en 2006.

Pourtant, depuis l'arrivée au pouvoir de M.Sarkozy, les affaires de cet intermédiaire discret ont été florissantes. A peine élu, le président de la République lui a remis la Légion d'honneur, en l'engageant à "participer à la politique étrangère de la France avec efficacité et discrétion". M. Bourgi sera l'émissaire officieux du président, l'homme des missions trop sensibles pour être confiées à ces légalistes de diplomates, qui le détestent. Il organise la rencontre entre M. Sarkozy et le président ivoirien, Laurent Gbagbo, à New York fin 2007, et fait intervenir Omar Bongo auprès de Nelson Mandela pour que Carla et Nicolas Sarkozy puissent être pris en photo, en 2008, avec l'icône sud-africaine.

Mais son irrépressible besoin de se faire valoir aux yeux de ses clients le conduit à commettre des gaffes. En 2009, alors que l'Elysée assure que Paris n'a aucune préférence pour la succession d'Omar Bongo, il déclare au Monde : "Le candidat de Robert Bourgi, c'est Ali Bongo. Or, je suis un ami très écouté de Nicolas Sarkozy. De façon subliminale, l'électeur le comprendra." En la matière, son coup de maître est sans doute d'avoir fait filmer par une équipe de Canal+, en avril 2008, la repentance de Claude Guéant dans le bureau d'Omar Bongo, à Libreville, après que Jean-Marie Bockel, secrétaire d'Etat à la coopération, eut été limogé pour avoir mis en cause le caractère prédateur du régime gabonais. Face à la caméra, Omar Bongo menace: "Il y a des secrets d'Etat. Il y a des choses qui ne doivent être dites qu'entre chefs d'Etat."

"JE DIS CE QUE JE SAIS"

Mais l'étoile de M. Bourgi a pâli. Le départ de l'Elysée de son ami Claude Guéant l'a affaibli. Alain Juppé aurait fait de la mise à l'écart de l'avocat une condition de son retour au Quai d'Orsay. Sur intervention du ministre des affaires étrangères, le nom de M. Bourgi a été retiré, en juin, de la liste des invités à l'investiture d'Alassane Ouattara, le nouveau président ivoirien. On lui reproche d'avoir misé trop longtemps sur la victoire de M. Gbagbo.

Même Ali Bongo se montre plus distant que son père. Quant au président sénégalais, Abdoulaye Wade, autre client, il n'a guère apprécié que M. Bourgi raconte urbi et orbi que son fils et dauphin Karim avait demandé l'intervention de l'armée française lors des émeutes de juin à Dakar.

Isolé, l'avocat semble jouer le tout pour le tout. Ses propos visent explicitement Jacques Chirac et Dominique de Villepin, mais ils ne sont pas totalement rassurants pour M. Sarkozy. "Je dis ce que je sais. Ni Omar Bongo ni aucun autre chef d'Etat africain, par mon intermédiaire, n'a remis d'argent ni à Nicolas Sarkozy ni à Claude Guéant ", dit-il au JDD. Cela n'écarte pas l'hypothèse de l'existence d'autres canaux, remarque une source diplomatique bien informée, qui souligne que M. Bongo avait l'habitude de diversifier ses largesses.

Scrupuleusement filmé par la télévision gabonaise, le défilé de dirigeants politiques venant se faire adouber par Omar Bongo dans sa résidence privée de Paris, juste avant l'élection présidentielle de 2007, atteste de cette ouverture d'esprit. On y voit M. de Villepin rendre un hommage appuyé à "la sagesse du président Bongo".

Nicolas Sarkozy puis François Bayrou s'asseyent eux aussi sur le canapé jaune où le chef de l'Etat gabonais reçoit. A sa sortie, le futur président français déclare : "J'ai écouté les conseils du président Bongo, qui a une grande expérience diplomatique. (…) J'ai recueilli ses sentiments d'amitié, qui sont, pour moi, très importants."
Philippe Bernard
Jacques Foccart, inventeur de la relation Elysée-Afrique

Gaulliste historique, Jacques Foccart, dont se revendique aujourd'hui Robert Bourgi, a symbolisé jusqu'à la caricature les relations troubles entretenues par la France avec son ancien pré carré africain.

Ancien résistant, Jacques Foccart, né en 1913, est tout d'abord une cheville ouvrière du Rassemblement du peuple français (RPF), éphémère parti gaulliste au sein duquel il est en charge de l'outre-mer, un dossier qu'il connaît pour avoir géré une petite affaire d'import-export aux Antilles.

Il devient, après le retour au pouvoir du général de Gaulle, en 1958, secrétaire général de la présidence pour la Communauté et les affaires africaines et malgaches. Il occupe ce poste jusqu'en 1974, tissant des réseaux efficaces et secrets avec la plupart des anciennes colonies françaises.

Ecarté après l'arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d'Estaing en 1974, le retour à Matignon en 1986 de Jacques Chirac, dont il est un conseiller, lui permet de reprendre brièvement du service.

En 1995, après l'élection de M. Chirac, sans qu'il joue les premiers rôles, son réseau restera influent, jusqu'à sa mort, en 1997.
Source: Le Monde.fr


Lundi 12 Septembre 2011 14:43


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