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Au Japon, inquiétude autour du projet de rejet des eaux usées de la centrale de Fukushima

Le gouvernement japonais a commencé, jeudi, le rejet controversé de 1,33 million de tonnes d'eau issues de la centrale nucléaire de Fukushima. Une mesure qui, malgré le feu vert de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) début juillet, suscite de vives inquiétudes. Explications.



Douze ans après la triple catastrophe – séisme, tsunami, accident nucléaire –, le Japon a commencé à rejeter en mer, jeudi 24 août, une partie de l'eau traitée issue de la centrale de Fukushima Daiichi à partir de fin août, a dévoilé le 7 août le quotidien japonais Asahi Shimbun.
 
Dans les tuyaux depuis 2018 mais régulièrement arrêté ou repoussé, le projet porté par la compagnie d'électricité de Tokyo, Tepco, avait finalement obtenu début juillet l'autorisation de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Après plus de deux ans d’enquête, cinq missions sur le terrain et six rapports techniques, l'organisme avait conclu que ces rejets en mer étaient conformes aux normes de sûreté de l'agence et qu'ils n'auraient qu'un impact "négligeable sur la population et l'environnement", ouvrant ainsi officiellement la voie à la réalisation du projet. Un feu vert cependant accueilli avec scepticisme par certains membres de la communauté scientifique et avec animosité par de nombreux pêcheurs locaux qui craignent de voir leurs produits boudés par les consommateurs.
 
Des capacités de stockage bientôt à saturation
Le 11 mars 2011, les cœurs des trois réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi étaient entrés en fusion, laissant le nord-est du Japon dévasté. Depuis, des quantités astronomiques d'eau ont dû être utilisées pour refroidir quotidiennement les réacteurs endommagés tandis que des centaines de milliers de litres d'eau de pluie ou issues des nappes phréatiques se sont accumulées autour de la centrale. De l'eau radioactive que les autorités nippones avaient initialement décidé de stocker dans d'immenses réservoirs.
 
Premier problème : alors que 1 000 citernes ont déjà été remplies, soit 1,33 million de tonnes d'eau, les capacités de stockage atteignent aujourd'hui leur limite et arriveront à saturation d'ici 2024, alertent les autorités nippones. Second problème : dans cette zone à forts risques sismiques, un tremblement de terre pourrait provoquer des fuites de ces réservoirs.
 
Une eau filtrée
Pour éviter tout accident, le gouvernement japonais a donc décidé de rejeter progressivement – sur trois décennies – ces millions de tonnes d'eau à la mer. Le processus est simple : un tuyau doit transporter l'eau jusqu'à un kilomètre au large de la préfecture de Fukushima, où elle sera relâchée.
 
Le rejet des eaux issues des centrales nucléaires dans le milieu naturel est un procédé largement utilisé et généralisé partout sur la planète. Habituellement, cette eau circule autour du réacteur nucléaire, où elle chauffe. C'est cela qui permet de déclencher des turbines et de produire de l'électricité. Au cours de l'opération, l'eau se charge en composés radioactifs. Mais elle est ensuite traitée avant d'être rejetée à la mer ou dans des rivières.
 
"À Fukushima, nous sommes cependant dans une situation bien différente puisqu'il s'agit d'une centrale accidentée", explique Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint en charge de l’environnement et de la santé à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). "Une partie de l'eau stockée, cette fois-ci, a été déversée directement sur les réacteurs, dans le but de les refroidir. Contrairement à l'eau de nos centrales, elle s'est ainsi chargée de nombreux composés radioactifs, des radionucléides."
 
Avant de rejeter l'eau à la mer, le grand défi est donc de parvenir à la débarrasser de ces substances radioactives. Pour ce faire, l'opérateur Tepco a mis en place un puissant système de filtration dit ALPS (Advanced Liquid Processing System). "Cela permet d'éliminer une large partie de ces composés radioactifs, qui ne subsistent qu'à l'état de traces."
 
"En revanche, comme dans nos centrales à nous, il reste un composant : le tritium, qui ne peut pas être éliminé", poursuit Jean-Christophe Gariel. Cette substance est produite systématiquement par les réacteurs nucléaires et rejetée par les centrales du monde entier. Si elle est considérée comme relativement inoffensive, elle est souvent pointée du doigt dans l'augmentation des risques de cancer. "Pour limiter encore les risques, l'eau sera ensuite diluée dans une grande quantité d'eau de mer pour faire baisser au maximum ce taux de tritium", précise le spécialiste.
 
Lors du dernier prélèvement d'eau dans l'un des réservoirs en mars, l'Agence japonaise de l'énergie atomique a détecté 40 radionucléides. Après traitement, la concentration dans l'eau était inférieure aux normes en vigueur pour 39 d'entre eux – tous sauf le tritium. Le taux de ce dernier atteignait, quant à lui, 140 000 becquerels par litre (Bq/l) – tandis que le seuil réglementaire pour un rejet en mer est fixé au Japon à 60 000 Bq/l. Après la dernière étape de dilution, le taux avait diminué à 1 500 Bq/l.
 
"En résumé, si l'eau des réservoirs de Fukushima est plus contaminée que celle qui sort de nos centrales, après traitement et dilution, c'est la même qu'ailleurs", termine Jean-Christophe Gariel.
 
"C'est comme diluer du whisky dans du Coca"
Ces normes et chiffres doivent cependant être nuancés et pris avec précaution, les seuils fixés variant beaucoup d'un pays à un autre. Pour le tritium par exemple, la France fixe sa limite à 100 Bq/l, l'OMS à 10 000 Bq/l.
 
Au-delà de cette question des chiffres, face à la dilution du tritium, certains défenseurs de l'environnement soulèvent que c'est comme "diluer du whisky dans du coca" – ce n'est pas parce qu'il y a du coca qu'il y a moins d'alcool. La quantité de tritium reste en effet la même, elle est simplement répartie dans une plus grande quantité d'eau.
 
Au sein de la communauté scientifique, le bien-fondé du projet est ainsi largement débattu. Depuis plusieurs années, la Woods Hole Oceanographic Institution (WHOI), basée aux États-Unis, s'inquiète régulièrement de l''impact réel sur l'environnement. En décembre 2022, elle exprimait de nouveau son opposition au projet, déplorant cette fois que les taux de concentration mesurés ne l'avaient pas été dans tous les réservoirs de la centrale.
 
À rebours, Jim Smith, professeur en sciences de l'environnement à l'université de Portsmouth, au Royaume-Uni, qui étudie depuis plusieurs années les conséquences des polluants radioactifs, assurait dans un article publié en janvier dans The Conversation que ce rejet dans la mer était "la meilleure option". "À l'échelle des problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés, le rejet des eaux usées de Fukushima est relativement mineur", assure-t-il, mettant en avant les faibles taux de radioactivité après le traitement des eaux.
 
Un sujet éminemment politique
"Au fond, ce sujet est éminemment politique. Il s'inscrit dans la volonté du gouvernement japonais de faire de la région de Fukushima un exemple de résilience après un accident nucléaire", analyse Cécile Asanuma-Brice, chercheuse au CNRS et codirectrice du laboratoire Mitate qui étudie les conséquences de la catastrophe de Fukushima. "C'est dans cette optique que s'inscrit la politique de reconstruction du gouvernement japonais, qui comprend, de fait, le démantèlement de la centrale et la réouverture de la zone à l'habitation. Or, ce démantèlement ne pourra se faire qu'en se débarrassant de ces eaux contaminées, selon les dernières déclarations du ministre de l'Économie et de l'Industrie, Yasutoshi Nishimura."
 
Mais pour mener à bien ce projet, le gouvernement doit aussi faire régulièrement face à la réticence de la population, notamment celle des syndicats de pêcheurs. "Pour ces derniers, qui représentent une part importante de l'économie du pays, la question n'est pas tant de savoir si les inquiétudes sont fondées ou non", continue la spécialiste. "Après l'accident, ils ont passé des années à souffrir d'une image négative, aussi bien dans la région qu'à l'international. Ils venaient tout juste de commencer à remonter la pente et à retrouver une activité économique dynamique. Avec ce projet de rejet des eaux, ils craignent de voir leur image de nouveau s'étioler et leurs produits boudés par les consommateurs."
 
Au fil des années, plusieurs alternatives avaient été étudiées avec plus ou moins d'attention par les autorités. "Parmi elles, une semblait avoir la préférence de la population locale : construire de nouveaux réservoirs voire les installer sous terre et continuer à stocker l'eau contaminée en attendant qu'elle perde en radioactivité dans les prochaines années", raconte Cécile Asanuma-Brice. Une idée balayée par le gouvernement, car officiellement jugée trop coûteuse.
 
Outre cette défiance de la population, le gouvernement nippon devra aussi composer avec la défiance des autres pays du Pacifique, notamment de la Chine. Dans la foulée du feu vert de l'AIEA début juillet, Pékin a d'ores et déjà annoncé l'interdiction prochaine de l'importation de produits alimentaires provenant de certaines préfectures du Japon, dont celle de Fukushima, pour des "raisons de sécurité".

France24

Jeudi 24 Août 2023 - 10:01


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