Le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, le père d’Elise a senti que la fin était proche. Ses voisins Hutu étaient sans cesse plus agressifs et menaçants. Jean Gakenyeye a donc réuni sa famille une dernière fois. Elise se souvient mot pour mot de ses vibrants adieux, reproduits dans son ouvrage,Le Livre d’Elise. « Mon père nous a dit : "Ecoutez, ma femme, mes enfants, vous savez combien je vous aime, vous savez combien je suis fier de vous". Et à ma mère : "Je te remercie beaucoup pour l’amour que tu m’as donné". Puis à nous tous : "Je vous remercie pour toutes les années que nous avons vécus en famille, je ne les oublierai jamais... mais je vous demande de me pardonner. J’ai toujours promis de vous protéger. J’ai promis de vous défendre, mais je ne peux pas ma femme, je ne peux pas mes enfants. Je suis vraiment incapable de vous protéger de la haine de ceux que je considérais comme mes amis, ce sont nos voisins." »
Le père d’Elise a donc quitté le foyer le même jour, pour tenter d’échapper aux tueurs, à moins qu’il ne se soit sacrifié pour protéger les siens. Il a été tué deux jours plus tard, puis est venu le tour de la mère d’Elise et de ses deux frères. Elise, alors âgée de dix ans, rapporte dans son récit que c’est elle qui la première a reçu un coup de gourdin. Plaquée au sol, elle a perdu connaissance. Elle écrit devoir son salut aux cadavres de sa mère et ses deux frères qui lui sont tombés dessus, et qui l’ont caché. Elise a néanmoins été repérée, a subi moult sévices, avant de trouver une bonne âme qui l’a protégée.
Nous retrouvons Elise vingt ans plus tard dans sa petite échoppe d’objets d’art dans le quartier commercial du centre de Kigali. A première vue, tout va bien. Lunettes de vue écailles, cheveux bien tressés et souliers cirés, elle a sur une petite table un ordinateur portable connecté à Facebook. Elle a cent vingt amis sur le réseau social et un diplôme de sociologie décroché grâce au Farge, le mécanisme prévu pour les orphelins qui lui a fourni un toit. Mais Elise écrit avoir perdu sa génération, elle se sent mal, incomplète : « Je porte tous les jours l’héritage du génocide. Le moindre détail me renvoie à 1994. Quand je vois des enfants sauter à la corde, jouer à la balle ou aux devinettes, je pense aux amies avec qui je jouais, petite fille, et qui ont été tuées durant le génocide. »
Elise est par ailleurs insatisfaite de ses relations avec les autres. « Les gens ont brutalement changé avec le génocide. Des gens que tu connaissais sont devenus des tueurs du jour au lendemain, donc je vis dans la méfiance de l’autre », se désole la jeune trentenaire. Les milices interahamwe (milices Hutu) et tous les échelons de l’administration rwandaise ont été mobilisés dans l’exécution du génocide. Mais l’efficacité et la célérité de l’extermination – huit cent mille personnes tuées en trois mois - sont également liées à la forte implication populaire, celle des « voisins », qui savaient parfaitement qui, sur leurs collines, était Tusti et qui ne l’était pas. Du coup, Elise est mal à l’aise avec le concept de pardon encouragé par les autorités. « Que se passera-t-il si je pardonne la personne et qu’elle change dix minutes après, quelle est la valeur de son pardon ? », s’interroge Elise. « Le pardon ici, sert souvent les intérêts des bourreaux, alors qu’il devrait venir du cœur et libérer la victime, soutient- elle. Le bourreau demande pardon, car il se dit que sa peine sera réduite, et qu’il sera bien vu dans la société. Il ne regarde pas la souffrance de la victime en face de lui ».
« N’abusez pas de notre désir d’unité »
Dans Le Livre d’Elise, qui paraîtra en France aux éditions Les Belles Lettres à la fin du mois d’avril, la jeune femme au caractère trempé interpelle aussi les autorités lorsqu’elle écrit : « N’abusez pas de notre désir d’unité ». Elle regrette aussi que le gouvernement soit obstiné par la quête de la performance, le développement et la modernité. « Les gens disent que le génocide, c’est fini, et qu’on doit avancer. Mais si une victime attire l’attention sur les gens qui souffrent encore, on lui répond : "Nous on veut avancer, et toi tu nous ramènes en arrière dans le génocide". Et ils te laissent tomber. Mais tous ces orphelins, toutes ces femmes violées, ces victimes qui vivent parfois dans la misère, il ne faut pas les oublier et dire "on avance", il faut s’en occuper ! »
Elise réclame pour les survivants des réparations, et un titre de propriété. Elle s’affranchit du politiquement correct, alors que le gouvernement souhaite tourner la page du génocide, remettre les compteurs à zéro, et bannir de la sphère publique les références à telle ou telle ethnie. L’auteure en herbe affirme que la politique ne l’intéresse pas et estime que dans l’ensemble, la République rwandaise est entre de bonnes mains. Elle assume néanmoins son cri de détresse et des doléances déclamées haut et fort dans un pays où les voix dissonantes sont rares et peu amplifiées.
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