Entre avril et juillet 1994, en l’espace de cent jours, près de un million de Rwandais ont été tués. L’essentiel des victimes appartenaient à la minorité tutsi, alors que les auteurs de cette véritable entreprise d’extermination étaient les Hutus, communauté majoritaire au pouvoir au Rwanda depuis 1962. Plusieurs milliers de Hutus modérés qui n’adhéraient pas à l’idéologie raciste de leurs dirigeants, ont aussi trouvé la mort dans ce bain de sang dont le pays des Mille collines commémore cette année le vingtième anniversaire.
Les cérémonies de commémoration ont lieu à Kigali le 7 avril, en présence du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon et des délégations officielles étrangères représentant notamment l’ancienne puissance colonisatrice, la Belgique, les Etats-Unis et l’Afrique du Sud. La France a elle décidé samedi d’annuler sa participation après les déclarations du président Paul Kagame l'accusant d'avoir participé aux massacres. Vingt ans après, malgré le travail fait par des historiens et des enquêteurs judiciaires locaux et internationaux, l’ampleur et les circonstances de ces massacres continuent de susciter stupeur et interrogations.
L’une des principales interrogations concerne l’attentat qui a visé le 06 avril 1994 l’avion ramenant au pays le président hutu du Rwanda, Juvénal Habyarimana. Considérée comme le signal du déclenchement du génocide, cette explosion, qui a coûté la vie au président et aux membres de l’équipage du Falcon présidentiel, n’a pas été élucidée à ce jour.
Le juge parisien Jean-Louis Brugière, qui a dirigé la première enquête sur cet attentat, a accusé les proches de l’actuel président du Rwanda Paul Kagame, à la tête à l’époque des rebelles tutsis, d’avoir perpétré l’attaque. Kagame a évidemment rejeté l’accusation et a pointé du doigt, à son tour, les extrémistes hutus pour qui, selon lui, c’était le prétexte idéal pour mettre en œuvre leur plan d’extermination des Tutsis. Le rapport de l’expertise balistique réalisée à la demande du juge Marc Trévidic qui instruit désormais l’affaire infirmerait la thèse avancée par Brugière. Il indique que les missiles ont été tirés de la colline de Kanombe, alors occupée par les Forces armées rwandaises (FAR), mais sans pour autant conclure sur l'identité des auteurs de l'attentat.
Quoiqu’il en soit, l’attentat du 6 avril n’en marque pas moins un tournant dans l’histoire rwandaise contemporaine. Dès que la nouvelle de la mort du président a été connue, les extrémistes hutus sont descendus dans les rue, appelant la population à exterminer les Tutsis pour venger le président disparu. Les militaires proches des extrémistes ont pris le pouvoir dans la foulée. Ils se sont d’abord débarrassés des Hutus modérés qui s’opposaient à leur projet meurtrier, avant de lancer une campagne nationale de massacres. Les violences touchent d’abord la capitale qui devient l’épicentre du génocide en marche, avant de s’étendre dans tout le pays. Les tueries ne s’arrêteront que trois mois plus tard.
Un peu d’histoire
Au moment des faits, ces tueries s’apparentaient aux yeux des médias internationaux à la « colère populaire » spontanée après l’attentat qui avait coûté la vie au président Habyarimana. On sait que, loin d’être une explosion soudaine et imprévisible, le massacre des Tutsis est bien un génocide, l’élimination planifiée d’une partie de tout une partie de la population, dans un contexte de gestion racialisée de la société rwandaise depuis la colonisation.
A l’origine, Tutsis et Hutus constituent un seul et même peuple. Comme l’écrit Jean-Pierre Chrétien, grand spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, « tout le monde parle une seule langue, le kinyrwanda, et partage les mêmes croyances, la même culture, les mêmes clans et une histoire commune depuis des siècles ». Ce sont les puissances colonisatrices, les Allemands puis les Belges, nourris de la pensée de Gobineau sur l’inégalité des races, qui font des Tutsis et des Hutus deux groupes ethniques différents. Les colons privilégient les Tutsis, décrits comme des « Européens noirs » et jugés d’intelligence supérieure, au détriment des Hutus qualifiés de « Nègres bantous », réduits à leur condition d’agriculteurs. Les Tutsis étaient prioritaires dans l’accès aux écoles missionnaires et dans le recrutement pour les emplois administratifs.
Inutile de dire que les Hutus vivaient leur relégation comme une injustice. Ils font éclater leurs ressentiments au grand jour à la fin des années 1950, sous le masque des revendications pro-indépendantistes qui gagnent alors toute l’Afrique. Lorsque les Belges se retirent finalement du Rwanda en 1962, le pouvoir passe aux mains des Hutus, majoritaires dans le pays (85% de la population). C’est la fin des privilèges dont bénéficiaient les Tutsis jusque-là. Plus grave encore, ces derniers deviennent désormais les boucs émissaires des crises à répétition que traverse la nouvelle république rwandaise.
A partir de 1959, le Rwanda est le théâtre de régulières flambées de violences qui se traduisent par des massacres des Tutsi. Plusieurs milliers de Tutsis sont déplacés dans des camps. D’autres fuient dans les pays voisins (Ouganda, Congo, Burundi, Tanzanie). Près de la moitié de Tutsis rwandais avaient dû s’exiler entre 1960 et 1973 après plusieurs périodes de massacres et de discriminations. Interdits de revenir au pays natal, ces exilés s’organisent en Ouganda et créent en 1987 le Front patriotique rwandais (FPR).
L’engrenage génocidaire
Le 1er octobre 1990, le FPR lance sa première offensive sur le Rwanda. C’est le début de la guerre civile. Le président Juvénal Habyarimana qui a pris le pouvoir à Kigali en 1973 à la faveur d’un putsch, prend prétexte de cette attaque pour perpétrer des exactions contre les Tutsis de l’intérieur, accusés de complicité avec les rebelles du FPR. Les quotas ethniques qui existent depuis l’indépendance limitant à 9% la présence des Tutsis dans les écoles et les emplois sont renforcés. Le gouvernement instaure également les cartes d’identité mentionnant l’appartenance au groupe ethnique.
Parallèlement, le pouvoir s’appuie sur les médias, notamment le journal bimensuelKangura et la fameuse Radio-télévision libre des Mille collines pour distiller à travers le pays l’idéologie de haine qui sera le principal ressort du génocide. Les Tutsis sont qualifiés de « cancrelats » (inyenzi) par la presse radicale qui n’hésite pas à évoquer dès 1991 la machette comme réponse à la question tutsi. Last but not least, est fondée en 1992 la milice les Interahamwe (« ceux qui combattent ensemble », en kinyarwanda), rompue à l’exercice de la violence.
La bombe génocidaire est en place. Le crash du Falcon du président hutu le 06 avril 1994 servira de briquet pour allumer la mèche.
Massacres
Dès le lendemain de l’explosion, commencent des massacres à grande échelle. On tue avec méthode et application. Des listes des personnes à tuer sont établies par les autorités. Puis entrent en action les bras armés de l’administration que sont les milices hutu Interahamwe et les Forces armées rwandaises (FAR). Ceux-ci érigent des barrages routiers, fouillent les maisons. Hommes, femmes et enfants sont exterminés à coups de machettes, déchiquetés par les grenades et les obus, dans la rue, chez eux et parfois au sein même des églises et des écoles où ils s’étaient réfugiés. De telles scènes se répètent partout dans Kigali. En l’espace d’un mois, un quart de la population de la capitale qui comptait alors 200 000 habitants est exterminée.
Il ne faut pas plus d’une dizaine de jours pour que les massacres s’étendent à l’ensemble du pays. Le nouveau gouvernement issu de la mouvance de la « Hutu Power » qui a pris le pouvoir dans les heures qui ont suivi la disparition du président Habyarimana, relaie sans tarder son mot d’ordre meurtrier aux autorités locales. Dans les profondeurs du pays, faute de miliciens, les civils sont mobilisés par les autorités et les médias à la solde du pouvoir. On les rétribue, on les menace pour les pousser à participer aux massacres de leurs voisins, de leurs collègues et parfois des parents.
Avec en moyenne 10 000 morts par jour, les tueries qui ont ensanglanté les collines et les marais rwandais en ce printemps 1994 s’apparentent à l’un des plus grands crimes de l’histoire du XXe siècle. « L’ampleur, les circonstances et la simultanéité des massacres ne laissent aucun doute sur leur préparation minutieuse », écrit Hélène Dumas , auteur d’un récent ouvrage très remarqué sur les massacres, intitulé Le Génocide au village (Seuil).
Le rôle de la communauté internationale
Les tueries au Rwanda prennent fin le 04 juillet 1994, avec la prise de Kigali par les rebelles du FPR dirigés par Paul Kagame, devenu président. Depuis cette libération, la communauté internationale s’est réinvestie dans le pays, avec notamment la création par l’ONU du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Les juges du TPIR ont qualifié les massacres du Rwanda de « génocide » dès leur premier jugement prononcé en septembre 1998, les plaçant sur le plan juridique au même niveau que le génocide arménien de 1915-16 et le génocide des Juifs et des Tsiganes commis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Rappelons que selon la Convention pour la prévention et la répression du crime du génocide adoptée par les Nations unies en 1948, le génocide est un acte criminel perpétré dans le but de détruire « en tout ou en partie, un groupe national, ethnique ou religieux ».
Cette reconnaissance juridique de la souffrance des Rwandais est importante, mais malgré cette reconnaissance, beaucoup de survivants du génocide de 1994 doivent se demander en ce temps de commémorations pourquoi la communauté internationale n’est pas intervenue au Rwanda lorsqu’il était encore temps pour arrêter le bain de sang ? Les Casques bleus déployés dès octobre 1993 dans le cadre de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) pour aider à l’application des accords d’Arusha entre le FPR et le gouvernement rwandais, ne pouvaient pas ignorer la réalité des massacres systématiques qu’a déclenché l’attentat meurtrier contre le président Habyarimana.
A Kigali, les Nations unies sont sur la sellette pour avoir amputé la Minuar de la quasi-totalité de ses troupes dès le début des événements. La Belgique, mais surtout la France, sont sur la sellette pour leur amitié avec le régime hutu. En 1997, une commission d’enquête du Sénat belge s’est penché sur ce sujet - ô combien !- épineux. En France, faute de commission, c’est une mission d’information parlementaire qui, en 1998, rejettera la responsabilité directe de la France dans le génocide, tout en pointant du doigt sa trop grande proximité avec le régime Habyarimana et son armée. Mais les nouvelle accusations de Paul Kagamé, quant au rôle de la France dans le génocide, le démontrent, vingt ans après le génocide, les plaies sont loin d’être refermées.
Source : Rfi.fr
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