Mais dans les locaux saccagés de la radio télévision nationale ORTM à Tombouctou, où Aqmi avait installé la commission de presse des jihadistes, il y avait encore, parmi un tapis de feuilles recouvertes de poussière, des interprétations de versets du Coran téléchargés sur internet, des cahiers de coloriage avec des princesses aux épaules dénudées, des feuilles d’émargement, et le programme d’un séminaire sur l’Islam destiné aux jeunes cadres. Ironiquement, ce dernier se clôturait par une introduction à la démocratie.
Au milieu de ce fatras, il y avait surtout une feuille de route d’Aqmi : 79 pages rédigées par Abou Moussab Abdelwadoud, alias Abdel Malek Droukdel, le numéro un de la filiale africaine du groupe terroriste al-Qaïda. Depuis la naissance d'Aqmi en 2007, c’est la première fois que l'intégralité d'un de ses documents internes est retrouvée et en mesure d’être diffusée.
Un plan en six chapitres
Ce document, l’agence américaine Associated Press en avait déjà retrouvé une partie à la mi-février. Sa mise en page, réalisée par le biais d’un logiciel de traitement de texte, est soignée. En haut de la page de garde : le nom de l’organisation, al-Qaïda au Maghreb islamique. Ensuite le titre, « Feuille de route afférente au Jihad islamique dans l’Azawad », puis la date : 20 juillet 2012. Et enfin la cote, 33/234.
Concernant le style, Abdel Malek Droukdel organise son propos suivant les méthodes enseignées dans les universités et les grandes écoles. Il amorce son introduction par une accroche contextuelle, et pose la problématique que l’on peut résumer ainsi : comment donner naissance au territoire islamique de l’Azawad en associant la population sans attirer l’attention de la communauté internationale sur Aqmi ? Pour clore l’introduction, le stratège esquisse des réponses et soumet l’ossature de son plan, qu’il décline en six chapitres, tel un consultant chargé d’un audit.
"Nous ne pouvons combattre tout un peuple"
Dès le premier chapitre, intitulé « Vision globale du projet jihadiste islamique dans l’Azawad », Droukdel condamne la destruction des mausolées et les lapidations décidées par ses frères. « Vous avez commis une grave erreur, écrit-il. La population risque de se retourner contre nous, et nous ne pouvons combattre tout un peuple, vous risquez donc de provoquer la mort de notre expérience, de notre bébé, de notre bel arbre », prévient le chef terroriste, qui file souvent la métaphore quand il prend la plume.
Droukdel prône donc une approche progressive. « Il faut éviter de mettre en œuvre des solutions globales sans tenir compte de l’environnement local », suggère-t-il dans ce document rédigé après les premières destructions de mausolées, qui ont choqué la population de Tombouctou, la ville aux 333 saints. « La charia prévoit le recours au fouet pour punir l’adultère, mais il nous faut d’abord commencer par sensibiliser la communauté et l’éduquer à l’Islam, alors seulement nous pourrons envisager les punitions », propose-t-il.
Dans ce document, qui a fait l’objet de concertations, il se prononce en faveur de l’établissement d’un Haut conseil islamique indépendant pour assurer l’application de la charia à travers le territoire. Mais l’homme qui a commandité plusieurs attentats suicides semble prêt à ménager la population du nord du Mali pour mener à bien son expérience dans l’Azawad, son laboratoire.
"Que pouvons-nous demander de plus au MNLA ?"
Le document est par ailleurs riche en enseignements sur la stratégie d’Aqmi vis-à-vis de ses alliés locaux. Il décrit comment Aqmi compte instrumentaliser le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), mais aussi dans une moindre mesure, le groupe Ansar Dine mené par Iyad Ag Ghali.
Tout au long de sa feuille de route, Droukdel n’a de cesse de regretter la rupture avec le MNLA. En juin, le mouvement de libération avait accepté, en signant un accord qui a fait long feu, le principe de l’islamisation de l’Azawad. « Que pouvons-nous bien lui demander de plus ? » s’interroge l’émir, qui rédige son document le mois suivant.
« On ne peut pas demander aux membres du MNLA de devenir salafistes et de rejoindre les rangs d’Ansar Dine du jour au lendemain », proteste Droukdel. Le patron d’Aqmi prévoit donc d’attribuer la majorité des portefeuilles ministériels au mouvement, qui doit néanmoins renoncer à des postes clés : les Affaires religieuses, la Justice et l’Education. Pour la Défense, il propose la création d’une organisation regroupant tous les mouvements, afin que la sécurité soit l’affaire de tous.
Nouer de larges alliances
Quant à Ansar Dine, Iyad Ag Ghali hérite du poste de chef du gouvernement de transition, dont l’objectif est de « gérer la transition et rédiger une Constitution pour l’Etat islamique de l’Azawad ». Un chef très encadré, car Droukdel propose qu’Aqmi mette à sa disposition des jihadistes pour gérer les villes libérées. Le chef terroriste ne prévoit pas non plus d’associer Ansar Dine à ses activités de jihad international, et il ne cache pas qu’il souhaite nouer des alliances les plus larges possibles afin de gonfler les rangs de combattants en cas d’intervention militaire.
« Les alliances sont essentielles, écrit Droukdel. Cela nous procure trois avantages. Si nous sommes agressés, nous ne serons pas seuls. Aussi, la communauté internationale ne concentrera pas ses pressions uniquement sur nous, mais aussi sur nos alliés. Enfin, nous ne serons pas seuls à assumer la responsabilité d’un éventuel échec. »
Droukdel semble anticiper une intervention militaire pour déloger les islamistes de l’Azawad. Le sixième chapitre est consacré à cette éventualité. Mais d’après une première traduction partielle du document, il n’est pas développé. Cela dit, par endroits, Droukdel paraît optimiste sur la longévité de son Etat islamique de l’Azawad. En tout cas, il pense déjà à la politique étrangère. « Tenons des propos rassembleurs pour gagner la sympathie de nos voisins », conseille le chef terroriste.
Source: RFI