des jeunes talibés qui sont en train de manger dans la rue
« Savoir s’étonner à propos de tout est le premier pas sur la route de la découverte », disait un pasteur. Cette assertion lourde de sens nous montre à quel point, l’indifférence et l’insouciance sont des catégories insidieuses. A force de considérer normale une chose anormale, elle finit par l’être.
Ce 20 avril, a été célébrée au Sénégal, la journée nationale du talibé. Une occasion pour s’arrêter sur ce phénomène social pour le moins complexe. Certes, une journée est utile mais elle est loin d’être suffisante. C’est un combat de tous les jours et de toutes les énergies.
La lancinante question des talibés, du nom de ces élèves de l’école coranique dont la caractéristique principale est l’errance et la mendicité, interpelle plus d’un titre. Une nécessaire prise de conscience s’impose alors pour sortir de la crise de conscience. Car, il faut avoir perdu toute capacité ou faculté d’indignation pour ne pas s’émouvoir devant le spectacle massif et désolant de ces enfants en haillons, sébile à la main et à la santé chancelante, arpentant en toute insécurité les artères des grandes villes à la quête de pitance au lieu du savoir. C’est une atteinte à la dignité du Coran parce que le Seigneur aime ce qui est beau et majestueux. La responsabilité est plurielle.
D’abord, celle des parents qui envoient leurs progénitures dans les daaras sans le moindre accompagnement affectif, matériel et pécuniaire. Ces familles se défaussent complètement sur les maîtres coraniques, s’appuyant sur le prétexte qu’elles n’ont besoin que de leurs « os », allusion faite à la mort et à l’au-delà.
Une part de responsabilité incombe également à ces marabouts qui acceptent qu’on leur confie des élèves alors qu’ils n’ont pas les moyens de subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Ils se voient ainsi obligés de les envoyer dans la rue mendier pour obtenir de quoi vivre. Cependant, il faut noter que certains de ces préposés à l’enseignement coranique sont de véritables contrebandiers religieux qui investissent le créneau porteur à des fins bassement spéculatives.
Ensuite, la société laisse faire, se donnant bonne conscience elle lâche quelques piécettes dans les « pots de tomates » de ces jeunes mendiants. Au lieu de soutenir conséquemment ces écoles pour stopper en amont le fléau qui est loin de heurter réellement la conscience blasée de nos concitoyens. Beaucoup croient encore qu’on ne peut apprendre le Coran sans mendier. Cela n’a aucune base religieuse solide. C’est simplement une tradition séculaire. Une manière de forger dans le dur des apprentis et de les préparer aux rigueurs de la vie, sans rigorisme exagéré.
L’essentiel est de préserver le contenu en améliorant le contenant. L’islam ne fait pas de la mendicité une condition sine qua non pour entreprendre l’étude du Saint Livre. L’obscurantisme se nourrit de superstitions et d’idées reçues. Les chefferies religieuses devraient œuvrer à conscientiser les masses dans ce sens. Quelques guides conscients commencent à délaisser cette exploitation non fondée.
En Arabie saoudite, berceau de l’islam, les élèves inscrits dans les sciences religieuses ne font pas la manche dans la rue. Ailleurs également, notamment en Afrique, ce phénomène n’existe presque pas. Cela explique la présence massive au Sénégal de jeunes talibés en provenance de la Guinée Bissau.
Enfin dans cette géographie des imputations, l’Etat tient le haut du pavé. Il est anormal pour un segment de l’enseignement qui occupe des centaines de milliers de pensionnaires, de la part des pouvoirs publics, de ne pas lui accorder une attention à la hauteur de sa représentativité. On ne peut feindre d’ignorer l’importance sociale de l’apprentissage du Coran au Sénégal. Pour la plupart des musulmans, il est inconcevable d’éduquer un enfant à l’écart du texte sacré. C’est par conséquent une donnée sociologique forte dont il faut tenir compte.
Si le problème perdure, c’est que les autorités ne l’ont pas encore suffisamment pris à bras le corps. Les écoles coraniques sont quasiment laissées à elles-mêmes dans un contexte de cherté de la vie. Les subventions publiques à l’enseignement privé, évaluées à près d’un milliard, leur échappent comme par enchantement. Ce qui constitue un déni de justice préjudiciable à l’équilibre sociétal, car ces institutions, pour privées qu’elles soient, remplissent également une mission de service public.
Dans cette entreprise, l’Etat doit être accompagné par les bailleurs de fonds qui, en lieu et place de la simple dénonciation, doivent mieux s’impliquer. A noter que le partenariat pour le retrait des enfants de la rue initié par la Banque mondiale tarde encore à produire de véritables effets.
Au-delà, l’Etat est aujourd’hui appelé, de concert avec tous les acteurs sociaux, à définir le type de citoyen qu’il veut construire pour l’édification d’une cité forte et engagée dans le chemin de l’épanouissement intégral.
L’éducation étant la forge d’une nation, le chantier le plus urgent réside dans l’instruction citoyenne. Les daaras par le biais d’une meilleure réglementation avec des enseignants hautement qualifiés, un cadre adéquat aux plans de la restauration, du logement et de la santé, peuvent grandement y jouer.
Plus fondamentalement, nous avons besoin de réussir la synthèse entre notre africanité et les apports fécondants de l’Orient et de l’Occident. « Rien ne se crée, rien ne se perd tout se transforme », soutenait fort justement Lavoisier. Une identité ne doit pas être figée comme l’explique le philosophe Souleymane Bachir Diagne.
Tout est question de fidélité dans le mouvement. S’enraciner dans nos valeurs rafraîchies et refuser la complaisance coutumière, posture hermétique qui est le signe de la sclérose culturelle et spirituelle. L’échange mutuel fructueux est devenu un impératif dans ce monde globalisé où « la bataille se mène sur le terrain de l’esprit », selon Edgar Morin.
Les daaras sont un laboratoire qu’il convient, par la réforme fondamentale, de dépoussiérer pour leur refaire jouer leur rôle avant-gardiste. La plupart des érudits, dont nous nous honorons pour leur esprit d’éveil, sont les produits de ces écoles. A l’heure actuelle, il s’agit de les moderniser pour les rendre plus « compétitives » et attractives, sans trahir leur esprit et leur âme fondateurs : mettre sur orbite une personne pleine et entière, consciente et responsable. Cela pour éviter le drame de Samba Diallo dans l’aventure ambiguë.
« Il arrive que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que tout au long de notre cheminement, nous n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelques fois la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse », disait le personnage central de Cheikh Hamidou Kane.
L’enjeu citoyen tourne, aujourd’hui pour ne pas être dépassés, autour de la réussite de ce savant dosage entre le passé et le présent pour un avenir de succès. Mais hélas, à l’image de ces bouts de bois de Dieu, pour reprendre le vocable d’ Ousmane Sembene, notre société est dans la divagation et l’errance. Nous semblons naviguer à vue au gré des intérêts du moment. Finalement, cela devient, non pas une aventure, mais une mésaventure en plus ambiguë.
Abdoulaye SYLLA
syllaye@gmail.com
Ce 20 avril, a été célébrée au Sénégal, la journée nationale du talibé. Une occasion pour s’arrêter sur ce phénomène social pour le moins complexe. Certes, une journée est utile mais elle est loin d’être suffisante. C’est un combat de tous les jours et de toutes les énergies.
La lancinante question des talibés, du nom de ces élèves de l’école coranique dont la caractéristique principale est l’errance et la mendicité, interpelle plus d’un titre. Une nécessaire prise de conscience s’impose alors pour sortir de la crise de conscience. Car, il faut avoir perdu toute capacité ou faculté d’indignation pour ne pas s’émouvoir devant le spectacle massif et désolant de ces enfants en haillons, sébile à la main et à la santé chancelante, arpentant en toute insécurité les artères des grandes villes à la quête de pitance au lieu du savoir. C’est une atteinte à la dignité du Coran parce que le Seigneur aime ce qui est beau et majestueux. La responsabilité est plurielle.
D’abord, celle des parents qui envoient leurs progénitures dans les daaras sans le moindre accompagnement affectif, matériel et pécuniaire. Ces familles se défaussent complètement sur les maîtres coraniques, s’appuyant sur le prétexte qu’elles n’ont besoin que de leurs « os », allusion faite à la mort et à l’au-delà.
Une part de responsabilité incombe également à ces marabouts qui acceptent qu’on leur confie des élèves alors qu’ils n’ont pas les moyens de subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Ils se voient ainsi obligés de les envoyer dans la rue mendier pour obtenir de quoi vivre. Cependant, il faut noter que certains de ces préposés à l’enseignement coranique sont de véritables contrebandiers religieux qui investissent le créneau porteur à des fins bassement spéculatives.
Ensuite, la société laisse faire, se donnant bonne conscience elle lâche quelques piécettes dans les « pots de tomates » de ces jeunes mendiants. Au lieu de soutenir conséquemment ces écoles pour stopper en amont le fléau qui est loin de heurter réellement la conscience blasée de nos concitoyens. Beaucoup croient encore qu’on ne peut apprendre le Coran sans mendier. Cela n’a aucune base religieuse solide. C’est simplement une tradition séculaire. Une manière de forger dans le dur des apprentis et de les préparer aux rigueurs de la vie, sans rigorisme exagéré.
L’essentiel est de préserver le contenu en améliorant le contenant. L’islam ne fait pas de la mendicité une condition sine qua non pour entreprendre l’étude du Saint Livre. L’obscurantisme se nourrit de superstitions et d’idées reçues. Les chefferies religieuses devraient œuvrer à conscientiser les masses dans ce sens. Quelques guides conscients commencent à délaisser cette exploitation non fondée.
En Arabie saoudite, berceau de l’islam, les élèves inscrits dans les sciences religieuses ne font pas la manche dans la rue. Ailleurs également, notamment en Afrique, ce phénomène n’existe presque pas. Cela explique la présence massive au Sénégal de jeunes talibés en provenance de la Guinée Bissau.
Enfin dans cette géographie des imputations, l’Etat tient le haut du pavé. Il est anormal pour un segment de l’enseignement qui occupe des centaines de milliers de pensionnaires, de la part des pouvoirs publics, de ne pas lui accorder une attention à la hauteur de sa représentativité. On ne peut feindre d’ignorer l’importance sociale de l’apprentissage du Coran au Sénégal. Pour la plupart des musulmans, il est inconcevable d’éduquer un enfant à l’écart du texte sacré. C’est par conséquent une donnée sociologique forte dont il faut tenir compte.
Si le problème perdure, c’est que les autorités ne l’ont pas encore suffisamment pris à bras le corps. Les écoles coraniques sont quasiment laissées à elles-mêmes dans un contexte de cherté de la vie. Les subventions publiques à l’enseignement privé, évaluées à près d’un milliard, leur échappent comme par enchantement. Ce qui constitue un déni de justice préjudiciable à l’équilibre sociétal, car ces institutions, pour privées qu’elles soient, remplissent également une mission de service public.
Dans cette entreprise, l’Etat doit être accompagné par les bailleurs de fonds qui, en lieu et place de la simple dénonciation, doivent mieux s’impliquer. A noter que le partenariat pour le retrait des enfants de la rue initié par la Banque mondiale tarde encore à produire de véritables effets.
Au-delà, l’Etat est aujourd’hui appelé, de concert avec tous les acteurs sociaux, à définir le type de citoyen qu’il veut construire pour l’édification d’une cité forte et engagée dans le chemin de l’épanouissement intégral.
L’éducation étant la forge d’une nation, le chantier le plus urgent réside dans l’instruction citoyenne. Les daaras par le biais d’une meilleure réglementation avec des enseignants hautement qualifiés, un cadre adéquat aux plans de la restauration, du logement et de la santé, peuvent grandement y jouer.
Plus fondamentalement, nous avons besoin de réussir la synthèse entre notre africanité et les apports fécondants de l’Orient et de l’Occident. « Rien ne se crée, rien ne se perd tout se transforme », soutenait fort justement Lavoisier. Une identité ne doit pas être figée comme l’explique le philosophe Souleymane Bachir Diagne.
Tout est question de fidélité dans le mouvement. S’enraciner dans nos valeurs rafraîchies et refuser la complaisance coutumière, posture hermétique qui est le signe de la sclérose culturelle et spirituelle. L’échange mutuel fructueux est devenu un impératif dans ce monde globalisé où « la bataille se mène sur le terrain de l’esprit », selon Edgar Morin.
Les daaras sont un laboratoire qu’il convient, par la réforme fondamentale, de dépoussiérer pour leur refaire jouer leur rôle avant-gardiste. La plupart des érudits, dont nous nous honorons pour leur esprit d’éveil, sont les produits de ces écoles. A l’heure actuelle, il s’agit de les moderniser pour les rendre plus « compétitives » et attractives, sans trahir leur esprit et leur âme fondateurs : mettre sur orbite une personne pleine et entière, consciente et responsable. Cela pour éviter le drame de Samba Diallo dans l’aventure ambiguë.
« Il arrive que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que tout au long de notre cheminement, nous n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelques fois la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse », disait le personnage central de Cheikh Hamidou Kane.
L’enjeu citoyen tourne, aujourd’hui pour ne pas être dépassés, autour de la réussite de ce savant dosage entre le passé et le présent pour un avenir de succès. Mais hélas, à l’image de ces bouts de bois de Dieu, pour reprendre le vocable d’ Ousmane Sembene, notre société est dans la divagation et l’errance. Nous semblons naviguer à vue au gré des intérêts du moment. Finalement, cela devient, non pas une aventure, mais une mésaventure en plus ambiguë.
Abdoulaye SYLLA
syllaye@gmail.com