La pandémie de Covid-19, piteusement gérée par les Occidentaux, a révélé les limites de leur hégémonie. Désormais, l’Europe et les états-Unis ont perdu leur autorité morale. Mais un ordre international plus juste reste à imaginer. Pour l’Afrique, ces événements réveillent le sentiment d’un destin commun et une certaine combativité. Les obstacles restent nombreux. Au cours des trois dernières décennies, le monde a plusieurs fois redouté une pandémie – syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), grippe H1N1, Ebola. Finalement, les inquiétudes ont toujours dépassé la menace. C’est sans doute cela qui a empêché de prendre à temps la mesure du danger que représentait le nouveau coronavirus SRAS Cov-2. Peut-être ne sera-t-il pas aussi meurtrier que la grippe espagnole de 1918, mais son impact économique promet d’être plus dévastateur. De manière assez curieuse, la réflexion à chaud se focalise davantage sur l’après-pandémie que sur la pandémie elle-même. La lutte contre le Covid-19 en cache une autre, encore feutrée mais déjà bien plus féroce, pour le contrôle, dans les années à venir, des ressources et des imaginaires sur toute l’étendue de la planète.
L’Afrique aussi est en ordre de bataille, et la lettre ouverte adressée aux décideurs africains par une centaine d’intellectuels allant de Wole Soyinka et Cornel West à Makhily Gassama et Djibril Tamsir Niane, le 1er mai 2020, a eu un écho exceptionnel (1). Plutôt que de se résigner à lancer une pétition de plus, ses initiateurs (Amy Niang, Lionel Zevounou et Ndongo Samba Sylla) veulent transformer les mots en actes, raison pour laquelle ils ont élargi leur appel aux scientifiques africains. Sur un continent où presque tout est à refaire, de patients guetteurs d’aube ont pour ainsi dire accueilli la pandémie à bras ouverts, allant jusqu’à y voir une « chance historique »…
La pandémie a rendu l’Afrique plus consciente de sa vulnérabilité et de son insignifiance aux yeux du monde. Elle lui a permis de constater, concrètement, que dans les grandes tragédies humaines on ne peut s’en remettre à personne pour son salut. En effet, si le fléau a frappé tous les pays en même temps, ceux-ci n’ont pas fait bloc pour lui résister. Bien au contraire, les égoïsmes nationaux ont très vite pris le dessus sur le réflexe de solidarité. Le continent africain, dépendant des autres pour presque tout, a rapidement compris que s’étaient accumulées au fil des ans les conditions de sa propre destruction. C’est tout simple : si le virus qui a mis à genoux de riches pays occidentaux avait été aussi létal en Afrique, l’hécatombe annoncée y aurait très certainement eu lieu. Cependant, même si elle leur a asséné un violent coup sur la tête, les Africains n’ont pas attendu cette pandémie pour rêver, selon l’injonction césairienne, de « recommencer la fin du monde (2) ».
Le moment semble d’autant plus propice que l’on a rarement vu les puissances occidentales en si piteuse posture. Le contexte historique rappelle, toutes proportions gardées, les lendemains de la seconde guerre mondiale. Sur ces lieux de pure vérité humaine que sont les champs de bataille, les soldats africains ont vu s’effondrer le mythe de la toute-puissance du colonisateur. Ils y ont également découvert les luttes des autres peuples et mieux compris les mécanismes de leur propre oppression. Libérateurs de l’Europe, débarrassés du complexe de l’homme blanc, devenus des acteurs politiques de premier plan, ils ont été au coeur de toutes les batailles pour l’indépendance. Quelque chose du même ordre pourrait bien être en cours depuis la chute du mur de Berlin.
Le terrain de jeu de l’armée française
Voilà en effet une vingtaine d’années que l’Occident n’inspire presque plus ni peur ni respect à tant de nations pourtant encore sous son joug. Les guerres d’Irak et de Libye sont passées par là, qui lui ont fait perdre le peu d’autorité morale dont il pouvait encore se prévaloir. Il serait excessif de dire que la pandémie lui a donné le coup de grâce, mais elle est en train d’en faire un grand blessé. Ce sentiment est si répandu que, d’Allemagne, où la crise sanitaire semble pourtant bien mieux maîtrisée que chez ses voisins, une amie peut lâcher au téléphone : « L’Occident est en train de s’effondrer, je suis surprise d’être témoin de cet événement, car je ne pensais pas que cela arriverait de mon vivant. »
Elle est ensuite partie d’un bref éclat de rire où j’ai senti un mélange de dégoût et de gaieté. Je me suis toutefois bien gardé de lui dire le fond de ma pensée : le fléau ne va pas susciter du jour au lendemain un nouvel ordre mondial, plus juste et plus équilibré. Il n’en a pas moins révélé les limites d’une hégémonie occidentale apparemment sans partage.
Tout d’abord, lorsque la pandémie éclate, un certain Donald Trump est depuis trois ans président des états-Unis d’Amérique, pays leader – encore que de plus en plus réticent – du bloc occidental. Les hommes ne font certes pas l’histoire, mais il semble bien que ses desseins épousent souvent, pour se réaliser, les contours d’une destinée singulière. Il se pourrait bien que le président Trump soit pour l’Occident moins un accident qu’un symptôme : celui de son lent déclin. Ce n’est pas non plus un hasard si l’autocrate Viktor Orbán, partisan de la théorie du « grand remplacement », est aux commandes en Hongrie. De crispations identitaires en ressentiments, son exemple pourrait faire tache d’huile en Europe. Faut-il, dans le même ordre d’idées, évoquer le Brexit, tout sauf un anodin coup de canif contre le projet européen ?
On comprend mieux pourquoi tant de dirigeants du Sud osent aujourd’hui s’en prendre ouvertement au Nord. En visite au Ghana en décembre 2017, le président Emmanuel Macron s’entend dire par son hôte de dures vérités sur l’aide au développement (3) ; au Zimbabwe, l’ambassadeur américain vient d’être sommé de s’expliquer sur l’affaire George Floyd, et l’Union africaine a fustigé en termes très durs les brutalités policières contre les Noirs aux états-Unis. Le président sud africain Cyril Ramaphosa n’a pas hésité à déclarer que « l’assassinat de Floyd ravive les plaies des Noirs sud-africains».
Mais, pour significatifs qu’ils soient, ces mouvements d’humeur n’ont jamais paru mettre en cause le rapport de forces entre l’Afrique et des pays occidentaux aimant se présenter comme ses bienfaiteurs. On aura d’ailleurs remarqué que de tels sursauts d’orgueil sont surtout le fait des anciennes colonies britanniques ou portugaises, qui, elles au moins, peuvent se targuer d’un minimum de souveraineté. Ce n’est pas le cas des pays africains francophones, où, depuis soixante ans, l’ancienne puissance coloniale impose son autorité de manière quasi directe.
On dit souvent que, pendant la guerre froide, la Central Intelligence Agency (CIA) siégeait au conseil des ministres de certains régimes fantoches d’Amérique latine. Ce modèle survit sous une forme atténuée en Afrique francophone, dernier endroit du globe où une puissance étrangère est au coeur des processus de décision, en matière monétaire par exemple. Cette Afrique-là reste, pour la France, un gigantesque réservoir de matières premières. Paris n’y tolère aucune force politique pouvant menacer les intérêts de Total, d’Areva ou d’Eiffage.
Le continent offre le terrain de jeu favori de l’armée de l’Hexagone, qui y est intervenue des dizaines de fois depuis 1964 – année de la première intervention militaire française en Afrique subsaharienne (au Gabon) après les indépendances de 1960. Le contraste est frappant avec Londres, qui n’a jamais déployé de troupes dans ses ex-colonies africaines. voilà pourquoi on a eu l’impression d’un basculement le jour où le président Macron s’est publiquement emporté contre ce qu’il a appelé «des sentiments antifrançais en Afrique». C’est qu’il a eu le temps de se rendre compte qu’une nouvelle génération d’Africains est résolue à en finir avec cet anachronisme qu’est la «Françafrique».
Le fait qu’on retrouve en première ligne de ce mouvement de révolte des stars planétaires comme Salif Keita ou Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly ou le cinéaste Cheick Oumar Sissoko, en dit la profondeur. Le grand Richard Bona avait annulé, en février 2019, un concert à Abidjan (Côte d’Ivoire) pour protester contre le franc CFA, se promettant d’ailleurs de ne plus se produire dans un pays où cette monnaie aurait cours. Il faut aussi prendre en compte de nouvelles formes de radicalisation politique symbolisées par les mouvements France dégage, dont M. Guy Marius Sagna est une figure de proue, et Urgences panafricanistes, de M. Kemi Seba (4).
C’est donc dans un contexte où les esprits étaient déjà surchauffés qu’est intervenue la pandémie. Chacun a pu constater avec stupéfaction l’incapacité de l’Europe et des états- Unis – si prompts à prétendre se porter au secours des autres – à secourir leurs propres citoyens. Quelle ne fut pas la surprise de beaucoup à les entendre se plaindre, toute honte bue, de leur dépendance envers Pékin. Et ce que Le Canard enchaîné a appelé « la guerre des masques » laissera sûrement des traces dans les mémoires. Si c’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, la pandémie a mis à nu un colossal fiasco. Cela a réveillé chez les Africains un sentiment d’appartenance qui, au fond, ne les a jamais quittés. C’est très visible depuis quelques semaines. On dessine à qui mieux mieux les contours de l’« Afrique d’après».
J’entends encore l’historienne Penda Mbow me recommander un texte d’Hamadoun Touré avant d’ajouter : «Tu verras, nous disons tous la même chose en ce moment!» Ce «nous» chargé d’une discrète émotion me frappe tout particulièrement. Et ce qui se dit et se répète, c’est que pour l’Afrique l’heure de toutes les souverainetés a sonné. C’est pour en finir avec une certaine servilité que plusieurs états (Burundi, Maroc, Guinée-équatoriale) ont bravé des interdits de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – concernant la prescription d’hydroxychloroquine, par exemple. Madagascar, elle, est allée jusqu’à fabriquer son propre remède, le Covid-Organics, à base d’artemisia. C’est aussi la première fois que les mauvais traitements infligés en Chine aux Négro-Africains ont suscité des protestations officielles aussi vives. L’ambassadeur de Chine à Abuja (Nigeria) a été sommé de s’en expliquer dans des conditions humiliantes.
Un virus qui ne fait pas le printemps
Cette prise de parole à la fois sauvage et massive concerne surtout la jeunesse : sur plus d’un milliard d’Africains subsahariens, 70 % ont moins de 30 ans. Il s’agit donc là d’une formidable secousse politique. Est-ce à dire que les lendemains sont déjà en train de chanter ? Certainement pas. Il faudrait pour cela que, dans le fameux « monde d’après », les présidents Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire) et Macky Sall (Sénégal) se mettent, comme pris de folie, à penser et à agir comme Thomas Sankara. La « Françafrique » ne doit du reste pas sa longévité au seul contrôle du personnel politique. Elle est aussi d’une redoutable efficacité dans la gestion de proximité, quasi nominative, d’intellectuels et d’hommes de culture transformés en zombies.
Nombre de ceux qui disent en ce moment piaffer d’impatience aux portes du monde nouveau sont en fait de farouches partisans du statu quo. C’est du reste pour laisser passer l’orage que les présidents Sall et Macron ont lancé le débat sur la dette. Le premier a accepté le mauvais rôle : mendier les faveurs financières des dirigeants occidentaux au moment même où ceux-ci étaient si occupés à compter leurs morts. En agissant ainsi, il s’est exposé – et a exposé l’Afrique – au mépris des chefs d’état du Nord. Ce type de débat avait en outre pour le président Macron l’avantage d’enferrer tout un continent dans les schémas du « monde d’avant », un monde où l’aide à l’Afrique est l’un des plus sûrs attributs de la puissance, fantasmée ou réelle, de l’Europe. Inutile de dire que ce sentiment est encore plus enivrant lorsqu’on est en plein désarroi.
L’Afrique d’aujourd’hui n’a presque plus rien à voir avec celle des indépendances. C’est pourquoi l’idée qu’elle essaie dès à présent de résoudre ses problèmes dans un même élan est de moins en moins réaliste. Le scénario le plus plausible est celui de réussites isolées sur le modèle du Rwanda, du Ghana et de l’Ethiopie. Habituée à se penser comme un tout, l’Afrique reste pourtant le continent des lieux lointains :du fait de la quasi-inexistence de moyens de transport continentaux dignes de ce nom, l’on y voyage plus souvent de Lagos à Londres ou New York que de Lomé à Maputo. Le cloisonnement qui en résulte rend presque impossible, à l’heure actuelle, toute action commune. Il pourrait même expliquer une torpeur parfois très embarrassante. C’est le cas en ce moment où, de Tokyo à Bruxelles et de Sydney à Séoul, le monde entier manifeste sa solidarité aux Afro-Américains.
L’Afrique est totalement restée à l’écart de ce mouvement antiraciste planétaire. Le premier ministre canadien s’est agenouillé pendant plus de huit minutes en hommage à George Floyd, mais aucun président africain n’a cru devoir en faire autant. Cette absence au monde en une occasion où on devrait être au centre de toutes les initiatives est un signe qui ne trompe pas. Mais, s’il est entendu qu’un virus ne saurait à lui seul faire le printemps africain, l’effervescence actuelle ne doit pas non plus être sous-estimée. Elle pourrait, à terme, aider l’Afrique à «basculer définitivement sur la pente de son destin fédéral» comme l’y invitait Cheikh Anta Diop, en ajoutant avec une lucidité quelque peu désespérée : «Ne serait-ce que par égoïsme lucide. » Cela prendra quand même un peu de temps, ce sera affaire autant de passion que de patience.
Par Boubacar Boris Diop
L’Afrique aussi est en ordre de bataille, et la lettre ouverte adressée aux décideurs africains par une centaine d’intellectuels allant de Wole Soyinka et Cornel West à Makhily Gassama et Djibril Tamsir Niane, le 1er mai 2020, a eu un écho exceptionnel (1). Plutôt que de se résigner à lancer une pétition de plus, ses initiateurs (Amy Niang, Lionel Zevounou et Ndongo Samba Sylla) veulent transformer les mots en actes, raison pour laquelle ils ont élargi leur appel aux scientifiques africains. Sur un continent où presque tout est à refaire, de patients guetteurs d’aube ont pour ainsi dire accueilli la pandémie à bras ouverts, allant jusqu’à y voir une « chance historique »…
La pandémie a rendu l’Afrique plus consciente de sa vulnérabilité et de son insignifiance aux yeux du monde. Elle lui a permis de constater, concrètement, que dans les grandes tragédies humaines on ne peut s’en remettre à personne pour son salut. En effet, si le fléau a frappé tous les pays en même temps, ceux-ci n’ont pas fait bloc pour lui résister. Bien au contraire, les égoïsmes nationaux ont très vite pris le dessus sur le réflexe de solidarité. Le continent africain, dépendant des autres pour presque tout, a rapidement compris que s’étaient accumulées au fil des ans les conditions de sa propre destruction. C’est tout simple : si le virus qui a mis à genoux de riches pays occidentaux avait été aussi létal en Afrique, l’hécatombe annoncée y aurait très certainement eu lieu. Cependant, même si elle leur a asséné un violent coup sur la tête, les Africains n’ont pas attendu cette pandémie pour rêver, selon l’injonction césairienne, de « recommencer la fin du monde (2) ».
Le moment semble d’autant plus propice que l’on a rarement vu les puissances occidentales en si piteuse posture. Le contexte historique rappelle, toutes proportions gardées, les lendemains de la seconde guerre mondiale. Sur ces lieux de pure vérité humaine que sont les champs de bataille, les soldats africains ont vu s’effondrer le mythe de la toute-puissance du colonisateur. Ils y ont également découvert les luttes des autres peuples et mieux compris les mécanismes de leur propre oppression. Libérateurs de l’Europe, débarrassés du complexe de l’homme blanc, devenus des acteurs politiques de premier plan, ils ont été au coeur de toutes les batailles pour l’indépendance. Quelque chose du même ordre pourrait bien être en cours depuis la chute du mur de Berlin.
Le terrain de jeu de l’armée française
Voilà en effet une vingtaine d’années que l’Occident n’inspire presque plus ni peur ni respect à tant de nations pourtant encore sous son joug. Les guerres d’Irak et de Libye sont passées par là, qui lui ont fait perdre le peu d’autorité morale dont il pouvait encore se prévaloir. Il serait excessif de dire que la pandémie lui a donné le coup de grâce, mais elle est en train d’en faire un grand blessé. Ce sentiment est si répandu que, d’Allemagne, où la crise sanitaire semble pourtant bien mieux maîtrisée que chez ses voisins, une amie peut lâcher au téléphone : « L’Occident est en train de s’effondrer, je suis surprise d’être témoin de cet événement, car je ne pensais pas que cela arriverait de mon vivant. »
Elle est ensuite partie d’un bref éclat de rire où j’ai senti un mélange de dégoût et de gaieté. Je me suis toutefois bien gardé de lui dire le fond de ma pensée : le fléau ne va pas susciter du jour au lendemain un nouvel ordre mondial, plus juste et plus équilibré. Il n’en a pas moins révélé les limites d’une hégémonie occidentale apparemment sans partage.
Tout d’abord, lorsque la pandémie éclate, un certain Donald Trump est depuis trois ans président des états-Unis d’Amérique, pays leader – encore que de plus en plus réticent – du bloc occidental. Les hommes ne font certes pas l’histoire, mais il semble bien que ses desseins épousent souvent, pour se réaliser, les contours d’une destinée singulière. Il se pourrait bien que le président Trump soit pour l’Occident moins un accident qu’un symptôme : celui de son lent déclin. Ce n’est pas non plus un hasard si l’autocrate Viktor Orbán, partisan de la théorie du « grand remplacement », est aux commandes en Hongrie. De crispations identitaires en ressentiments, son exemple pourrait faire tache d’huile en Europe. Faut-il, dans le même ordre d’idées, évoquer le Brexit, tout sauf un anodin coup de canif contre le projet européen ?
On comprend mieux pourquoi tant de dirigeants du Sud osent aujourd’hui s’en prendre ouvertement au Nord. En visite au Ghana en décembre 2017, le président Emmanuel Macron s’entend dire par son hôte de dures vérités sur l’aide au développement (3) ; au Zimbabwe, l’ambassadeur américain vient d’être sommé de s’expliquer sur l’affaire George Floyd, et l’Union africaine a fustigé en termes très durs les brutalités policières contre les Noirs aux états-Unis. Le président sud africain Cyril Ramaphosa n’a pas hésité à déclarer que « l’assassinat de Floyd ravive les plaies des Noirs sud-africains».
Mais, pour significatifs qu’ils soient, ces mouvements d’humeur n’ont jamais paru mettre en cause le rapport de forces entre l’Afrique et des pays occidentaux aimant se présenter comme ses bienfaiteurs. On aura d’ailleurs remarqué que de tels sursauts d’orgueil sont surtout le fait des anciennes colonies britanniques ou portugaises, qui, elles au moins, peuvent se targuer d’un minimum de souveraineté. Ce n’est pas le cas des pays africains francophones, où, depuis soixante ans, l’ancienne puissance coloniale impose son autorité de manière quasi directe.
On dit souvent que, pendant la guerre froide, la Central Intelligence Agency (CIA) siégeait au conseil des ministres de certains régimes fantoches d’Amérique latine. Ce modèle survit sous une forme atténuée en Afrique francophone, dernier endroit du globe où une puissance étrangère est au coeur des processus de décision, en matière monétaire par exemple. Cette Afrique-là reste, pour la France, un gigantesque réservoir de matières premières. Paris n’y tolère aucune force politique pouvant menacer les intérêts de Total, d’Areva ou d’Eiffage.
Le continent offre le terrain de jeu favori de l’armée de l’Hexagone, qui y est intervenue des dizaines de fois depuis 1964 – année de la première intervention militaire française en Afrique subsaharienne (au Gabon) après les indépendances de 1960. Le contraste est frappant avec Londres, qui n’a jamais déployé de troupes dans ses ex-colonies africaines. voilà pourquoi on a eu l’impression d’un basculement le jour où le président Macron s’est publiquement emporté contre ce qu’il a appelé «des sentiments antifrançais en Afrique». C’est qu’il a eu le temps de se rendre compte qu’une nouvelle génération d’Africains est résolue à en finir avec cet anachronisme qu’est la «Françafrique».
Le fait qu’on retrouve en première ligne de ce mouvement de révolte des stars planétaires comme Salif Keita ou Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly ou le cinéaste Cheick Oumar Sissoko, en dit la profondeur. Le grand Richard Bona avait annulé, en février 2019, un concert à Abidjan (Côte d’Ivoire) pour protester contre le franc CFA, se promettant d’ailleurs de ne plus se produire dans un pays où cette monnaie aurait cours. Il faut aussi prendre en compte de nouvelles formes de radicalisation politique symbolisées par les mouvements France dégage, dont M. Guy Marius Sagna est une figure de proue, et Urgences panafricanistes, de M. Kemi Seba (4).
C’est donc dans un contexte où les esprits étaient déjà surchauffés qu’est intervenue la pandémie. Chacun a pu constater avec stupéfaction l’incapacité de l’Europe et des états- Unis – si prompts à prétendre se porter au secours des autres – à secourir leurs propres citoyens. Quelle ne fut pas la surprise de beaucoup à les entendre se plaindre, toute honte bue, de leur dépendance envers Pékin. Et ce que Le Canard enchaîné a appelé « la guerre des masques » laissera sûrement des traces dans les mémoires. Si c’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, la pandémie a mis à nu un colossal fiasco. Cela a réveillé chez les Africains un sentiment d’appartenance qui, au fond, ne les a jamais quittés. C’est très visible depuis quelques semaines. On dessine à qui mieux mieux les contours de l’« Afrique d’après».
J’entends encore l’historienne Penda Mbow me recommander un texte d’Hamadoun Touré avant d’ajouter : «Tu verras, nous disons tous la même chose en ce moment!» Ce «nous» chargé d’une discrète émotion me frappe tout particulièrement. Et ce qui se dit et se répète, c’est que pour l’Afrique l’heure de toutes les souverainetés a sonné. C’est pour en finir avec une certaine servilité que plusieurs états (Burundi, Maroc, Guinée-équatoriale) ont bravé des interdits de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – concernant la prescription d’hydroxychloroquine, par exemple. Madagascar, elle, est allée jusqu’à fabriquer son propre remède, le Covid-Organics, à base d’artemisia. C’est aussi la première fois que les mauvais traitements infligés en Chine aux Négro-Africains ont suscité des protestations officielles aussi vives. L’ambassadeur de Chine à Abuja (Nigeria) a été sommé de s’en expliquer dans des conditions humiliantes.
Un virus qui ne fait pas le printemps
Cette prise de parole à la fois sauvage et massive concerne surtout la jeunesse : sur plus d’un milliard d’Africains subsahariens, 70 % ont moins de 30 ans. Il s’agit donc là d’une formidable secousse politique. Est-ce à dire que les lendemains sont déjà en train de chanter ? Certainement pas. Il faudrait pour cela que, dans le fameux « monde d’après », les présidents Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire) et Macky Sall (Sénégal) se mettent, comme pris de folie, à penser et à agir comme Thomas Sankara. La « Françafrique » ne doit du reste pas sa longévité au seul contrôle du personnel politique. Elle est aussi d’une redoutable efficacité dans la gestion de proximité, quasi nominative, d’intellectuels et d’hommes de culture transformés en zombies.
Nombre de ceux qui disent en ce moment piaffer d’impatience aux portes du monde nouveau sont en fait de farouches partisans du statu quo. C’est du reste pour laisser passer l’orage que les présidents Sall et Macron ont lancé le débat sur la dette. Le premier a accepté le mauvais rôle : mendier les faveurs financières des dirigeants occidentaux au moment même où ceux-ci étaient si occupés à compter leurs morts. En agissant ainsi, il s’est exposé – et a exposé l’Afrique – au mépris des chefs d’état du Nord. Ce type de débat avait en outre pour le président Macron l’avantage d’enferrer tout un continent dans les schémas du « monde d’avant », un monde où l’aide à l’Afrique est l’un des plus sûrs attributs de la puissance, fantasmée ou réelle, de l’Europe. Inutile de dire que ce sentiment est encore plus enivrant lorsqu’on est en plein désarroi.
L’Afrique d’aujourd’hui n’a presque plus rien à voir avec celle des indépendances. C’est pourquoi l’idée qu’elle essaie dès à présent de résoudre ses problèmes dans un même élan est de moins en moins réaliste. Le scénario le plus plausible est celui de réussites isolées sur le modèle du Rwanda, du Ghana et de l’Ethiopie. Habituée à se penser comme un tout, l’Afrique reste pourtant le continent des lieux lointains :du fait de la quasi-inexistence de moyens de transport continentaux dignes de ce nom, l’on y voyage plus souvent de Lagos à Londres ou New York que de Lomé à Maputo. Le cloisonnement qui en résulte rend presque impossible, à l’heure actuelle, toute action commune. Il pourrait même expliquer une torpeur parfois très embarrassante. C’est le cas en ce moment où, de Tokyo à Bruxelles et de Sydney à Séoul, le monde entier manifeste sa solidarité aux Afro-Américains.
L’Afrique est totalement restée à l’écart de ce mouvement antiraciste planétaire. Le premier ministre canadien s’est agenouillé pendant plus de huit minutes en hommage à George Floyd, mais aucun président africain n’a cru devoir en faire autant. Cette absence au monde en une occasion où on devrait être au centre de toutes les initiatives est un signe qui ne trompe pas. Mais, s’il est entendu qu’un virus ne saurait à lui seul faire le printemps africain, l’effervescence actuelle ne doit pas non plus être sous-estimée. Elle pourrait, à terme, aider l’Afrique à «basculer définitivement sur la pente de son destin fédéral» comme l’y invitait Cheikh Anta Diop, en ajoutant avec une lucidité quelque peu désespérée : «Ne serait-ce que par égoïsme lucide. » Cela prendra quand même un peu de temps, ce sera affaire autant de passion que de patience.
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