Il y a quelque chose de véritablement fascinant et de déroutant chez Abdoulaye Wade. Dix ans après son élection, il demeure une énigme. Et pour cause : l’homme est insaisissable et excelle dans l’art du contre-pied. C’est un frénétique du pouvoir, comme s’il voulait rattraper le temps perdu, ces décennies à ronger son frein dans l’opposition. Avec lui, le mouvement perpétuel et la marche forcée sont érigés en mode de gouvernance. Il ne s’arrête jamais, de peur, peut être, de ne pouvoir repartir. Depuis le 1er avril 2000, quand il gravit enfin les marches du palais présidentiel pour succéder à son antithèse, le très posé Abdou Diouf, il occupe tous les fronts, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Chez lui, pour décider, décréter, inaugurer, consulter, promouvoir ou limoger. Chez ses turbulents voisins, pour tenter de régler une crise… quand il ne la complique pas.
Une chose est sûre, Wade n’émarge jamais à la catégorie des « sans opinion ». Il s’exprime sur tous les sujets : la politique, bien sûr, mais aussi l’école, le développement, les antirétroviraux, l’érosion de la Petite Côte, les dangers de l’huile de palme, l’art, l’architecture, le conflit israélo-palestinien… Au risque, forcément, de paraître saugrenu. Il lui arrive ainsi de se tromper. Il le reconnaît, zappe, persuadé que ces erreurs sont utiles et font avancer le débat. Ses adversaires, eux, les recensent avec minutie.
Il dit blanc un jour, noir le lendemain, menace puis caresse. Il tente des « coups » en permanence, quitte à faire machine arrière ensuite. Et semble se soucier comme d’une guigne du « qu’en-dira-t-on ? ». « Gorgui », comme l’appellent ses compatriotes, est ainsi, il ne peut s’en empêcher. Véritable Zébulon africain, joli paradoxe pour un homme de 84 ans, Wade est unique. L’abécédaire qui suit tente de résumer en quelques pages ce chef d’État atypique qui nous a si souvent donné le tournis
A comme avocat sans frontières
La libération de la Française Clotilde Reiss ou celle du soldat israélien Gilad Shalit… Rien n’arrête Me Wade, persuadé que son verbe peut faire des miracles aussi bien à Téhéran qu’à Gaza. Mais c’est surtout en Afrique de l’Ouest que le chef de l’État sénégalais s’active sans relâche. Malgré un échec en Côte d’Ivoire – où il a été écarté par Laurent Gbagbo dès octobre 2002, il s’est trouvé un rôle dans un emploi décalé : « Moi, le démocrate qui parle aux putschistes. »
En Mauritanie, la tactique a payé : aux termes de l’accord de Dakar de juin 2009, le général Ould Abdel Aziz a tombé l’uniforme, puis a été légitimé par les urnes. En revanche, en Guinée, la manœuvre a tourné au désastre. Le 12 septembre à Conakry, Abdoulaye Wade s’est laissé embarquer dans un meeting à la gloire de son « fils », le capitaine Dadis Camara. Le 28 septembre, 150 morts. Depuis, c’est son « rival » burkinabè Blaise Compaoré qui mène la médiation guinéenne. Le chef de l’État sénégalais a-t-il tiré les leçons de cet échec ? Pas du tout. Le 2 février à Niamey, il est allé voir un Mamadou Tandja complètement discrédité sur la scène internationale. Et, deux semaines plus tard, le président nigérien s’est fait renverser… À croire qu’Abdoulaye Wade porte la poisse aux apprentis dictateurs à qui il rend visite ! Pourquoi cette obstination ? Sans doute pour donner plus de visibilité à son pays face aux « grands » d’Afrique (Nigeria, Afrique du Sud, etc.). D’où l’idée – aussi généreuse que saugrenue – de « rapatrier » au Sénégal les victimes du tremblement de terre d’Haïti. Wade ou la tactique périlleuse du coupé-décalé…
D comme développement
Abdoulaye Wade a une réelle vision pour son pays et une volonté forte de le faire enfin se développer. Il l’a prouvé en lançant quelque 150 chantiers dont ceux du futur aéroport Blaise-Diagne, de l’autoroute Dakar-Diamniadio ou de la modernisation du port de Dakar. Ceux-ci semblent porteurs d’avenir, mais, à court terme, les Sénégalais n’en profitent pas, car la croissance a piqué du nez à partir du milieu des années 2000.
À la décharge du président, la flambée des prix du pétrole et du riz en 2008 a ravagé le budget du Sénégal, qui n’a pu mener de front le soutien à l’électricité ou à l’alimentation et le paiement de ses dettes. Les nombreuses coupures de courant et les impayés exaspèrent autant les ménages que les entreprises.
La gestion parfois brouillonne et solitaire d’Abdoulaye Wade n’a pas permis au Sénégal de réformer son agriculture, et la structure de son économie demeure de type rentier et peu diversifiée. L’arachide domine toujours, et les exportations reposent de façon sempiternelle sur le poisson, les phosphates, l’huile et le ciment.
Les signaux ne sont guère favorables : la croissance du produit intérieur brut du Sénégal est inférieure à la moyenne de celle de l’UEMOA, même si elle est demeurée positive depuis quinze ans et même si elle devrait atteindre 3,5 % en 2010 ; à l’indice de développement humain (IDH), le pays a reculé de la 157e à la 166e place en un an ; à l’indice de perception de la corruption, de la 52e place à la 99e en dix ans.
F comme France
Me Wade aime les symboles. Il a annoncé la fermeture de la base militaire française de Dakar… juste avant le 4 avril, date du 50e anniversaire de l’indépendance. Le message est fort : fini le colonialisme (et vive l’opération immobilière à venir sur les 40 hectares libérés). Dès février 2008, il avait lancé, un rien bravache : « Si l’armée sénégalaise peut assurer ma protection en cas d’attaque contre ma personne, je ne vois pas en quoi l’armée française pourrait m’être utile. » Ce que le chef de l’État sénégalais omet de préciser, c’est que quelque 300 soldats français resteront sur deux sites : le port et l’aéroport de Dakar (dixit Sarkozy). Au cas où…
En fait, le duo franco-sénégalais ressemble à ces vieux couples qui n’ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Officiellement, les rapports entre les deux pays sont rythmés par des hauts (Wade à Paris, Sarkozy à Dakar) et des bas (renvoi d’un ambassadeur de France en 2005, représailles contre un juge français dans l’affaire du Joola en 2008). Mais en réalité, les liens entre les deux peuples sont si anciens et si forts que ces querelles ressemblent à des scènes de ménage. À la différence de la Côte d’Ivoire, le Sénégal n’a pas sécrété un mouvement politique qui surfe sur le sentiment antifrançais. Attention cependant au désamour. À force de fermer ses frontières, la France pourrait bien décevoir son vieux partenaire.
K comme Karim
De tous les « fils de », Karim Wade, 41 ans, est celui qui a été le plus exposé. Du temps de la splendeur de leurs pères, personne n’avait vraiment vu venir Ali Bongo Ondimba, Faure Gnassingbé et encore moins Joseph Kabila. On supputait, on leur prêtait de grandes ambitions, mais jamais dans de telles proportions et aussi longtemps à l’avance. Au Sénégal, terre africaine où l’on ne badine pas avec la démocratie, son prénom est sur toutes les lèvres, et les journaux font leur miel du moindre de ses faits et gestes. Quasi inconnu du grand public en 2000, ce géant discret voire secret est devenu en peu de temps l’un des personnages centraux de l’échiquier politique sénégalais. Dans le camp Wade, il y a les « pros » et les « antis », qui se recrutent parmi les fidèles de longue date du chef de l’État et qui n’arrivent pas toujours à taire leur ressentiment quand on leur demande de s’effacer devant le fils. Certains, comme Idrissa Seck ou Macky Sall, étoiles montantes éphémères qui rêvent de succéder à leur ex-mentor, se sont brûlé les ailes en voulant attaquer de front le présumé « héritier », oubliant que Wade ne pouvait se voir contraint de choisir entre ses fils « spirituels » et son fils biologique. Les ascensions et les disgrâces des pseudo-caciques du régime, les règlements de comptes en coulisses ou par médias interposés : tout revient à ce nœud gordien, la succession.
« Je ne veux pas que l’on m’implique dans cette histoire [de succession], nous a expliqué Abdoulaye Wade au cours d’un entretien. Si je voulais que Karim me succède, je pourrais grandement l’aider, mais je ne suis pas convaincu qu’il doive emprunter ce chemin… » Impossible équation à résoudre pour Wade : désigner son fils, qui ne s’est jamais exprimé clairement sur ses intentions, reviendrait à l’exposer à la vindicte populaire. L’exclure de sa succession n’est pas plus facile. Comment un père, convaincu des qualités de son fils, pourrait-il s’y résoudre ? Comme Omar Bongo avant lui, Wade éprouve peut-être toutes les peines du monde à réfréner les instincts de pouvoir d’un fils qui a toujours fait montre de déférence, préférant entretenir le flou tout en lui fournissant les atouts nécessaires pour s’ouvrir seul les portes du palais présidentiel. Karim ne peut cependant ignorer qu’au Sénégal le passage en force n’est pas chose aisée. Ce métis franco-sénégalais devra faire ses preuves et se faire accepter. Et il ne se lancera véritablement dans la bataille que s’il pense avoir toutes les chances de réussir.
Une chose est sûre, le chef, c’est Abdoulaye Wade. Et il entend bien le rester jusqu’au terme de son mandat. Si les présidents africains n’ont jamais eu la réputation de savoir céder la place et de préparer leur succession, Gorgui (le vieux, en wolof) n’est pas fou. Il sait que s’il veut que son camp conserve le pouvoir après lui, il devra trancher. En attendant, il gagne du temps.
D’où la « menace », lancée devant quelques journalistes de se représenter en 2012…
M comme médias
Entre Wade et les médias sénégalais, l’histoire a commencé par une douce lune de miel avant de virer au pugilat. Comme il l’a lui-même avoué lorsqu’il s’est assis dans le fauteuil d’Abdou Diouf, Wade a été élu avec le soutien actif de la presse, qui s’était presque interdit de le critiquer au cours des premiers mois de son arrivée aux affaires. Puis leurs rapports se sont dégradés, et le chef de l’État a du mal à tolérer que ceux-là mêmes qui l’ont adulé le descendent en flammes. Outrepassant parfois, il est vrai, les règles de déontologie de leur profession. Emprisonnements de journalistes, mesures de rétorsion contre les journaux, refus de payer l’aide à la presse… il a utilisé tous les moyens de pression, en vain. Pour contrer un flot sans cesse grandissant de critiques, Wade a créé entre 2003 les « journaux du palais », qui ont fait long feu. La tension a atteint son paroxysme début 2008 avec l’agression par des policiers des journalistes sportifs Kambel Dieng et Karamokho Thioune et la mise à sac des locaux de Rewmi, un journal dakarois d’opposition. Si les responsables de ces actes ont été arrêtés et si le ministre Farba Senghor, commanditaire présumé, a été limogé pour être mis à la disposition de la Haute Cour de justice, la tension n’est pas redescendue. Dernière trouvaille de Wade pour nettoyer les écuries d’Augias des médias : une vaste réforme du statut de la presse qui va faire perdre le statut de journaliste à nombre de personnes qui exercent aujourd’hui dans les médias sénégalais. Le projet de loi, fruit de plusieurs mois de travaux, attend d’être voté. Un nouveau casus belli ?
Adulé par les médias quand il était dans l'opposition, le chef de l'Etat est aujourd'hui l'objet de toutes les attaques.
O comme opposition
Avec ses adversaires politiques, Abdoulaye Wade se livre depuis dix ans à un jeu de yoyo, alternant intimidations, arrestations, tentatives de récupération et offres de dialogue. Éprouvé, son modus operandi avec l’opposition est aujourd’hui connu : s’il se sent en position de force, il menace et écrase ; si le vent ne tourne pas en sa faveur, il multiplie les signes d’ouverture. Au lendemain de la présidentielle de février 2007, qu’il a remportée haut la main, dès le premier tour, il a ainsi sèchement rejeté la réclamation de l’opposition qui, imputant sa défaite à une fraude électronique, voulait un débat sur la fiabilité du fichier électoral. Avant de se raviser au lendemain de la débâcle de son parti aux élections locales du 22 mars 2008, et de proposer que toute la classe politique se retrouve pour discuter. Mais une offre de dialogue chez cet animal politique, surnommé Ndiombor (« le lièvre », en wolof) en raison de sa ruse, ne veut pas forcément dire volonté de dialoguer. Elle consiste le plus souvent en une opération de communication ou en une manœuvre pour détourner l’attention de l’opinion d’une question brûlante, distraire l’opposition quand elle a le vent en poupe, gagner du temps pour rebondir. Celui qui a passé vingt-six ans dans l’opposition avant d’accéder au pouvoir s’attelle depuis dix ans à user ses opposants. Son pays est ainsi passé par une présidentielle contestée en février 2007, un boycott des législatives qui ont suivi, puis par la contestation du fichier électoral et la répression de manifestations… Au point d’écorner son image de vitrine démocratique en Afrique.
P comme provocateur
Son plus joli coup ? Sans doute ce jour de la campagne électorale de 2000 où il a annoncé sur RFI que toute contestation de sa victoire pourrait décider l’armée à agir. Un coup de bluff bien sûr, mais un coup de maître. Le soir du 19 mars, le camp du sortant Abdou Diouf a sagement décidé de respecter le verdict des urnes…
Son plus grand flop ? Sans conteste le 28 décembre dernier. Ce jour-là, pour répondre aux imams choqués par le caractère « païen » de son monument de la Renaissance africaine, il a comparé la gigantesque sculpture aux représentations du Christ dans les églises et a lâché : « Des gens adorent le Christ, qui n’est pas Dieu. » Protestation immédiate de l’archevêque de Dakar : « Ce sont des propos blessants et humiliants. » Aux manifestations, il répond par des grenades lacrymogènes. Puis lâche des « regrets », du bout des lèvres.
Abdoulaye Wade perd-il « les pédales », comme le disent ses détracteurs ? Pas si simple. Chez Wade, le contre-pied est une méthode de gouvernement. À peine son fils est-il battu à Dakar qu’il le nomme superministre, au risque de narguer les électeurs. Hier contre Diouf, aujourd’hui contre Tanor, la tactique est la même : surprendre son adversaire pour le déstabiliser. Commentaire désabusé de l’opposant Bathily : « Wade, c’est l’homme qui met son clignotant à droite et qui tourne à gauche. »
R comme renaissance
Paris a la tour Eiffel, Rio le Christ rédempteur, New York la statue de la Liberté et Dakar son « monument de la Renaissance africaine » ! Pour le président sénégalais Abdoulaye Wade, « cet ouvrage digne du continent montre une Afrique sortant des entrailles de la terre, quittant l’obscurantisme pour aller vers la lumière ». Ce projet, comme celui du parc culturel comprenant le musée des Civilisations, le Grand Théâtre et une école d’architecture, lui tiennent particulièrement à cœur. Ils devront magnifier les cultures ainsi que le patrimoine matériel et immatériel du continent. Mais, pour l’instant, ils suscitent plus de commentaires qu’autre chose. Surtout celui du monument de la Renaissance africaine, dont l’inauguration est prévue le 3 avril 2010, la veille de la célébration du 50e anniversaire de l’indépendance du Sénégal.
Alors que le montage financier ayant permis d’ériger la statue au sommet de l’une des deux collines des « Mamelles », à Dakar, pour un montant de plus de 15 milliards de F CFA (22,9 millions d’euros), et l’utilisation des futures recettes dont 35 % reviendront à une fondation créée par le président sénégalais, détenteur des droits de propriété intellectuelle, continuent de faire couler beaucoup d’encre et de salive, un autre débat s’est installé. Désormais, les trois personnages de bronze, au profil curieusement très européen, sont considérés par une bonne partie de l’opinion comme un ultime projet d’un dirigeant vieillissant soucieux de laisser les traces de son passage sur Terre. En dix ans, le « Pape du Sopi » est devenu « Wade l’Immortel », ironise-t-on.
S comme santé
Avant même son élection en 2000, les mauvaises langues le donnaient déjà mourant. Sept ans plus tard, il sillonnait le pays sans faiblir, durant une harassante campagne électorale. En septembre 2009, au moment de l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2012, il répétait encore qu’il se portait très bien. Et s’il lui faut parfois de l’aide pour monter des escaliers ou qu’il demande à ses visiteurs de parler fort du fait d’une ouïe déficiente, ses partisans insistent : ses symptômes ne signifient rien d’autre que le poids des ans. Sa famille, a-t-il un jour expliqué, compte plusieurs centenaires, et il se sent de cette trempe-là.
Il n’empêche, le président, qui aura officiellement 84 ans le 29 mai, a aussi des jours sans. Où il paraît affaibli, fatigué, et même absent. Étant donné qu’au Sénégal rien n’oblige le chef de l’État à informer ses concitoyens de son état de santé, chaque signe de faiblesse laisse place à toutes les supputations. En tout cas, lui dit que le secret de sa forme se trouve notamment dans une bouillie dont la recette est soigneusement conservée par son épouse, Viviane.
Z comme zizanie
On ne compte plus les répudiations et les fâcheries – parfois suivies de réconciliations – dans la galaxie Wade. L’arrivée au pouvoir n’a en rien modifié ce fonctionnement qui donne l’impression d’un joli désordre. L’espérance de vie des « numéros 2 » est souvent brève. Quant aux plus proches confidents, gare à ceux qui imaginent vouloir prendre leur autonomie ou qui expriment un début de divergence. Les Premiers ministres Moustapha Niasse, Mame Madior Boye, Idrissa Seck et, dernièrement, Macky Sall l’ont appris à leurs dépens. Quant aux caciques du Parti démocratique sénégalais (PDS) comme Ousmane Ngom ou Aminata Tall, ils ont appris à dompter le fauve pour survivre.
Cette gestion chaotique de l’entourage ajoutée au choc des rivalités a profondément affaibli un parti incapable de faire la synthèse entre ses différentes écuries. Le « fils spirituel », Idrissa Seck, est revenu dans la famille libérale et « travaille à l’unité pour faire gagner Abdoulaye Wade en 2012 », assure l’un de ses proches. « Bien malin celui qui peut dire ce qui se passera d’ici là », analyse un proche du « fils naturel », Karim Wade, dont les ambitions sont un secret de polichinelle. « En se déclarant candidat, le président a juste différé la bataille finale pour sa succession. Car à ce jour, il n’a pas trouvé son dauphin, ajoute ce dernier, qui estime que Karim aurait intérêt à rassurer les caciques du PDS plutôt que de miser sur le mouvement Génération du concret [GC], facteur de division. »
Pour l’heure, ce scénario arrange tout le monde. En reportant l’échéance de son départ, Abdoulaye Wade demeure président à 100 %. Idrissa Seck attend son heure. Karim Wade se construit un bilan à la tête d’un superministère (Coopération internationale, Infrastructures, Transport aérien…) et cultive son réseau au sein de l’appareil.
Une chose est sûre, Wade n’émarge jamais à la catégorie des « sans opinion ». Il s’exprime sur tous les sujets : la politique, bien sûr, mais aussi l’école, le développement, les antirétroviraux, l’érosion de la Petite Côte, les dangers de l’huile de palme, l’art, l’architecture, le conflit israélo-palestinien… Au risque, forcément, de paraître saugrenu. Il lui arrive ainsi de se tromper. Il le reconnaît, zappe, persuadé que ces erreurs sont utiles et font avancer le débat. Ses adversaires, eux, les recensent avec minutie.
Il dit blanc un jour, noir le lendemain, menace puis caresse. Il tente des « coups » en permanence, quitte à faire machine arrière ensuite. Et semble se soucier comme d’une guigne du « qu’en-dira-t-on ? ». « Gorgui », comme l’appellent ses compatriotes, est ainsi, il ne peut s’en empêcher. Véritable Zébulon africain, joli paradoxe pour un homme de 84 ans, Wade est unique. L’abécédaire qui suit tente de résumer en quelques pages ce chef d’État atypique qui nous a si souvent donné le tournis
A comme avocat sans frontières
La libération de la Française Clotilde Reiss ou celle du soldat israélien Gilad Shalit… Rien n’arrête Me Wade, persuadé que son verbe peut faire des miracles aussi bien à Téhéran qu’à Gaza. Mais c’est surtout en Afrique de l’Ouest que le chef de l’État sénégalais s’active sans relâche. Malgré un échec en Côte d’Ivoire – où il a été écarté par Laurent Gbagbo dès octobre 2002, il s’est trouvé un rôle dans un emploi décalé : « Moi, le démocrate qui parle aux putschistes. »
En Mauritanie, la tactique a payé : aux termes de l’accord de Dakar de juin 2009, le général Ould Abdel Aziz a tombé l’uniforme, puis a été légitimé par les urnes. En revanche, en Guinée, la manœuvre a tourné au désastre. Le 12 septembre à Conakry, Abdoulaye Wade s’est laissé embarquer dans un meeting à la gloire de son « fils », le capitaine Dadis Camara. Le 28 septembre, 150 morts. Depuis, c’est son « rival » burkinabè Blaise Compaoré qui mène la médiation guinéenne. Le chef de l’État sénégalais a-t-il tiré les leçons de cet échec ? Pas du tout. Le 2 février à Niamey, il est allé voir un Mamadou Tandja complètement discrédité sur la scène internationale. Et, deux semaines plus tard, le président nigérien s’est fait renverser… À croire qu’Abdoulaye Wade porte la poisse aux apprentis dictateurs à qui il rend visite ! Pourquoi cette obstination ? Sans doute pour donner plus de visibilité à son pays face aux « grands » d’Afrique (Nigeria, Afrique du Sud, etc.). D’où l’idée – aussi généreuse que saugrenue – de « rapatrier » au Sénégal les victimes du tremblement de terre d’Haïti. Wade ou la tactique périlleuse du coupé-décalé…
D comme développement
Abdoulaye Wade a une réelle vision pour son pays et une volonté forte de le faire enfin se développer. Il l’a prouvé en lançant quelque 150 chantiers dont ceux du futur aéroport Blaise-Diagne, de l’autoroute Dakar-Diamniadio ou de la modernisation du port de Dakar. Ceux-ci semblent porteurs d’avenir, mais, à court terme, les Sénégalais n’en profitent pas, car la croissance a piqué du nez à partir du milieu des années 2000.
À la décharge du président, la flambée des prix du pétrole et du riz en 2008 a ravagé le budget du Sénégal, qui n’a pu mener de front le soutien à l’électricité ou à l’alimentation et le paiement de ses dettes. Les nombreuses coupures de courant et les impayés exaspèrent autant les ménages que les entreprises.
La gestion parfois brouillonne et solitaire d’Abdoulaye Wade n’a pas permis au Sénégal de réformer son agriculture, et la structure de son économie demeure de type rentier et peu diversifiée. L’arachide domine toujours, et les exportations reposent de façon sempiternelle sur le poisson, les phosphates, l’huile et le ciment.
Les signaux ne sont guère favorables : la croissance du produit intérieur brut du Sénégal est inférieure à la moyenne de celle de l’UEMOA, même si elle est demeurée positive depuis quinze ans et même si elle devrait atteindre 3,5 % en 2010 ; à l’indice de développement humain (IDH), le pays a reculé de la 157e à la 166e place en un an ; à l’indice de perception de la corruption, de la 52e place à la 99e en dix ans.
F comme France
Me Wade aime les symboles. Il a annoncé la fermeture de la base militaire française de Dakar… juste avant le 4 avril, date du 50e anniversaire de l’indépendance. Le message est fort : fini le colonialisme (et vive l’opération immobilière à venir sur les 40 hectares libérés). Dès février 2008, il avait lancé, un rien bravache : « Si l’armée sénégalaise peut assurer ma protection en cas d’attaque contre ma personne, je ne vois pas en quoi l’armée française pourrait m’être utile. » Ce que le chef de l’État sénégalais omet de préciser, c’est que quelque 300 soldats français resteront sur deux sites : le port et l’aéroport de Dakar (dixit Sarkozy). Au cas où…
En fait, le duo franco-sénégalais ressemble à ces vieux couples qui n’ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Officiellement, les rapports entre les deux pays sont rythmés par des hauts (Wade à Paris, Sarkozy à Dakar) et des bas (renvoi d’un ambassadeur de France en 2005, représailles contre un juge français dans l’affaire du Joola en 2008). Mais en réalité, les liens entre les deux peuples sont si anciens et si forts que ces querelles ressemblent à des scènes de ménage. À la différence de la Côte d’Ivoire, le Sénégal n’a pas sécrété un mouvement politique qui surfe sur le sentiment antifrançais. Attention cependant au désamour. À force de fermer ses frontières, la France pourrait bien décevoir son vieux partenaire.
K comme Karim
De tous les « fils de », Karim Wade, 41 ans, est celui qui a été le plus exposé. Du temps de la splendeur de leurs pères, personne n’avait vraiment vu venir Ali Bongo Ondimba, Faure Gnassingbé et encore moins Joseph Kabila. On supputait, on leur prêtait de grandes ambitions, mais jamais dans de telles proportions et aussi longtemps à l’avance. Au Sénégal, terre africaine où l’on ne badine pas avec la démocratie, son prénom est sur toutes les lèvres, et les journaux font leur miel du moindre de ses faits et gestes. Quasi inconnu du grand public en 2000, ce géant discret voire secret est devenu en peu de temps l’un des personnages centraux de l’échiquier politique sénégalais. Dans le camp Wade, il y a les « pros » et les « antis », qui se recrutent parmi les fidèles de longue date du chef de l’État et qui n’arrivent pas toujours à taire leur ressentiment quand on leur demande de s’effacer devant le fils. Certains, comme Idrissa Seck ou Macky Sall, étoiles montantes éphémères qui rêvent de succéder à leur ex-mentor, se sont brûlé les ailes en voulant attaquer de front le présumé « héritier », oubliant que Wade ne pouvait se voir contraint de choisir entre ses fils « spirituels » et son fils biologique. Les ascensions et les disgrâces des pseudo-caciques du régime, les règlements de comptes en coulisses ou par médias interposés : tout revient à ce nœud gordien, la succession.
« Je ne veux pas que l’on m’implique dans cette histoire [de succession], nous a expliqué Abdoulaye Wade au cours d’un entretien. Si je voulais que Karim me succède, je pourrais grandement l’aider, mais je ne suis pas convaincu qu’il doive emprunter ce chemin… » Impossible équation à résoudre pour Wade : désigner son fils, qui ne s’est jamais exprimé clairement sur ses intentions, reviendrait à l’exposer à la vindicte populaire. L’exclure de sa succession n’est pas plus facile. Comment un père, convaincu des qualités de son fils, pourrait-il s’y résoudre ? Comme Omar Bongo avant lui, Wade éprouve peut-être toutes les peines du monde à réfréner les instincts de pouvoir d’un fils qui a toujours fait montre de déférence, préférant entretenir le flou tout en lui fournissant les atouts nécessaires pour s’ouvrir seul les portes du palais présidentiel. Karim ne peut cependant ignorer qu’au Sénégal le passage en force n’est pas chose aisée. Ce métis franco-sénégalais devra faire ses preuves et se faire accepter. Et il ne se lancera véritablement dans la bataille que s’il pense avoir toutes les chances de réussir.
Une chose est sûre, le chef, c’est Abdoulaye Wade. Et il entend bien le rester jusqu’au terme de son mandat. Si les présidents africains n’ont jamais eu la réputation de savoir céder la place et de préparer leur succession, Gorgui (le vieux, en wolof) n’est pas fou. Il sait que s’il veut que son camp conserve le pouvoir après lui, il devra trancher. En attendant, il gagne du temps.
D’où la « menace », lancée devant quelques journalistes de se représenter en 2012…
M comme médias
Entre Wade et les médias sénégalais, l’histoire a commencé par une douce lune de miel avant de virer au pugilat. Comme il l’a lui-même avoué lorsqu’il s’est assis dans le fauteuil d’Abdou Diouf, Wade a été élu avec le soutien actif de la presse, qui s’était presque interdit de le critiquer au cours des premiers mois de son arrivée aux affaires. Puis leurs rapports se sont dégradés, et le chef de l’État a du mal à tolérer que ceux-là mêmes qui l’ont adulé le descendent en flammes. Outrepassant parfois, il est vrai, les règles de déontologie de leur profession. Emprisonnements de journalistes, mesures de rétorsion contre les journaux, refus de payer l’aide à la presse… il a utilisé tous les moyens de pression, en vain. Pour contrer un flot sans cesse grandissant de critiques, Wade a créé entre 2003 les « journaux du palais », qui ont fait long feu. La tension a atteint son paroxysme début 2008 avec l’agression par des policiers des journalistes sportifs Kambel Dieng et Karamokho Thioune et la mise à sac des locaux de Rewmi, un journal dakarois d’opposition. Si les responsables de ces actes ont été arrêtés et si le ministre Farba Senghor, commanditaire présumé, a été limogé pour être mis à la disposition de la Haute Cour de justice, la tension n’est pas redescendue. Dernière trouvaille de Wade pour nettoyer les écuries d’Augias des médias : une vaste réforme du statut de la presse qui va faire perdre le statut de journaliste à nombre de personnes qui exercent aujourd’hui dans les médias sénégalais. Le projet de loi, fruit de plusieurs mois de travaux, attend d’être voté. Un nouveau casus belli ?
Adulé par les médias quand il était dans l'opposition, le chef de l'Etat est aujourd'hui l'objet de toutes les attaques.
O comme opposition
Avec ses adversaires politiques, Abdoulaye Wade se livre depuis dix ans à un jeu de yoyo, alternant intimidations, arrestations, tentatives de récupération et offres de dialogue. Éprouvé, son modus operandi avec l’opposition est aujourd’hui connu : s’il se sent en position de force, il menace et écrase ; si le vent ne tourne pas en sa faveur, il multiplie les signes d’ouverture. Au lendemain de la présidentielle de février 2007, qu’il a remportée haut la main, dès le premier tour, il a ainsi sèchement rejeté la réclamation de l’opposition qui, imputant sa défaite à une fraude électronique, voulait un débat sur la fiabilité du fichier électoral. Avant de se raviser au lendemain de la débâcle de son parti aux élections locales du 22 mars 2008, et de proposer que toute la classe politique se retrouve pour discuter. Mais une offre de dialogue chez cet animal politique, surnommé Ndiombor (« le lièvre », en wolof) en raison de sa ruse, ne veut pas forcément dire volonté de dialoguer. Elle consiste le plus souvent en une opération de communication ou en une manœuvre pour détourner l’attention de l’opinion d’une question brûlante, distraire l’opposition quand elle a le vent en poupe, gagner du temps pour rebondir. Celui qui a passé vingt-six ans dans l’opposition avant d’accéder au pouvoir s’attelle depuis dix ans à user ses opposants. Son pays est ainsi passé par une présidentielle contestée en février 2007, un boycott des législatives qui ont suivi, puis par la contestation du fichier électoral et la répression de manifestations… Au point d’écorner son image de vitrine démocratique en Afrique.
P comme provocateur
Son plus joli coup ? Sans doute ce jour de la campagne électorale de 2000 où il a annoncé sur RFI que toute contestation de sa victoire pourrait décider l’armée à agir. Un coup de bluff bien sûr, mais un coup de maître. Le soir du 19 mars, le camp du sortant Abdou Diouf a sagement décidé de respecter le verdict des urnes…
Son plus grand flop ? Sans conteste le 28 décembre dernier. Ce jour-là, pour répondre aux imams choqués par le caractère « païen » de son monument de la Renaissance africaine, il a comparé la gigantesque sculpture aux représentations du Christ dans les églises et a lâché : « Des gens adorent le Christ, qui n’est pas Dieu. » Protestation immédiate de l’archevêque de Dakar : « Ce sont des propos blessants et humiliants. » Aux manifestations, il répond par des grenades lacrymogènes. Puis lâche des « regrets », du bout des lèvres.
Abdoulaye Wade perd-il « les pédales », comme le disent ses détracteurs ? Pas si simple. Chez Wade, le contre-pied est une méthode de gouvernement. À peine son fils est-il battu à Dakar qu’il le nomme superministre, au risque de narguer les électeurs. Hier contre Diouf, aujourd’hui contre Tanor, la tactique est la même : surprendre son adversaire pour le déstabiliser. Commentaire désabusé de l’opposant Bathily : « Wade, c’est l’homme qui met son clignotant à droite et qui tourne à gauche. »
R comme renaissance
Paris a la tour Eiffel, Rio le Christ rédempteur, New York la statue de la Liberté et Dakar son « monument de la Renaissance africaine » ! Pour le président sénégalais Abdoulaye Wade, « cet ouvrage digne du continent montre une Afrique sortant des entrailles de la terre, quittant l’obscurantisme pour aller vers la lumière ». Ce projet, comme celui du parc culturel comprenant le musée des Civilisations, le Grand Théâtre et une école d’architecture, lui tiennent particulièrement à cœur. Ils devront magnifier les cultures ainsi que le patrimoine matériel et immatériel du continent. Mais, pour l’instant, ils suscitent plus de commentaires qu’autre chose. Surtout celui du monument de la Renaissance africaine, dont l’inauguration est prévue le 3 avril 2010, la veille de la célébration du 50e anniversaire de l’indépendance du Sénégal.
Alors que le montage financier ayant permis d’ériger la statue au sommet de l’une des deux collines des « Mamelles », à Dakar, pour un montant de plus de 15 milliards de F CFA (22,9 millions d’euros), et l’utilisation des futures recettes dont 35 % reviendront à une fondation créée par le président sénégalais, détenteur des droits de propriété intellectuelle, continuent de faire couler beaucoup d’encre et de salive, un autre débat s’est installé. Désormais, les trois personnages de bronze, au profil curieusement très européen, sont considérés par une bonne partie de l’opinion comme un ultime projet d’un dirigeant vieillissant soucieux de laisser les traces de son passage sur Terre. En dix ans, le « Pape du Sopi » est devenu « Wade l’Immortel », ironise-t-on.
S comme santé
Avant même son élection en 2000, les mauvaises langues le donnaient déjà mourant. Sept ans plus tard, il sillonnait le pays sans faiblir, durant une harassante campagne électorale. En septembre 2009, au moment de l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2012, il répétait encore qu’il se portait très bien. Et s’il lui faut parfois de l’aide pour monter des escaliers ou qu’il demande à ses visiteurs de parler fort du fait d’une ouïe déficiente, ses partisans insistent : ses symptômes ne signifient rien d’autre que le poids des ans. Sa famille, a-t-il un jour expliqué, compte plusieurs centenaires, et il se sent de cette trempe-là.
Il n’empêche, le président, qui aura officiellement 84 ans le 29 mai, a aussi des jours sans. Où il paraît affaibli, fatigué, et même absent. Étant donné qu’au Sénégal rien n’oblige le chef de l’État à informer ses concitoyens de son état de santé, chaque signe de faiblesse laisse place à toutes les supputations. En tout cas, lui dit que le secret de sa forme se trouve notamment dans une bouillie dont la recette est soigneusement conservée par son épouse, Viviane.
Z comme zizanie
On ne compte plus les répudiations et les fâcheries – parfois suivies de réconciliations – dans la galaxie Wade. L’arrivée au pouvoir n’a en rien modifié ce fonctionnement qui donne l’impression d’un joli désordre. L’espérance de vie des « numéros 2 » est souvent brève. Quant aux plus proches confidents, gare à ceux qui imaginent vouloir prendre leur autonomie ou qui expriment un début de divergence. Les Premiers ministres Moustapha Niasse, Mame Madior Boye, Idrissa Seck et, dernièrement, Macky Sall l’ont appris à leurs dépens. Quant aux caciques du Parti démocratique sénégalais (PDS) comme Ousmane Ngom ou Aminata Tall, ils ont appris à dompter le fauve pour survivre.
Cette gestion chaotique de l’entourage ajoutée au choc des rivalités a profondément affaibli un parti incapable de faire la synthèse entre ses différentes écuries. Le « fils spirituel », Idrissa Seck, est revenu dans la famille libérale et « travaille à l’unité pour faire gagner Abdoulaye Wade en 2012 », assure l’un de ses proches. « Bien malin celui qui peut dire ce qui se passera d’ici là », analyse un proche du « fils naturel », Karim Wade, dont les ambitions sont un secret de polichinelle. « En se déclarant candidat, le président a juste différé la bataille finale pour sa succession. Car à ce jour, il n’a pas trouvé son dauphin, ajoute ce dernier, qui estime que Karim aurait intérêt à rassurer les caciques du PDS plutôt que de miser sur le mouvement Génération du concret [GC], facteur de division. »
Pour l’heure, ce scénario arrange tout le monde. En reportant l’échéance de son départ, Abdoulaye Wade demeure président à 100 %. Idrissa Seck attend son heure. Karim Wade se construit un bilan à la tête d’un superministère (Coopération internationale, Infrastructures, Transport aérien…) et cultive son réseau au sein de l’appareil.