Un audit profond de l’Ecole sénégalaise, plutôt que des Assises nationales (première partie)!



Nous en sommes encore à organiser les examens de l’année scolaire et universitaire 2011-2012, qui nous mèneront jusqu’après la Tabaski. Les autorités gouvernementales sont satisfaites, malgré tout, d’avoir sauvé ce qu’elles considèrent comme l’essentiel.

L’ouverture officielle de l’année scolaire 2012-2013 a eu lieu le 4 octobre 2012, dans des conditions particulièrement difficiles. Pourtant, les mêmes autorités estiment, le Ministre de l’Education nationale en particulier, qu’elle s’est bien déroulée. En tout cas, ce ne serait pas réellement sous de bons auspices, si on considère le bras de fer – c’en est un – qui oppose le Gouvernement aux syndicales d’enseignants. Leur premier face à face aurait réglé quelques problèmes, mais nous serions encore loin du compte, malgré des discours apaisants de l’un des interlocuteurs.

Mon sentiment est qu’il faut bien plus que ce face à face pour tirer à l’Ecole sénégalaise de la profonde crise où elle s’enlise depuis de nombreuses années. Elle a bien mauvaise mine, elle est très mal en point. Il faut plus que des mesures partielles et conjoncturelles pour la remettre sur pieds, et lui donner des chances de retrouver son allure et son lustre d’antan. Dans cette perspective, les acteurs de l’Ecole semblent s’orienter vers des Assises nationales, si l’on se réfère à l’interview accordée par Monsieur le Ministre de l’Education nationale au quotidien « Le Populaire » des samedi 29 et dimanche 30 septembre 2012 (page 3). Le président de la République lui en a donné des instructions fermes et, d’ores et déjà, il a arrêté une date et va lancer le Comité préparatoire. Il aurait même avancé que les Assisses nationales se tiendront au plus tard en décembre prochain.

Je ne crois personnellement pas à l’efficacité d’Assises nationales pour trouver des solutions durables aux nombreux problèmes qui gangrènent et minent le système éducatif sénégalais. Même si le contexte a changé, bien changé, je ne puis ne pas me remémorer les Etats généraux de l’Education et de la Formation de janvier 1981. L’Ecole de cette période rappelle, à bien des égards, celle de 2012. Elle était en crise profonde et de nombreux milieux, scolaires en particulier, lui reprochaient son « insularité », c’est-à-dire son caractère extraverti, inadapté et même antinational. Le Syndicat unique et démocratique des Enseignants du Sénégal (Sudes), qui était aux avant-postes de la lutte avait, sur la gestion de l’Ecole, des points de vue que ne partageaient pas du tout le président Senghor et son Gouvernement. Ce malentendu provoqua une avalanche de grèves qui allaient gêner terriblement le fonctionnement de l’Ecole tout au long de l’année 1980.

C’est dans ce contexte que le président Abdou Diouf accéda à la magistrature suprême le 1er janvier 1981. Plus souple que son prédécesseur en matière d’éducation, il annonça dans son premier message à la Nation, sa décision de convoquer les Etats généraux de l’Education et de la Formation (Egef). Cette rencontre inclusive se réunira les 28-29-30 et 31 janvier 1981. Le rapport général qui sanctionna ses travaux était formel dans son diagnostic : l’Ecole sénégalaise était malade, très malade. Sur la base de ce rapport, le président Diouf créa, par décret n° 81.644 du 6 juillet 1981, la Commission nationale de Réforme de l’Education et de la Formation (Cnref) qui eut pour mission de jeter les bases de l’Ecole nouvelle préconisée par les Etats généraux. Les différents acteurs travaillèrent sans désemparer du 6 août 1981 au 6 août 1984. Leurs conclusions sont officiellement remises, sous forme de fortes recommandations, au président Diouf. L’Ecole nouvelle, qui avait pourtant soulevé un immense enthousiasme, ne verra pratiquement jamais le jour. Il a fallu attendre d’ailleurs six à sept ans après le dépôt des recommandations de la Cnref, pour que fût votée la Loi 91.22 du 16 février 1991, portant orientation de l’Education nationale et ayant pour base les propositions de la Cnref acceptées par le Gouvernement.

Ce texte ne me permet malheureusement pas de développer toutes les raisons qui expliquent mes réserves par rapport à ces genres de péncum Senegaal, ces fora dont je doute sérieusement de l’efficacité. Pour ne donner qu’un exemple, les Assises nationales de l’Action sociale qui se sont déroulées du 06 au 08 août 2008 seraient encore loin de donner les résultats substantiels escomptés. La Loi d’orientation sociale a mis du temps à être votée. Il en est de même des décrets d’application dont certains commenceraient à être pris. Je ne souhaite pas aux travailleurs de l’Action sociale de connaître la même déception que les enseignants ont eue avec les Egef. Ils devraient, cependant, envisager toutes les éventualités et ne pas s’attendre surtout à des miracles.

Je réaffirme donc mes réserves et, peut-être même, ma conviction qu’il y a peu de chance que l’Ecole sénégalaise sorte de la profonde crise dans laquelle elle est empêtrée, par la voie d’Assises nationales. D’abord, il ne sera pas aisé, dans le contexte actuel, d’organiser une telle rencontre. Si mes souvenirs sont exacts, trois principaux syndicats avaient pris part aux Egef. Il s’agissait du Syndicat unique et démocratique des Enseignants du Sénégal (Sudes), du Syndicat national de l’Enseignement élémentaire du Sénégal, (Synels) et du Syndicat des Professeurs du Sénégal (Sypros).

J’ai vécu intensément les quatre jours des Egef et me rappelle encore les difficultés énormes qu’il y a eu au démarrage des travaux, difficultés consécutives aux rivalités des trois syndicats qui ne s’entendaient presque sur rien. Les syndicats d’enseignants seraient aujourd’hui autour de 59, qui n’ont pas la même vision des problèmes de l’Ecole sénégalaise, ni les mêmes préoccupations, excepté peut-être la revalorisation (matérielle) de la fonction enseignante. Il serait alors difficile, dans ces conditions-là, de préparer et d’organiser des Assises nationales dans deux mois environ. Les 59 syndicats d’enseignants auront en face d’eux d’autres acteurs qui pourraient ne pas faire le poids, même s’ils sont très compétents. Les conclusions des Assises nationales porteront donc sûrement la marque profonde des syndicats d’enseignants et seront orientées davantage vers des questions matérielles que vers les autres nombreuses plaies qui gangrènent le système éducatif sénégalais. Comme en 1981, ces conclusions prendront du temps pour être élaborées et déposées entre les mains de qui de droit. Elles risquent de ne jamais être appliquées puisque l’Etat opposera sûrement les limites des moyens budgétaires.

Je suis donc très réservé vis-à-vis de ces grands fora et préférerais, à la place, un audit profond de l’Ecole sénégalaise. Un audit mené, si la loi le permet, conjointement par L’Inspection générale d’Etat, la Cour des Comptes, l’Inspection générale des Finances, l’Inspection générale de l’Education nationale et – pourquoi pas –, un cabinet d’audit dont la crédibilité et la compétence ne font l’objet d’aucun doute.

Il se préparerait un audit des agents de l’Etat. Les termes de référence de celui que je propose iraient beaucoup plus loin. Il s’appesantirait, naturellement, sur les différents personnels de la Fonction publique, que les douze années de gouvernance Wade ont mise très mal en point. On y trouve du tout aujourd’hui.

Pour ne commencer que par le personnel, je rappelle que, dans une « Revue des finances publiques au Sénégal » présentée (publiquement) le mercredi 13 juin 2012, la Banque mondiale met le doigt sur une plaie béante de l’Ecole sénégalaise. La Revue de l’Institution mondiale révèle qu’environ 28 % des dépenses salariales, soit 54 milliards de francs Cfa, « servent à payer un personnel n’exerçant pas la fonction d’enseignant ». La Banque a répertorié 5100 agents sur la feuille de paie du Ministère de l’Education nationale, et qui « n’ont pas été identifiés quelque part dans le système éducatif sénégalais ». Et elle recommanda, tout naturellement, la conduite d’ « un audit exhaustif du personnel et la suppression des soldes fictives et le redéploiement dans les classes du personnel inactif ».
La Banque n’imagine sûrement pas à quel point elle a raison ! Le nombre répertorié (5100) pourrait bien être en deçà du nombre réel. Ces enseignants parasites ne sont pas seulement ceux qui « n’ont pas été identifiés quelque part dans le système éducatif sénégalais » et qu’un vieux collègue aujourd’hui décédé appelait ironiquement « les enseignants en divagation ». Ils sont aussi nombreux à être dans le système, mais à ne rien faire et qui sont payés à la fin de chaque mois. Ce sont souvent, nombreux, des fils et des filles à papa, ou des politiciens qui ont bien une affectation, mais restent chez eux ou vaquent à d’autres préoccupations. Avec la complicité, bien sûr, de leurs supérieurs hiérarchiques. Parmi eux / elles, il y en a qui vont en Chine, en Turquie, à Dubaï, pour acheter de conteneurs de marchandises à destination du Sénégal. Ils sont finalement plus commerçants qu’enseignants.
De nombreux autres sont payés à ne rien faire, ou presque à ne rien faire : ce sont les surveillants / secrétaires qui s’agglutinent par dizaines dans les lycées, dans les collèges et même dans les écoles élémentaires où la réglementation ne prévoit pas l’affectation de tels personnels. Ils sont parfois si nombreux qu’ils gênent le fonctionnement normal de l’établissement, au point que le chef d’établissement est obligé de leur demander de venir les uns le lundi, d’autres le mardi, ainsi de suite. En d’autres termes, beaucoup d’enseignants ne « travaillent » qu’un ou deux jours par semaine.D’autres encore sont bien dans le système, mais sont affectés à côté de leurs marabouts ou de leurs pères, eux-mêmes marabouts. Ce sont en général – question taboue –, des enseignants en langue arabe, qui enseignent dans les écoles privées (payantes) de leurs pères ou de leurs marabouts, ou vaquent tranquillement à d’autres occupations, au commerce par exemple. Et ils émargent régulièrement sur le budget de l’Education nationale et réclament toujours – ô paradoxe –, le recrutement de plus d’enseignants en langue arabe.

Il convient de signaler les enseignants, eux aussi fort nombreux, qui sont en service dans d’autres structures que l’Education nationale, où ils bénéficient d’avantages qu’ils cumulent avec leurs indemnités d’enseignement. Quand on travaille dans une autre structure que l’Education nationale, on ne devrait plus bénéficier des indemnités liées à la fonction enseignante. Dans notre pays, on ferme les yeux sur de très nombreuses facilités.
Une certaine tradition permet aux syndicats d’enseignants – à tous les autres d’ailleurs –, de disposer de permanents choisis parmi leurs membres. Cette tradition est-elle en conformité avec la réglementation en vigueur ? Si oui, le nombre de permanents sur place est-il en conformité avec celui que prévoit cette réglementation ? Il faudrait bien le vérifier !

La Banque mondiale a fait aussi état d’enseignants fictifs qu’on ne peut situer nulle part, puisque n’existant pas du tout, mais qui son « payés » quelque part. Nous avons connu cette situation avec le recrutement déconcentré des volontaires de l’Education, mais surtout avec ce fameux « quota sécuritaire » qui a donné lieu à tous les abus de la part de certaines autorités scolaires.

Il ne serait pas superflu, non plus, de s’arrêter un moment sur le nombre hebdomadaire d’heures d’enseignement que chaque professeur doit à l’Etat. Ce nombre est respectivement pour les professeurs d’Enseignement secondaire, les professeurs d’Enseignement moyen et les professeurs de collège (Cem) de 21 pour les deux premiers et de 25 pour les derniers. Il conviendrait bien de vérifier si chaque professeur enseigne chaque semaine le nombre d’heures que la réglementation lui impose. Le déficit en professeurs ne se réduirait-il pas notablement si tous les professeurs s’acquittaient effectivement de leur horaire hebdomadaire ?

En tous les cas, il leur serait difficile d’investir les écoles privées, comme c’est le cas actuellement. L’enseignement est particulièrement contraignant. Concevoir une leçon, réunir la documentation nécessaire, élaborer la leçon, l’administrer aux élèves, l’évaluer (en classe), donner des devoirs et les corriger, toutes ces étapes (devenues presque un rêve aujourd’hui) ne devraient pas laisser aux professeurs beaucoup de temps à consacrer ailleurs. Or, le xar matt, le travail dit noir occupe une part de plus en plus importante du temps de nos enseignants. Certains mêmes, nombreux, ont de plus en plus tendance à créer des Groupements d’Intérêt économique (Gie) et à ouvrir des écoles privées. Tout cela crée un véritable conflit d’intérêt entre l’école privée et l’école publique, qui est de plus en plus sacrifiée.
Or, ce cumul est formellement interdit par la vieille Loi (encore en vigueur) n° 61-33 du 15 juin 1961, relative au statut général des fonctionnaires, en ses articles 9 et 10, s’ils n’ont pas été modifiés entre temps, et je ne crois pas qu’ils l’aient été.

Ce texte est déjà long. Je préfère donc m’arrêter ici, pour y revenir dans une seconde et dernière partie, où j’aborderai de nombreux autres problèmes qui expliquent la crise profonde de l’Ecole sénégalaise, et que des Assises nationales pourraient difficilement mettre tous en évidence. Je terminerai par faire des suggestions sur la manière dont l’Etat pourrait utiliser le rapport qui sanctionnerait l’audit, que je préfère à des Assises nationales sur l’Ecole sénégalaise.

Mody Niang, e-mail : modyniang@arc.sn









Mardi 30 Octobre 2012 19:06


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