L’onde de choc du renversement de Blaise Compaoré a été forcément ressentie dans les capitales occidentales, notamment à Paris et à Washington. « Le chef de l’État burkinabè (avait) su se rendre indispensable à ces deux partenaires en vendant l’image d’un pays pauvre mais entreprenant, bien administré, capable de régler les crises de la région ou de faire libérer à l’aide de ses réseaux des Occidentaux détenus par les mouvements islamistes opérant dans l’espace sahélo-saharien », affirme un rapport de l’International Crisis Group (ICG) sur le Burkina Faso paru en juillet 2013 (1).
Médiateur dans des crises politiques régionales depuis la crise qui a ébranlé le Togo en juin 1993, l’homme avait su s’imposer comme un intermédiaire incontournable. Il était devenu en quelque sorte, comme l’a expliqué sur rfi.fr le spécialiste de la vie politique africaine Francis Kpatindé, le successeur de Houphouët Boigny, qui fut jusqu’à sa mort en 1993 un interlocuteur privilégié des Français en Afrique de l’Ouest. Ce n’est pas, en effet, fortuit si le nom de l’ancien chef de l’État burkinabè en tant que médiateur apparaît pour la première fois en 1993, date où disparaissait son paire ivoirien.
Pompier pyromane ?
Depuis cette date, Blaise Compaoré a participé de près ou de loin à la gestion de pas moins de six crises ouest-africaines, au Liberia, en Sierra Leone, au Niger, au Togo, en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Mali. Autant de dossiers qui lui ont permis d’exercer son talent de médiateur. Non sans habileté d’ailleurs, même si on l’a accusé, parfois à juste titre, de jouer au « pompier pyromane », notamment dans les dossiers libériens, sierra-léonais, ivoirien et malien.
Les détracteurs de Compaoré rappellent que sans le soutien apporté par son gouvernement, au début des années 2000, aux rebelles ivoiriens dirigés par Guillaume Soro, la crise politico-militaire qui se déclencha en Côte d’Ivoire le 19 septembre 2002 n’aurait jamais pu prendre l’ampleur que l’on sait. Le rapport de l’ICG abonde dans le même sens en rappelant que cette rébellion « n’aurait sans doute pas pu contrôler plus de 60 % du territoire ivoirien sans une base arrière solide au pays des hommes intègres ». De même, au Mali, le médiateur burkinabè est accusé de faire le jeu de la rébellion touarègue avant de s’inviter à la table de négociations en se faisant adouber par la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (la Cédéao).
Entre-temps, l’homme fort de Ouagadougou avait réussi à renforcer ses liens avec ses parrains occidentaux en faisant fonctionner efficacement ses réseaux pour faire libérer un certain nombre d’otages occidentaux enlevés dans des pays voisins par al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Depuis plusieurs années, le Burkina Faso sert aussi de base aux militaires occidentaux pour la surveillance du Sahara. Les drones américains décollent de ces bases pour aller bombarder les terroristes installés dans la région. Quant à la France, elle a été autorisée à établir à Ouagadougou la principale base de ses forces spéciales dans le cadre de l’opération Barkhane.
Services rendus
Les relations entre le Burkina Faso et la France sont anciennes et complexes. Ex-puissance coloniale, la France est présente dans ce pays depuis la fin du XIXe siècle. Après le tournant de l’indépendance en 1960, les relations entre l’ex-métropole et le nouvel État qui s’appelait encore la Haute-Volta étaient au beau fixe. Elles se dégradèrent avec l’arrivée au pouvoir en 1983 du bouillant capitaine Thomas Sankara. Le régime révolutionnaire aux convictions anti-impérialistes que celui-ci mit en place s’est rapidement retrouvé en porte à faux avec la politique dictée par la France à ses anciennes colonies et qui consistait à défendre les intérêts français en Afrique. Les divergences ont éclaté au grand jour avec l’arrivée au pouvoir de la droite à Paris en 1986 – même s’il mettait tout au aussi mal à l’aise le président François Mitterrand. Un an plus tard, Sankara mourut assassiné pendant un coup d’État.
Le meneur de ce putsch est Blaise Compaoré qui devient le nouvel homme fort du Burkina Faso. Le vaste processus de « rectification » que celui-ci lance au début de son règne pour tourner la page des années Sankara plaît aux autorités françaises, comme on peut l’imaginer, plus que la révolution démocratique et populaire sankariste. On est dans l’ère de la « Françafrique », ce réseau politico-affairiste qui a longtemps fait la pluie et le beau temps après les indépendances. Compaoré ne tardera pas à devenir un des piliers de la Françafrique dans la sous-région, tout en se réinventant comme médiateur pour faire oublier son passé de putschiste.
Les services qu’il a rendus depuis à la communauté internationale expliquent sans doute qu’on ne rappellera plus à Compaoré l’assassinat de Thomas Sankara qui a constitué le péché fondateur de son régime. Occultés les crimes qui ont ponctué ses 27 années de pouvoir, dont le meurtre par les membres de la garde présidentielle en 1998 du journalisteNorbert Zongo qui enquêtait sur la mort sous la torture du chauffeur du frère du président. Enfin, oubliés aussi les trafics d’armes et de diamants avec les insurrections angolaises, tout comme son implication aux côtés de Charles Taylor et Mouammar Kadhafi dans des guerres civiles qui ont ensanglanté la région. Elles se sont traduites par « le meurtre, le viol et la mutilation de 500 000 personnes en Sierra Leone et de près de 600 000 au Liberia », selon le bilan annoncé par un ancien procureur du Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone.
Parallèlement, Blaise Compaoré a été initié à la Grande loge nationale française (GLNF), obédience conservatrice de la maçonnerie française à laquelle sont affiliés d’autres piliers de la Françafrique, comme le défunt président gabonais Omar Bongo, son fils Ali, leur homologue congolais Denis Sassou Nguesso ou encore le Tchadien Idriss Deby. Une occasion supplémentaire d’intégrer les réseaux d’influence franco-africains.
Aveuglement
Malgré ses parts d’ombre, Compaoré a toujours été accueilli avec égards par le pouvoir français. Peut-être parfois avec trop d’égards, comme en témoignent les félicitations que lui adresse, le 5 juin 2013, la socialiste Élisabeth Guigou, au terme de son audition devant la commission des Affaires étrangères du Parlement français : « Monsieur le président de la République, merci. Ces applaudissements, qui ne sont pas systématiques dans notre commission, témoignent de notre gratitude pour le rôle que vous jouez et pour la vision que vous avez du développement de votre pays et du continent africain. »
Pour maladroits qu’ils soient, surtout à la lumière des événements récents qui viennent de brutalement changer la donne à Ouagadougou, ces propos sont symptomatiques de l’aveuglement naïf et cynique dont Blaise Compaoré a longtemps bénéficié à Paris. Mais aussi à Washington. Le contenu des courriers de l’ambassadrice américaine Jeanine Jackson en poste au Burkina à la fin de la décennie 2000, révélé par WikiLeaks, relève du même aveuglement et d’indulgence intéressée. « Si nous les poussons, les pressons, les "cajolons" et travaillons avec eux pour continuer le processus nous pourrions vraiment les aider à faire de ce pays une réelle success story, écrivait l’ambassadeur. Cela ne sera pas facile, mais l’effort en vaut la peine. »
Non, l’effort ne valait pas la peine, car cette indulgence a son revers. Elle empêche les intéressés de voir venir la crise, en s’enfermant dans la tour d’ivoire de sa certitude de vivre dans l’impunité. Et toute une région en sort déstabilisée.
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