7 juin 1982. Les FAN, les Forces armées du Nord entrent dans Ndjamena. Goukouni Weddeye a dû quitter la capitale, abandonner le pouvoir. Hissène Habré ne tarde pas à faire le constat d’un Etat à reconstruire. « Tout manque cruellement, déclare-t-il aux journalistes après sa prise de pouvoir. Le Tchad, c’est un pays en ruines, un pays par terre. Aucune administration. Aucun moyen financier. Les fonds se sont volatilisés dans les poches et dans les comptes bancaires des uns et des autres. Nous sommes confrontés à une situation terrible. Nous ferons de notre mieux à l’intérieur en nous serrant la ceinture, comme nous avons l’habitude de le faire… »
Dans ce pays déchiré par la guerre, le Sud prétend voler de ses propres ailes, sous la direction d’un « comité permanent » qui existe depuis 1979. La normalisation du Sud sera le premier dossier auquel le nouveau régime va s’attaquer. Une brèche s’est ouverte, avec les dissensions qui ont éclaté entre sudistes en juin à Moundou. Guidées par des dissidents des FAT (Forces armées Tchadiennes, nom des forces sudistes) les troupes des FAN, les Forces armées du Nord (pro Habré) investissent le Sud fin août 1982. Elles commettent des abus qui conduisent une partie de la population à fuir en brousse.
« Les gens se sont révoltés »
« Moi je suis resté trois mois quelque part avec l’espoir que les choses allaient changer, se souvient Henri Ngargos Mosnda, l’un des futurs chefs " Codos ". Mais tout ce que j’apprenais, c’est que les militaires FAT qui avaient amené les forces d’Habré au Sud étaient nommés chefs par-ci par-là, puis étaient tués par les FAN. Les militaires graissaient leurs fusils et tiraient sur les gens aux champs. Ils se sentaient en terrain conquis. Ils constituaient un butin de guerre. Ils ramassaient les cabris, les biens. » Dans leur fuite, beaucoup sont partis avec leur fusil. « Au Nord de la RCA, nous étions 8 000, raconte Henri Ngargos Mosnda. Les gens se sont révoltés. On s’est réorganisés et on est revenus au Tchad. C’est ça qui a donné naissance aux Codos ».
Les Codos. Des groupes d’autodéfense qui s’opposent aux forces venues de Ndjamena. Des groupes que le régime va tenter d’amadouer avant de lancer dès juin 1984 une grande vague de répression. Qui culmine dans ce qu’on a appelé « septembre noir ». « On était naïfs, se souvient Henri Ngargos Mosnda. On croyait en la sincérité du gouvernement qui a envoyé des délégations négocier avec nous. Les civils et les militaires se préparaient à reprendre leur travail. Ça a dérapé parce qu’ils ont commencé à tuer les militaires qui s’étaient engagés à travailler normalement avec l’Etat… »
Un massacre symbolise particulièrement cette implosion du processus de réconciliation. Celui de la ferme de Déli, en septembre 1984. Après la signature d’accords, des rebelles codos qui étaient actifs dans la zone de Moundou sont invités à une cérémonie officielle de réconciliation à la ferme du village de Déli. Il est prévu qu’ils soient intégrés dans l’armée. Le jour de la cérémonie, les forces pro-Habré interviennent et tuent plus de 200 ex-rebelles, ainsi que des personnes qui travaillaient à la ferme.
La lutte armée des Codos reprend. Plus dure encore. La répression se durcit elle aussi. Elle vise non seulement les rebelles, mais aussi les cadres sudistes soupçonnés d’être complices. Amnesty International proteste. Habré, interrogé par les médias, nie les accusations d’exactions et de massacres. Et il affirme lutter, au Sud, contre l’ombre libyenne… « Aujourd’hui nous savons comment les maquis du Sud sont ravitaillés, explique-t-il à l’époque au micro de RFI. Nous avons des preuves physiques. Nous avons des prisonniers qui ont été entraînés en Libye, acheminés à Cotonou, à Brazzaville, ensuite introduits par la RCA et le Cameroun avec des passeports diplomatiques. Pour mieux nous affaiblir, pour mieux assurer sa présence dans le Nord et progresser, il faut entretenir des foyers de troubles dans le Sud du pays. A la place de Kadhafi, j’aurais fait la même chose… »
Où se situent les responsabilités ? Quelles décisions ont relevé d’Habré, quelles autres ont été prises par ses subordonnés ? A Ndjamena la question embarrasse toujours trente ans plus tard. De 1983 à 1985, Idriss Déby, l’actuel président tchadien, était en effet commandant en chef des Forces armées Nationales du Tchad.
L’ennemi libyen
La Libye. « L’expansionnisme libyen » comme dit la phraséologie de l’époque. Le dossier s’impose rapidement sur le bureau d’Hissène Habré. Quelques mois après le départ du GUNT (Gouvernement d’union nationale de transition) de Ndjamena, la Libye et ses alliés décident en effet de reprendre la lutte armée. « Nous avons tenu une réunion avec presque l’ensemble de l’opposition tchadienne, se souvient Goukouni Weddeye, le chef du GUNT. C’est-à-dire avec les représentants des FAP, des CDR, de la première armée, du Volcan, etc. Au cours de cette rencontre des divergences surgissent avec Mahamat Abba de la première armée. Par contre toutes les autres factions se sont entendues pour former un gouvernement et relancer la lutte armée. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à nouveau à Sebha en Libye pour créer le Gouvernement du salut national. »
Le pouvoir de Ndjamena s’organise lui aussi. Il instaure par décret, le 26 janvier 1983 la DDS, la Direction de la documentation et de la sécurité. Une police politique qui va rapidement étendre ses réseaux, appliquer l’arbitraire et la torture. L’article 4 du décret fixe les missions de la structure. Et annonce les dérives à venir. La DDS en effet est notamment chargée « de la collaboration à la répression par l’établissement des dossiers concernant des individus, des groupements, collectivités suspectés d’activités contraires ou seulement nuisibles à l’intérêt national. »
Les agents de la DDS adoptent une lecture très large de ce qui peut être nuisible à l’intérêt national. Un rien suffit à déclencher une arrestation. En dehors de tout cadre légal. « Pour être arrêté sous Hissène Habré, il suffisait de pas grand-chose, explique Jacqueline Moudeïna, coordonnatrice de l’équipe d’avocats des victimes. Il suffisait d’être le parent d’un opposant en exil. Ou même simplement de connaître cet opposant. Etre de la même ethnie que lui pouvait même suffire. Pour la petite histoire, il y avait un Monsieur à Sarh, au sud du Tchad, qui avait dit laissez-nous avec les histoires Habré, nous on est en train de boire notre bili-bili (la bière indigène). Ce monsieur a été arrêté, il a disparu. »
L’arrestation, dans le système Habré, devient rapidement une descente aux enfers. Les détenus vivent entassés dans d’étroites cellules. Beaucoup sont torturés. Le docteur Hélène Jaffé, de l’association AVRE, est venue au Tchad prendre en charge des victimes de l’ère Habré après leur libération. Le constat qu’elle a fait est sans appel : « Nous avons vu des gens qui avaient des séquelles à la fois des mauvaises conditions de détention et des tortures. La torture la plus fréquente, c’était celle de l’Arbatachar, les chevilles et les coudes ramenés dans le dos, la colonne vertébrale arc-boutée.C’était extrêmement douloureux et ça laissait des séquelles. Mais il y avait d’autres tortures : attaché le détenu la tête en bas, l’immerger dans de l’eau sale, ou même une torture dont je n’avais pas entendu parler ailleurs : le supplice des baguettes qui consiste à mettre des baguettes de chaque côté du crane, les attacher devant derrière et on serre de plus en plus. Quelque chose d’atroce, les gens en meurent très souvent. Et ceux qui ont été témoins de cette torture en gardent un effroi terrible. »
De l’aveu même d’un de ses anciens directeurs, Saleh Younous, les objectifs de la DDS ont évolué avec le temps. Lors de son audition par la commission d’enquête sur les crimes et détournements commis par Hissène Habré, il a expliqué que « la mission première qui était assignée à la DDS a été progressivement modifiée par le Président lui-même. La Direction devait s’occuper au début de la sécurité intérieure et extérieure du pays et notamment de contrecarrer toute action des Libyens contre le Tchad. Mais petit à petit le président lui-même a donné une nouvelle orientation à la Direction et en a fait un instrument de terreur. »
Pouvoir personnel
Le système qui se met progressivement en place autour de la personne du président est un système autoritaire. Qui développe un véritable culte de la personne du président. « El Hadj Hissène Habré héros national », proclame un chant qu’on peut encore trouver dans Ndjamena sur de vieilles cassettes. « Habré est ici, Habré est là, Habré est partout », dit une autre chanson écrite à la gloire du chef de l’Etat.
Plusieurs témoins décrivent aussi l’existence de cercles de décision parallèles au gouvernement. Le « Aïn Galaka », notamment. Un groupe que Gali Ngothé Gatta, ancien conseiller spécial de Habré, dit avoir vu opérer. « On constatait un certain nombre de réunions et de rencontres parallèle par rapport au fonctionnement normal d’une administration, se souvient encore l’homme politique. Par exemple, vous pouviez venir et trouver le président Habré entouré d’un certain nombre de personnes, alors qu’ils venaient d’horizons divers et que rien ne semblait montrer que c’était une réunion technique. »
« Par exemple, à propos de l’effort de guerre, poursuit Gali Gatta Ngothé, quand il m’a appelé pour me demander mon avis, j’ai trouvé là des gens qui n’étaient pas des fonctionnaires de la présidence. Certains venaient des postes, d’autres du secteur pétrolier, certains étaient des hauts responsables d’entreprises… et c’est après ma sortie de prison que l’information sur la structure Aïn Galaka va se diffuser. Et donc les images de ces rencontres inopportunes m’ont révélé qu’il existait un groupe parallèle qui était autour de Habré pour décider de certaines questions dites " stratégiques ". »
Le parti unique, l’UNIR, et ses structures satellites sont mis à contribution pour fournir du renseignement : L’OFUNIR, qui rassemble les femmes. Le RAJEUNIR qui rassemble les jeunes. Ngarledjy Yorongar était à l’époque l’un des commissaires du comité central de l’UNIR et il est catégorique : « La plupart des services issus de l’UNIR ont été transformés en délateurs. Surtout la jeunesse (le RAJEUNIR) Le Rajeunir était un service de délation. L’organisation des femmes était un service de délation. Ils dénonçaient tous ceux qui critiquaient le régime ou qui n’étaient pas d’accord avec les pratiques en place. Et ça pouvait vous coûter la vie. Il y a eu beaucoup de morts innocents. Des gens qui n’ont rien fait. Absolument rien fait. »
« La responsabilité est collective »
La définition de l’ennemi évolue également avec le temps. Quand fin 1986 le leader Hadjeraï Maldom Bada entre dans la clandestinité et fonde un mouvement politico-militaire, le MOSANAT, tous les Hadjeraï sont considérés comme des menaces potentielles.
En avril 1989, trois leaders zaghawas anciens alliés de Habré entrent à leur tour en dissidence. Hassan Djamous, le chef d’état-major, Ibrahim Mahamat Itno le ministre de l’Intérieur et Idriss Déby, qui est conseiller militaire. Les Zaghawas sont à leur tour pris pour cible par la répression. Le professeur Zakaria Fadoul Kittir, beau-frère d’Hassan Djamous, se souvient d’un face à face avec les hommes de la DDS lourd de sens.
Il est amené devant le commissaire Mahamat Djibrine « El Djonto ». Il est très faible. Prend place sur une chaise devant sa table, sous le regard des agents, plantés à sa gauche et à sa droite, debout.
« - Vous ne savez rien de ce qui se passe en ville ? lance " El Djonto ".
Monsieur le commissaire, je sais que des gens sont arrêtés, d’autres fuient la ville, mais en ce qui me concerne je me reproche rien, répond l’universitaire.
Qu’est-ce qu’Hassan Djamous représente pour vous ?
C’est un beau-frère.
Et Idriss Déby ?
C’est un parent.
Tu sais très bien qu’on a pris Hassan Djamous. Monsieur le professeur, la responsabilité est collective ! »
La responsabilité est collective. Zakaria Fadoul Kittir voit très bien ce que ces mots signifient « Il veut dire tout simplement que si un seul Zaghawa dans l’ethnie zaghawa fait quelque chose, la responsabilité vous incombe aussi. Ça c’est la conception même de la responsabilité chez les nomades. » L’universitaire cite un exemple : si quelqu’un, soit par inadvertance, soit avec intention de tuer donne la mort à quelqu’un, on tue en représailles n’importe quel parent proche ou lointain. La responsabilité est collective, tout le monde paye pour le fautif. Dans le cas du système Habré, des civils sont arrêtés. D’autres, exécutés. Une commission est même créée pour la répression des Zaghawas, comme cela avait déjà été le cas pour les Hadjeraï.
Les survivants des prisons d’Habré portent dans leur chair et dans leur mémoire l’histoire de ces années. Robert Hissein Gambier est leur doyen. Il a compté les compagnons de cellule qu’il a vu partir, les uns après les autres. 2 053 co-détenus. La force qui lui a permis de traverser la torture lui a valu un surnom. Sabagalmoute. Celui qui court plus vite que la mort. « La mort vient, elle attrape les gens, mais elle ne m’a jamais attrapé », explique-t-il dans un sourire abîmé par les coups. Et il raconte : « Ils m’ont torturé des fois trois heures de temps quatre heures de temps.Tu veux la mort, mais la mort ne peut pas venir. Tellement que ça fait mal, toutes les douleurs. Ils m’ont tiré les testicules, je suis devenu impuissant. J’ai perdu un œil à cause d’un coup de pied. Et là, à la main, on a planté une pointe. »
Arrestations arbitraires, tortures, exécutions sommaires. Trente ans après, les victimes et leurs proches réclament justice. Ce sont leurs histoires qui seront examinées par les chambres africaines extraordinaires.
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