Depuis quelques jours, plusieurs organes de presse font état d’une indemnisation chiffrée à une centaine de millions de CFA, versée à Mr Moustapha Cissé Lô et à Mr M’Baye N’Diaye, en guise de compensation pour la période allant de 2009 à 2012. Période au cours de laquelle ils auraient subi un préjudice du fait de leur engagement politique auprès de l’ancien Président de l’assemblée nationale, actuel Président de la République.
Ces informations, livrées par Maître EL Hadj Diouf, Député, membre de la majorité, au cours de l’émission télévisée FARAM FACCE en date du mercredi 23 octobre 2013, et diffusée sur une chaîne grand public (en l’occurrence la TFM) méritent l’attention de tous les citoyens sénégalais.
Car, les montants annoncés (environ 100 millions de CFA), s’ils étaient confirmés par le Président de l’Assemblée nationale, seraient non seulement choquants au regard de l’éthique et de la morale républicaine, mais poseraient avant tout la problématique du bon usage des deniers publics.
Au-delà des chiffres (Maître El Hadji Diouf ne s’étant pas prononcé sur ce point), c’est le principe même de l’indemnisation qui pose débat.
Que Moustapha Cissé Lô et Mr M’baye N’Diaye aient été victimes de 2009 à 2012, en leur qualité de député, de pressions et de représailles économiques, en raison de leur proximité avec l’actuel Président de la République ne fait l’objet d’aucun doute. Pour autant, il nous semble qu’aucun texte de la législation sénégalaise n’évoque la notion de « délit civil d’appartenance politique ». Encore moins la question de son indemnisation. De même, il y a lieu de s’interroger sur l’hypothétique existence d’un article du règlement intérieur de l’Assemblée nationale qui traiterait de la question.
Le risque serait de créer un dangereux précédent. En introduisant une nouvelle jurisprudence liée à « l’ostracisme pour appartenance à un camp politique ». S’agissant de l’indemnisation présumée, une requête a t’elle été introduite par les intéressés ? Si oui, à quelle date, et auprès de quelle institution?
Une récente actualité liée au fonctionnement du groupe parlementaire Benno Book Yaakaar permet d’établir un parallèle intéressant, notamment des conséquences liées à l’instauration de ce nouveau type de «délit », pour le moins surprenant. En effet, Mr Moustapha Diakhaté, Président dudit groupe s’est fendu d’un communiqué, aux fins de présenter ses excuses au peuple sénégalais, pour avoir menacé d’exclure les députés Cheikh Diop Dione et Mame Khary Mbacké, « coupables de certains écarts, voire de manquements, rendant impossible leur maintien dans le groupe (fort heureusement, ce point de vue a évolué) ».
Dans l’hypothèse où ces deux députés avaient été exclus, ne pouvaient-ils pas, à leur tour, invoquer un droit à réparation ? Cette fois-ci non pas pour un « délit civil d’appartenance politique », mais pour l’exercice d’une liberté d’expression assumée ?
Plus globalement, tous les sénégalais s’estimant lésés, du temps du régime d’Abdoulaye Wade ne pourraient-ils invoquer un droit à la réparation ? Du simple citoyen estampillé membre de l’opposition, aux organes de presse privés d’aide et de recettes publicitaires à l’époque, la liste risque assurément d’être longue….
L’ancien Président Abdoulaye Wade, ne pourrait-il pas à son tour demander réparation, pour avoir été maintes fois emprisonné, pendant les 27 années d’opposition, souvent pour des motifs purement politiques ? Que dire du Professeur Abdoulaye Bathily, d’Amath Dansokho, d’Ousmane N’Gom et de Landing Savané qui ont également subi les foudres du régime socialiste ?
Suivant la même logique, l’actuel Président de la République, ne pourrait-il pas demander une indemnisation, pour avoir été, victime de la loi SADA N’DIAYE ? Une loi, qui, paradoxalement, est toujours en vigueur. L’ex Premier Ministre Idrissa Seck, incriminé, puis emprisonné dans l’affaire dite « des chantiers de Thiès » avant d’être blanchi, n’aurait il pas droit à réparation pour cabale politique inouïe?
Dans le même registre, ne faudrait-il pas indemniser Talla Sylla, victime d’une ignoble agression, sous le règne de Wade, qui a failli lui coûter la vie et dont il porte jusqu’à présent les stigmates ?
A combien de centaines de millions, voire de milliards de FCA, faudrait-il évaluer le préjudice subi par Talla Sylla, dont la santé est désormais chancelante ? La famille de Feu Mamadou Dia ne pourrait-elle invoquer un droit à la réparation (la carrière politique de ce dernier ayant été stoppée nette par son emprisonnement en 1962) ?
La boîte à pandores étant désormais ouverte, ne faudrait-il remonter jusqu’à la période de Blaise Diagne pour la prise en compte des indemnisations ? Le début d’un processus quasi infini…..
On voit donc aisément qu’un tel raisonnement par l’absurde conduit à une impasse.
Une telle indemnisation serait d’autant plus incompréhensible, qu’elle ferait oublier que les acteurs qui ont fait le choix de s’engager dans la vie politique ont agi en parfaite connaissance de cause.
Alors que de nombreux sénégalais ont choisi de devenir commerçants, taximan, enseignants, soudeurs, ingénieurs, mécaniciens, avocats, journalistes, entrepreneurs, Goorgolu, etc…d’autres ont préféré, en toute liberté, exercer un mandat public, en sollicitant les suffrages de leurs concitoyens.
Par cette démarche, ils ont pris l’engagement solennel de servir la collectivité, en principe, de manière désintéressée. Servir la collectivité et non se servir devrait donc être leur crédo.
Certes, dans l’arène politique, la loyauté n’est pas toujours de mise : coups bas, intrigues, cabales et complots en tous genres font malheureusement partie du jeu, donnant une triste image de la fonction politique. C’est, en partie, la raison pour laquelle Saint Just disait « tous les arts ont produit leurs merveilles ; seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ».
Pour autant, il n’appartient pas au contribuable sénégalais de réparer un quelconque préjudice lié à des activités politiques.
D’une manière générale, cette problématique met en exergue la perception des hommes politiques sénégalais par rapport aux deniers publics.
Les financements récents alloués à des associations féminines aux USA d’un montant de 200 000 000 CFA, confirmés par l’Administrateur du Fonds d’Appui à l’Investissement des Sénégalais de l’Extérieur illustrent, si besoin en était, le manque de discernement avec lequel l’argent du contribuable est dépensé. Signalons que le même montant va prochainement bénéficier à celles qui sont en France.
Si comme tous les citoyens sénégalais, les immigrés sont en droit de solliciter un soutien de leur Etat, il n’en demeure pas moins que nous estimons qu’il était plus judicieux d’affecter ces financements dont les montants sont conséquents, à la réinsertion des centaines de talibés et de mendiants qui errent dans les rues de Dakar, ou alléger les souffrances de nos concitoyens qui vivent dans le monde rural, et qui manquent d’équipements et d’infrastructures dignes de ce nom.
Ces fonds auraient pu également permettre la création de petites unités socio-économiques ou artisanales, et contribuer, un tant soit peu, à la réduction du chômage qui atteint un seuil critique, plongeant des pans entiers de la société dans le désespoir. Un seuil d’alerte pour les pouvoirs publics.
La seule référence au FAISE (Fonds d’Appui à l’Investissement des Sénégalais de l’Extérieur, créé en 2008), argument avancé pour justifier l’attribution de tels financements ne suffit pas à enrayer les nombreux doutes qui entourent ces opérations. Les procédures ont-elles été respectées ?
Est-ce le trésor public qui a procédé au décaissement des fonds ? Dans le cas contraire, ces fonds ont-ils été remis en mains propres ? Si tel est le cas, par qui et pourquoi, sachant que des règles comptables existent pour le maniement des fonds publics? Notre avis est que tous ces éléments d’information doivent être mis à la disposition du public. L’élément nouveau en ce XXIème siècle, c’est que les citoyens sénégalais sont désormais exigeants et réclament une transparence totale pour tout ce qui touche les deniers publics. Leurs deniers publics. Chaque centime de F CFA du contribuable doit être justifié et contrôlé.
C’est le lieu de dénoncer le spectacle ahurissant livré par certains de nos concitoyens résidant à l’extérieur, et qui consiste à faire le pied de grue devant les hôtels à chaque passage des autorités gouvernementales. Des scènes dignes d’une cour de récréation, avec la distribution de centaines, voire de milliers d’euros aux participants. On se croirait dans un film « Alice aux pays des merveilles ». Des pratiques qui étaient légion sous Wade, et qui, manifestement, sont loin d’avoir disparu. Au contraire. Drôle de rupture ! Sauf que ce sont les deniers publics qui sont en jeu. Dans aucun pays démocratique digne de ce nom, de telles situations ne sont imaginables.
Pour en revenir à l’émission télévisée FARAM FACCE du mercredi 23 octobre 2013, c’est l’occasion de saluer le professionnalisme, la courtoisie, dont a fait preuve le journaliste Pape N’Gagne N’Diaye. Son calme olympien et sa retenue, face à la véritable démonstration de force faite par Mr Moustapha Cissé Lô qui entonnait, avec puissance, tel un refrain «oui, nous avons le pouvoir ; oui, nous disposons de la majorité…. » sont une leçon d’humilité pour tous les hommes politiques.
Si le pouvoir procure une telle force, un tel sentiment de puissance absolue, les citoyens ont tout lieu de s’inquiéter, eux qui, par leurs suffrages, un certain 25 mars 2012, ont porté leur choix sur les gouvernants actuels pour une rupture dans l’exercice du pouvoir. Ont-ils vraiment tiré les leçons des errements du régime de Wade ? Savent-ils qu’en partie, c’est l’arrogance qui a perdu ce régime ?
Dans une réflexion antérieure, nous soutenions la thèse selon laquelle certains mouvements de la société civile ne sont pas animés par la défense de l’intérêt général, mais guidés par des logiques de promotion personnelle. Aujourd’hui, c’est un éminent membre du parti au pouvoir qui vient conforter notre analyse, en l’occurrence Mr Papa Maël Thiam, Administrateur de l’APR, qui affirme «… Tous les jours, nous enregistrons des adhésions de certaines organisations de la société civile, de certains grands responsables d’autres organisations politiques.. ». Des propos on ne peut plus clairs, qui jettent le trouble et la suspicion sur les organisations de société civile. Il appartient néanmoins aux citoyens de ne pas mettre toutes ces organisations dans le même sac, au risque d’entacher la crédibilité de certaines qui effectuent un remarquable travail.
Dans un ouvrage intitulé « L’Etat en Afrique ou la politique du ventre », Jean François Bayart africaniste, avançait, entre autres, l’idée maîtresse selon laquelle, l’exercice du pouvoir en Afrique, est bâti sur un mode de redistribution sociale, un système de prébendes et de cooptation, visant à assurer le monopole du pouvoir par les gouvernants. Avec la mise en place d’un système clientéliste, dans l’unique but de satisfaire les intérêts de la classe dirigeante. Au détriment de l’intérêt général. Si certaines thèses développées par l’auteur sont discutables, son approche sur ce qu’il est convenu d’appeler « le phénomène de neutralisation des corps intermédiaires » rejoint notre analyse. Un principe qui fonctionne à plein régime dans bon nombre de pays africains.
Ce thème de l’usage des deniers publics nous amène naturellement à celui afférant à l’usage des fonds politiques, dont nous pensons qu’il est grand temps que les députés (représentants du peuple) décident de légiférer pour en tracer les contours. Car, si l’existence de fonds politique ne peut être remise en cause pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons; en revanche, il nous semble essentiel qu’une réflexion de fond soit menée pour préciser l’usage et l’affectation qui doivent en être faits. Les citoyens ont le droit de savoir que les fonds politiques peuvent être utilisés, sans aucune justification, puisque la législation précise « qu'aucune investigation ne saurait être envisagée sur le sort de ces crédits qui échappent aux règles de droit commun de la comptabilité publique… conformément à l'article 128 du décret N°454 du 10 février 2003 ».
Cette dérogation aux règles de droit commun n’est pas le fait du hasard, mais est motivée avant tout par la volonté de fournir un levier à l’Etat qui lui permette d’intervenir rapidement, (en dehors des mécanismes de contrôle classique) pour des missions d’intérêt général, précises, liées, le plus souvent, à des questions relatives à la sécurité. On voit donc bien que les fonds politiques n’ont pas pour vocation de favoriser un enrichissement personnel. Ce qui constitue un détournement d’objectif. Les fonds politiques n’étant pas, par définition des fonds sociaux, rien n’empêche les pouvoirs publics d’alimenter un fonds social spécifique, destiné à des interventions sociales au profit des citoyens démunis, ou pour venir en aide aux sinistrés, lors de drames (par exemple les inondations). Une distinction claire devra être faite entre la destination des fonds politiques et celle des fonds dits sociaux. Le bon usage des deniers publics, c’est faire en sorte que les principes de transparence puissent s’appliquer partout : bonne gouvernance, accroissement des pouvoirs et des moyens attribués aux différents corps de contrôle (IGE, l’OFNAC, Cour des Comptes….), sanctions des infractions au code des marchés publics, respect des règles de mise en concurrence, limitation et contrôle accru du recours abusif aux marchés de gré à gré, etc…. L’Assemblée nationale, en tant qu’instance chargée de procéder à l’élaboration des lois doit faire preuve d’exemplarité.
Transparence dans la gestion des comptes publics, transparence dans l’attribution des indemnités et des frais de mission des députés, transparence dans l’affectation des fonds politiques et l’usage des fonds publics. Une gouvernance « sobre et vertueuse », c’est une gouvernance transparente dans la gestion des deniers publics. En vertu de ce principe, il appartient désormais au Président de l’Assemblée nationale de se prononcer publiquement, afin d’édifier les citoyens sénégalais sur les tenants et les aboutissants de la question. Le mutisme actuel autorise toutes les conjectures. Pire, il donne l’impression d’une volonté de dissimulation et conforte la thèse du forfait accompli.
Le génie sénégalais a ceci de paradoxal qu’il est capable d’accoucher une grande réforme comme l’Acte III de la décentralisation, mais s’avère désarmé pour résoudre un problème technique comme le tuyau de Keur Momar Sarr. Et si l’invite de Madiambal Diagne, dans un excellent billet publié récemment au journal « le quotidien », à une profonde introspection, servait de catharsis aux citoyens sénégalais?
Seybani SOUGOU - E-mail : sougouparis@yahoo.fr
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