En réaction à ma contribution parue plutôt dans le quotidien Wal Fadjri des 9, 10 et 11 février 2010, au titre intitulé «Invention de la violence au Sénégal : ‘Archéologie’ d’un phénomène social menaçant la démocratie sénégalaise », notre compatriote Pape Sadio THIAM, Journaliste, tente de me servir, sous forme épistolaire, dans le même quotidien des 15 et 16 de ce mois, une objection en ces termes : « Objection, M. Thiam, la transhumance, malgré ses relents parfois immoraux, reste un phénomène politique naturel … ! ». Qu’il me permette d’abord de préciser que ce qu’il prétend être une objection n’est pas fondé si par définition, l’objection est selon le Larousse, un argument opposé une affirmation. Mais même si l’espace médiatique crée une communauté des points de vue, l’expression plurielle des idées doit se fonder sur des affirmations justes et vérifiables. Il est de ce point de vue important de préciser que cette dite objection gagnerait en pertinence si elle était bien fondée, car une série de critiques scientifiques n’a rien à voir avec une série de cocoricos qui n’apporte rien au débat. Certes, l’article de M. Thiam sur la transhumance paraît intéressant, mais il ne saurait constituer un objet de réfutation de ma contribution qui ne lui crée pas les conditions si l’on se réfère à la loi poppérienne (Karl Popper) de la falsification. En d’autres termes, la lecture sélective d’une production supposée scientifique porte souvent le risque de générer la profanation de l’esprit d’une étude, et de buter par conséquent sur un obstacle épistémologique. Pour éclairer la lanterne des lecteurs, il importe ici de montrer le mauvais jugement de notre compatriote. Précisément, ma contribution citée ci-haut ne portait pas sur la transhumance politique, mais plutôt sur une approche sociologique du phénomène de la violence au Sénégal. En d’autres termes, il s’agissait de mettre en relief quelques facteurs explicatifs dont les audits afin de voir comment ce phénomène social s’invente dans l’espace public au sens habermassien (Jürgen Habermas) du terme. Mais curieusement, M. Thiam a maladroitement extirpé de ma contribution ce qui l’intéressait pour en faire une marche d’escalier en vue de se faire une tribune. Or, l’objectivité qui doit sous-tendre toute production intellectuelle voudrait que la critique de notre cher compatriote parte de l’idée générale de ma réflexion, et non d’un morceau mal choisi pour servir d’objet de plaidoirie. Encore faut-il préciser qu’il est libre de porter la robe d’avocat du PDS lorsqu’il veut aller au-delà de ma pensée, c’est-à-dire me faire dire que la transhumance politique est imputée à ce seul parti politique. Dans ce jeu de rôle qu’est l’exégèse, il ne me revient pas de rechercher à attribuer des bons points ou des mauvais points au PDS. Mon rôle est de faire une étude froide d’un phénomène comme la violence sous l’angle d’une sociologie compréhensive. Partant, n’est-il pas nécessaire de préciser que cette forme de réductionnisme de la critique conduit malheureusement à une profanation de mon propos à travers une entreprise de zonage ou de saucissonnage, qualifiant ainsi une des parties de mon texte d’« un violent réquisitoire à la transhumance politique…». Non Monsieur Thiam, que votre lecture sélective de mon texte ne vous amène pas à profaner ma logique de démonstration ! N’est-il pas aussi important d’inviter M. Thiam à relire la dernière phrase de ma contribution : « Dans ce contexte de tensions, chacun doit jouer une mission de colombe : Unissons le mieux de nous-mêmes pour l’intérêt de la République ! » ? En quoi donc la partie qu’il a maladroitement sélectionnée dans mon propos revêt-elle le caractère d’un réquisitoire, voire même violent ! De plus, je ne cherche ni une cible, encore moins une proie dans cette entreprise intellectuelle ! Lorsque je précise que « Ce choix de la transhumance volontaire ou forcée met en relief la course aux ressources d’allégeance de ces transhumants et l’état de l’éthique de conviction dans l’espace politique sénégalais. Mais la position du PDS en 2000 met aussi en lumière le choix de l’électorat des épinglés par les audits à la place de leur sanction », je montre plutôt qu’au-delà de son rapport aux valeurs comme l’éthique de conviction, la transhumance constitue un élément explicatif des luttes de positionnement dans l’espace politique ! Pour rompre avec cette forme sélective de la pensée, notre propos sera ici de déconstruire d’abord cette objection qui, à l’épreuve de l’analyse, s’éloigne de la posture du scientifique qui exige une distanciation renvoyant à la réflexivité (1). Ces précisions m’amèneront ensuite à envisager différemment dans cette contribution le phénomène de la transhumance partisane et non politique pour des raisons de choix conceptuel. Il s’agira entre autres de l’étudier comme une ressource politique pour l’accès ou la conservation d’une position politique ou administrative, et comme une variable explicative de la tendance à la professionnalisation politique (2).
1. L’entreprise sélective de la pensée : une posture non scientifique
Le saucissonnage de la pensée peut conduire à une forme de réductionnisme et d’imposture intellectuelle qui peut prêter à confusion et enlever toute objectivité à une critique scientifique. Comment peut-on extirper un seul argument d’un contexte d’analyse pour ensuite vouloir fonder un raisonnement dit scientifique? Ce qui est également étonnant et réfutable dans la démarche de notre compatriote, c’est son entreprise de ponction d’idées déformées. Comment la transhumance qui ne fut même pas le fondement de ma dernière contribution peut-elle être attribuée au seul PDS jusqu’à vouloir être qualifiée de violent réquisitoire ? L’obstination aveuglante de M. Thiam dans sa volonté de vouloir me faire l’auteur d’une invention libérale de la transhumance politique au Sénégal constitue une forme moderne de terrorisme intellectuel ! Qu’en est-il exactement ! Dans la première partie de cette dite contribution, au titre intitulé « De l’élasticité de la notion de violence à son invention actuelle dans le champ politique », il était question de montrer les différentes formes que peut prendre la violence au Sénégal à travers divers modes opératoires. A ce titre, je précisais : « Sur le plan financier, la gestion des audits par le pouvoir politique issu de l’alternance démocratique du 19 mars 2000 mérite une réflexion. Qu’est-ce qui explique l’impunité de ces audits qui ont pourtant occupé une bonne place dans le discours politique de campagne électorale du Front pour l’alternance (FAL) ? Pour répondre à cette question, il est important de convoquer le contexte politique de 2000. Malgré sa victoire au second tour, tout laisse à penser que le nouveau parti au pouvoir (PDS) n’était pas rassuré par la représentativité de son capital militant. Pour reconfigurer son assise politique locale et nationale, il a fallu débaucher des responsables d’autres partis, et plus particulièrement de grands responsables du P.S. Dans ce cadre, des responsables socialistes mouillés par les audits ont choisi de rompre avec leur formation politique d’origine (P.S) pour échapper à d’éventuelles sanctions, même s’ils bénéficiaient en tant que citoyens de la présomption d’innocence. Ce choix de la transhumance volontaire ou forcée met en relief la course aux ressources d’allégeance de ces transhumants et l’état de l’éthique de conviction dans l’espace politique sénégalais. Mais la position du PDS en 2000 met aussi en lumière le choix de l’électorat des épinglés par les audits à la place de leur sanction. Cette instrumentalisation des audits à des fins politiques ne constitue-t-elle pas une forme de violence économique dans la mesure où il s’agit de pertes et profits pour l’économie nationale ? »
Dans ce cadre, notre approche démontre que l’instrumentalisation des audits, c’est-à-dire leur impunité, participe de l’élasticité de la notion de violence. Le phénomène de la transhumance ne constitue en rien dans notre raisonnement un facteur participant de l’élasticité de la violence. De surcroît, il n’a jamais été affirmé dans mon texte que la transhumance soit une invention sénégalaise ou le monopole d’un seul parti comme le PDS ! Si M. Thiam précise qu’ « Il n’y a pas, dans le passé politique du Sénégal, de parti politique qui ait pâti davantage ou même autant que le Pds des défections scandaleuses au sommet de la pyramide du parti. », il importe de préciser que mon rôle n’est pas ici de chercher des mouchoirs pour essuyer les larmes de certains qui ont pâti dans le passé de la transhumance politique. Si notre compatriote avait bien lu cette partie de mon texte ou saucissonné au bon endroit, c’est-à-dire partir du début du paragraphe, il comprendrait bien qu’il s’agit plutôt des usages politiques des audits qui constitue une forme violence au sens élastique du terme et non la transhumance politique en soi. Que notre cher compatriote me permette alors de rejeter sa tentation de profanation de ma pensée, son objection infondée ! D’ailleurs, il m’offre maintenant l’opportunité de parler dans mes prochains développements de ce phénomène de la transhumance qui représente de bonnes feuilles de ma Thèse de Doctorat de Science politique, thèse pionnière sur « La Sélection du personnel politique au Sénégal » selon les Rapporteurs de mon jury de soutenance. Faut-il rappeler que ce jury était composé par d’éminents universitaires : il s’agit entre autres des Professeurs Michel MIAILLE (Université Montpellier 1), Jean-Yves DORMAGEN (Université Montpellier 1), Ismaïla Madior Fall (Université Cheikh Anta Diop de Dakar) et de M. René OTAYEK, Directeur de recherche au CNRS (CEAN/IEP de Bordeaux). Cette communauté universitaire, voire scientifique, a, à travers son jugement, reconnu la valeur scientifique de ma recherche ; ce qui m’éloigne de la catégorie d’analystes politiques sénégalais qui abordent des phénomènes sociaux et politiques sans les contextualiser. D’ailleurs qui sont ces analystes politiques sénégalais qui ont revu leur façon d’envisager le phénomène de la transhumance politique ? Il me revient alors de préciser ma qualité de Politiste, même si au Sénégal aujourd’hui beaucoup, par le biais de l’usurpation d’identité, s’autoproclament politologues, analystes politiques, sociologues, etc. Mais, l’honnêteté intellectuelle m’amène à exclure notre compatriote de cette catégorie d’usurpateurs d’identité, car Politistes et Journalistes partagent au moins deux champs : le champ politique et le champ médiatique.
En effet, la posture de chercheur est de faire une étude froide des phénomènes sociaux et politiques tout en les considérant comme des choses au sens durkheimien du terme. Cette banalité des phénomènes étudiés l’invite à adopter à la fois une vigilance épistémologique et une neutralité axiologique. En ce sens, le phénomène de la transhumance qui vient d’être ici étudiée doit bien sûr être considéré comme un phénomène politique banal comme je l’ai déjà fait dans ma Thèse de Doctorat. Toutefois, découvrir comment et pourquoi des phénomènes observés se rattachent les uns aux autres n’exclut pas de les considérer dans leur rapport aux valeurs. Analyser le phénomène de la transhumance, tout comme le clientélisme ou la fraude électorale qui ont des relents immoraux sous l’angle de l’éthique de responsabilité ou de l’éthique de conviction, ne signifie pas non plus que le chercheur se départît de sa posture de distanciation, même si l’attitude du sujet pensant envers son objet d’étude reste bornée par l’engagement et la distanciation. Mais le but de cette posture demeure la recherche de l’objectivité dans la restitution des faits étudiés. Ainsi la contradiction qu’il faut relever dans l’essai de démonstration de M. Thiam est de vouloir considérer la transhumance politique comme une banalité, et de refuser en même temps de faire de même pour ce qui est de la fraude électorale ou du clientélisme qui sont bien des ressources politiques. C’est lorsqu’il précise « Il n’y a aucun doute là-dessus : les quarante ans de règne du Parti socialiste ne s’expliquent pas seulement par la pratique courante de la fraude électorale. Les gens votaient effectivement pour le Ps et ce, non pas parce qu’ils étaient convaincus de ses idées ou programmes, mais simplement parce qu’il lui était la plupart inféodés. » On pourrait en dire objectivement autant pour les dix ans du régime actuel. A ce titre, le bon sens et la rigueur intellectuelle recommandent de reconnaître que la fraude électorale n’est guère l’apanage d’un des régimes qui gouverne ou qui a gouverné le Sénégal. Ce parti pris de l’engagement de notre compatriote au détriment de la distanciation montre un manque de prudence et de vigilance dans son jugement qui se fragilise à l’épreuve des faits, car les fraudes relevées (doublons, problème d’indélébilité de l’encre, etc.) par l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2007 l’ont conduite à un boycott lors des élections législatives de la même année. Ce qui est un des éléments explicatifs du blocage actuel du dialogue politique entre la classe politique sénégalaise. De plus, le taux de participation électorale du scrutin législatif de 2007 est intéressant en termes d’analyse électorale, autrement dit la fraude électorale est une variable explicative des luttes politiques de positionnement.
C’est autant pour les usages politiques des politiques publiques lorsque notre compatriote affirme que « C’est un secret de polichinelle que de dire que le régime socialiste s’est toujours appuyé sur le clientélisme, notamment en zone rurale, avec la distribution des semences et la commercialisation des produits agricoles, pour influer sur la mobilisation partisane. Le fameux ‘compte K2’ aussi a été mis à contribution pour la corruption d’acteurs politiques de l’opposition. » Ces mêmes pratiques se reproduisent toujours à travers les usages politiques des politiques publiques de solidarité nationale. Cette posture de l’engagement porte donc le risque de fausser la neutralité axiologique à travers l’utilisation d’expressions comme « défections scandaleuses », « se faire acheter », etc. Ce qui est aussi irréfutable, c’est que ce que l’on reprochait au régime socialiste est aujourd’hui reproduit par le régime libéral. Dès lors, il serait aussi réducteur que de localiser le désenchantement des citoyens au discours politique dans la seule période antérieure à l’alternance de 2000. Par contre, les propos de M. Thiam semblent convaincants lorsqu’il précise que « Depuis presque un siècle, ‘l’entrisme politique’, ‘le nomadisme’ et son corollaire la ‘transhumance politique’, pratiques récurrentes dans la vie politique, ont, à chaque fois, annoncé et accompagné les mutations politiques au Sénégal. La défaite d’Abdou Diouf à l’élection présidentielle de 2000 a été ressentie dans son parti comme un séisme, voire comme une apocalypse politique : l’horizon a été brusquement bouché et l’univers politique devenu subitement étrange. »
C’est pourquoi si l’on parle d’histoire politique du Sénégal ou d’une tentative d’exégèse de la démocratie sénégalaise, il semble plus pertinent de l’envisager, non pas de manière chronologique ou évènementielle, mais plutôt en termes de configurations au sens éliassien (Norbert Elias) du terme. Qu’entend-on par configuration ? Il s’agit d’un « outil conceptuel » qui évite de penser Individu et Société comme deux entités distinctes et antagonistes. En ce sens, une configuration englobe les acteurs, leurs interactions et le cadre dans lequel ils évoluent. Ainsi Norbert ELIAS prend l’exemple de la configuration que forment quatre hommes assis autour d’une table pour jouer aux cartes. Il précise à ce titre que « Ce qu’il faut entendre par configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les réactions réciproques ». C’est pourquoi les relations sociales doivent être envisagées au travers les interactions qui se construisent. Cette notion de configuration peut trouver une proximité avec le concept de « champ » chez Pierre Bourdieu. Encore faut-il préciser qu’ELIAS parle de « champ social » dans ses premiers textes, avant de forger le concept de configuration. Sous ce rapport, la configuration permet de comprendre la dynamique des luttes politiques sénégalaises. Donc, si M. Thiam précise qu’ « Aucune histoire politique ne pourra donc s’écrire ni se comprendre sans une prise ne charge lucide et objective de ce phénomène devenu une des clés de toute tentative d’exégèse de la démocratie sénégalaise. », nous pouvons aussi trouver une plage de convergence sur le fait que l’historicité doit être envisagée sous l’angle du sens qu’elle donne au politique.
En d’autres termes, il faut considérer les sociétés africaines dans leur « banalité » comme le note Jean-François Bayart dans la première édition de « L’Etat en Afrique ». Sur le plan épistémologique, il s’agit d’un changement d’approche théorique dans l’analyse des sociétés africaines, c’est-à-dire de chercher à mieux situer le lieu d’expression du politique. Au-delà des entretiens semi-directifs avec d’éminents historiens sénégalais, quelques lectures bibliographiques nous ont permis d’accroitre nos connaissances sur l’histoire politique du Sénégal : il s’agit à titre d’exemple des ouvrages de :
- DIOP Abdoulaye Bara, La société Wolof - Tradition et changement. Les systèmes d’inégalité et de domination, Ed. Karthala, 1981,
- BARRY Boubacar, Le royaume du Walo. Le Sénégal avant la conquête coloniale, Maspéro, 1972,
- LY Abdoulaye, Les regroupements politiques au Sénégal (1956 - 1970), Dakar, Codesria, 1992,
- JOHNSON, G. Whesley, Naissance du Sénégal contemporain. Aux origines de la vie politique moderne (1900-1920), Editions Karthala, 1991,
- DESOUCHES Christine, Le parti Démocratique sénégalais : une opposition légale en Afrique, Paris, Berger-Levrault, 1983,
- ZUCCARELLI François, La vie politique sénégalaise (1789-1940), CHEAM, Paris, 1987 et
- ZUCCARELLI François, La vie politique sénégalaise (1940-1988), CHEAM, Paris, 1987.
Ces lectures mettent en relief les assises sociales de la société sénégalaise et les mécanismes explicatifs de l’hybridation du système politique du Sénégal. Ce qui pose le problème de l’analyse politique des phénomènes politiques considérés comme invariants de la politique africaine. Si de nombreux chercheurs ont appelé à une analyse scientifique de certains objets politiques en Afrique, ils ne s’entendent pas pour autant sur les conditions nécessaires à cette analyse. Certaines positions universalistes insistent sur l’application à l’Afrique de la même démarche méthodologique habituellement utilisée pour comprendre d’autres phénomènes. En réaction à cette vision développementaliste et dépendantiste, des africanistes comme Jean-François Bayart ont invité les chercheurs à essayer de restituer l’historicité propre des sociétés africaines, historicité dont l’ouvrage ci-haut cité de l’Anthropologue Abdoulaye Bara Diop constitue une référence. Ainsi, les sociologues du politique peuvent être amenés à chercher l’explication des faits politiques dans des phénomènes parfois éloignés de ce qui est défini officiellement comme politique. La politique serait définie ici comme étant ce qui se rapporte au gouvernement d’une société dans son ensemble. Cette définition large du terme politique permet ainsi de concevoir l’activité comme pouvant être retrouvée dans toutes les sociétés y compris même dans les sociétés sans Etat. Il s’agit ici d’éviter de circonscrire la politique sous le seul angle institutionnel.
Mais, de telles approches idéographiques (qui privilégient la singularité) portent le risque d’occulter le déficit d’appareils théoriques lié à la prégnance de l’oralité, mais surtout à la jeunesse de la science politique en Afrique, même si des progrès s’opèrent actuellement, avec l’avènement récent de l’Etat-nation. Il faut préciser que cette thèse de la spécificité et de l’irréductibilité de l’Afrique est fondée sur une approche binaire tradition/modernité, communautarisme/individualisme, irrationnel/rationnel, d’où le risque de ghettoïsation de la recherche africaniste. Dans ce cadre, est-il possible d’envisager l’étude de certains phénomènes comme la transhumance politique au Sénégal en se basant sur le caractère imperméable des contextes africains tels que le soutiennent les adeptes de la spécificité, autrement dit leur analyse avec des outils théoriques spécifiques? Faut-il penser, comme les universalistes, que les contextes africains sont plutôt perméables aux mêmes constructions théoriques, aux mêmes modèles et concepts que tout autre objet au risque d’occulter certaines réalités locales qui donnent sens au politique ? Si l’élasticité des concepts a des limites et que chaque contexte garde une part d’insoluble, n’est-il pas important, pour éviter cette dualité entre universalisme et relativisme culturel, de répondre à l’appel de Daniel-Louis Seiler sur l’usage des méthodologies mixtes ? Cette dualité pose des dilemmes épistémologiques se structurant autour de deux interrogations. D’abord, est-il possible de partir de conclusions et généralisations tirées d’expériences localisées dans des aires politiques, géographiques et culturelles différentes pour étudier certains phénomènes politiques au Sénégal ? Ensuite, est-il légitime d’étudier ce processus avec les mêmes concepts ? Le recours à des méthodologies mixtes implique que, tout en utilisant des concepts, modèles et théories issus d’études de contextes différents, le chercheur soit attentif à leurs limites en raison de l’existence de certaines réalités propres à l’histoire sociale et politique du pays. C’est dans cette perspective que va s’inscrire le second développement de cette contribution consacré maintenant à l’étude du phénomène de la transhumance partisane. Ce « beaujolais nouveau » aura ici pour objet d’envisager le phénomène de la transhumance partisane comme une ressource politique tout en mettant en lumière son registre discursif de légitimation et sa contribution à la tendance à la professionnalisation politique au Sénégal.
2. Au-delà de la culture du « maslaha », la transhumance partisane est une ressource politique !
Les tendances lourdes du politique en Afrique noire se structurent autour du patrimonialisme, de l’ « informalisation» du politique, de la faible institutionnalisation de l’Etat par rapport à la société, et du caractère problématique de la notion de société civile appliquée à l’Afrique… Si l’on considère les invariants de la politique africaine, voire du politique en Afrique, on pourrait citer la « politique du ventre » chez Jean-François Bayart. L’invariant, c’est aussi le néo-patrimonialisme chez Jean-François Médard. Ça peut être aussi la transhumance comme forme de nomadisme politique. Notre propos n’est pas ici de réduire l’étude de la transhumance sous le prisme d’un culturalisme, voire d’un déterminisme. Il importe plutôt de montrer comment cette pratique politique permet à travers la mobilisation des ressources d’accéder à une position politique de pouvoir ou de la conserver. Au demeurant, il importe d’abord de montrer en quoi cette notion de « transhumance partisane» constitue un objet de science politique. Ensuite, nous mettrons en relief la rhétorique sur laquelle repose la légitimation de la transhumance partisane. Ce registre de légitimation aide à comprendre comment ce phénomène politique contribue à la tendance à la professionnalisation politique au Sénégal. Mais qu’est-c d’abord la transhumance partisane ?
Comme chez les animaux qui migrent vers les pâturages les plus verdoyants ou abondants en période de saison sèche, certains hommes politiques quittent leur parti pour celui qui est souvent au pouvoir. En cela, ils font la transhumance dans la mesure où ce dernier dispose plus de ressources d’allégeance. Aujourd’hui, le terme transhumance politique qui relève du sylvopastoralisme, est au cœur du vocabulaire politique sénégalais. Si la transhumance politique qui est une notion plus large incluant même les syndicats est plus utilisée dans le vocabulaire des Sénégalais et de certains analystes, celle de transhumance partisane constituera notre choix au plan théorique et empirique. Car il s’agit au plan empirique, du changement d’appartenance partisane d’un homme politique, autrement dit le phénomène de la mobilité des hommes politiques à travers les partis. En ce sens, la transhumance politique signifie ici la défection de militants ou de responsables politiques quittant généralement un parti d’opposition pour intégrer le parti au pouvoir. Toutefois, certains cas illustrent bien le mouvement inverse. A ce titre, on peut comprendre les directions du phénomène de la transhumance partisane dans le champ politique sénégalais. En dépit de leur ressemblance, l’entrisme n’est pas à confondre avec la transhumance partisane et même la transhumance politique. Le phénomène de l’entrisme limite la collaboration d’un parti d’opposition avec celui étant pouvoir, à la seule participation au gouvernement.
Même s’il s’agit d’une image permettant d’expliquer le comportement des hommes politiques, la transhumance partisane met également en relief une forme de maintien à une position de pouvoir. En ce sens, il est important de montrer comment ce phénomène est aujourd’hui devenu un objet politique. Pour ce faire, il faut montrer en quoi l’étude de la transhumance partisane constitue une catégorie pouvant donner sens à l’analyse politique au Sénégal. Encore faut-il préciser que ce serait faire montre de réductionnisme que de situer la transhumance partisane dans la période postcoloniale, c’est-à-dire depuis 1960. Car, l’étude du clanisme qui est aussi une variable explicative des luttes politiques de positionnement au sein des partis montre que depuis la période coloniale, la transhumance partisane existe dans le champ politique sénégalais. Dans ce contexte, l’espace de lutte politique des Quatre Communes se structurait par la confrontation entre deux forces : les métropolitains avec le « parti des Européens » qui s’opposent aux mulâtres, et le « parti des Sénégalais » constitué des « enfants du pays ». Cela suppose que les critères de recrutement politique avaient une connotation d’ordre racial, clanique et ethnique. Dépossédés du capital économique depuis plusieurs décennies, cette catégorie mulâtresse avait besoin de soutien. Ce qui met en relief la question des allégeances politiques car les mulâtres ont besoin de s’appuyer sur un « protecteur », c’est-à-dire un intercesseur en la personne d’un député ouvert à leurs intérêts collectifs et individuels.
En outre, il est important de s’interroger sur le facteur identitaire qui sous-tend la mobilisation politique des mulâtres. Ainsi, le sentiment identitaire qui se construit dans les Quatre communes participe de la tendance progressive à l’inversion des rapports de forces dans l’espace politique longtemps dominé par les métropolitains. Cette construction identitaire suppose une mobilisation du terroir par les candidats aux élections. L’élection de François Carpot en 1902, troisième mulâtre élu député après Durand Valentin et Alfred Gasconi montre la place du « localisme » dans les luttes de positionnements politiques. Le discours porteur de ce particularisme soulève des interrogations sur la défense des intérêts locaux. En défendant ceux des indigènes, Carpot a pu bénéficier d’une longévité parlementaire (trois législatures : 1902, 1906 et 1910). Sous ce rapport, les stratégies identitaires qui structurent la compétition entre les candidats se manifestent à travers l’étiquetage comme ressource politique valorisable vu la composition du corps électoral. C’est pourquoi la variable de « l’enfant du pays » constitue un facteur mobilisateur et identitaire. En stigmatisant ses concurrents et se considérant comme « l’enfant du pays », Carpot ne déclarait-il pas : « Je suis un simple enfant de ce pays. Je n’ai pas de fonds de propagande à distribuer. Par contre, j’ai une connaissance précise des soucis de cette colonie ». La perception de ce discours identitaire se constate à travers la décision de tous les notables africains réunis le 19 avril 1902 à Bouëtville pour donner une consigne de vote aux électeurs en faveur du candidat François Carpot. Donc, la transhumance partisane constitue bien une des variables explicatives de l’inversion des rapports de force dans les Quatre Communes.
Ce comportement politique conforté par des luttes politiques et syndicales, l’influence ou l’implication de certains leaders d’opinion (guides religieux ou notables), a contribué immanquablement au tournant de 1914 qui marque la « révolution indigène » consacrant la fin de l’hégémonie des métropolitains et des mulâtres : il s’agit de l’élection de Blaise Diagne comme député. Cette transhumance partisane peut être aussi repérée dans les luttes politiques entre la SFIO de Lamine Guèye et le BDS de Léopold Sédar Senghor. Cette mobilité partisane a naturellement sous-tendu l’idéologie de construction nationale qui fonde les partis uniques dans les nouveaux Etats-nation issus des processus de décolonisation, dont le Sénégal. Le monopartisme au Sénégal construit sur les fusions et dissolutions de partis conforte cette logique. Sans verser dans une querelle de paternité de science infuse sur le PDS, il est toutefois important de préciser que ce parti fait partie des 7 formations politiques constitutives de mon objet d’étude de Thèse de Doctorat de Science politique. Ce qui signifie qu’outre les lectures bibliographiques, une importante documentation est à notre disposition.
Ce faisant, le PDS peut constituer un élément de corpus pour l’étude de la transhumance partisane sous le Sénégal indépendant à travers les nombreux départs enregistrés dans ses rangs depuis 1978. Ces départs massifs de grandes personnalités du PDS ver le PS avaient d’ailleurs entraîné la disparition de son groupe parlementaire à l’Assemblée nationale. Ce qui constitue d’ailleurs un paradoxe de la construction d’une démocratie multipartisane au Sénégal, dans la mesure où l’année 1978 consacre les premières élections pluralistes depuis l’indépendance. En cela, la transhumance partisane pose aussi la question des clivages entre partis. Autrement dit, ce sont des entrepreneurs politiques individuels qui, par la pratique de la transhumance partisane, rendent plastiques les frontières entre les entreprises politiques. Pour autant, il faut préciser que ces pratiques ne sont pas propres au Sénégal. Elles s’inscrivent dans une dynamique de négociations politiques que l’on peut constater dans d’autres traditions démocratiques, notamment en France avec l’exemple d’Eric Besson, ancien Secrétaire national du P.S qui est aujourd’hui Secrétaire général adjoint de l’UMP. Ainsi, la transhumance partisane constitue un phénomène qui est localisable dans la compétition politique. Préconstruite socialement, elle est instrumentalisée pour l’accès ou le maintien à une position de pouvoir. En ce sens, elle permet de décrire des processus politiques mettant en jeu des rapports de pouvoir entre les candidats à une position de pouvoir.
Dans la mesure où elle constitue un facteur explicatif de comportements et pratiques politiques, la transhumance partisane devient un objet politique qu’on peut analyser pour comprendre les formes de luttes de positionnement dans le champ. Elle constitue un phénomène que l’on peut intégrer dans la catégorie des objets en science politique. En outre, il est important de montrer le registre de légitimation de la transhumance partisane à travers le discours et la mise en scène au sens balandien (Georges Balandier) du terme. L’usage de la télévision nationale pour mettre en scène la transhumance partisane aide à comprendre, au-delà du sentiment qu’en peuvent avoir les Sénégalais, les positions occupées jusque-là par les transhumants. Cette mise en scène permet également de les identifier. Le choix de l’heure de la médiatisation à la télévision n’est pas aussi anodin. Il s’agit de l’heure du journal télévisé où on se complait à diffuser des images montrant des audiences au Palais présidentiel avec les transhumants politiques qui étaient d’anciens concurrents. Dans ce cadre, la transhumance partisane met en exergue la notion de changement-continuité, autrement dit le changement de pouvoir, mais avec la plupart des mêmes acteurs vaincus. Les déclarations d’allégeance par ce canal de communication ont également une portée symbolique. Lorsque le 5 juillet 2000, Feu Abdoulaye Diack, ancien président du Sénat (3ème personnage de l’Etat) et baron du régime socialiste, a rejoint le PDS, certaines franges de l’opinion ont été “surprises”. Pourtant il s’agit simplement ici de s’interroger sur les véritables motivations de ce comportement politique, étant entendu que la transhumance a toujours marqué la vie politique sénégalaise et de beaucoup d’autres pays africains comme le Bénin. Cette défection, qui a eu un effet symbolique, faisait suite aux départs de 37 responsables influents du PS.
Mais dans une société où les représentations sur les interactions sociales sont généralement appréciées sous le prisme de la fidélité, voire de l’éthique, toute rupture a besoin d’un argumentaire de légitimation. Autrement dit, l’image idéalisée du compagnonnage se définit par rapport à la loyauté en amitié. Il importe ici de montrer les ressorts du discours, à partir desquels le transhumant tente de légitimer la rupture avec son parti pour un autre, généralement le parti au pouvoir. Ce répertoire discursif permet de mettre en relief la maîtrise des règles structurant la compétition politique, c’est-à-dire le savoir-faire. Même si l’on note une hétérogénéité d’argumentaires dans ce registre discursif de légitimation de la transhumance partisane, on peut relever une homogénéité quant à leur mode opératoire. D’une manière générale, il s’agit d’une critique du fonctionnement de leur parti d’origine. Pour autant, ce discours de légitimation révèle généralement une dénonciation systématique par les transhumants, d’un manque de démocratie au sein de leur parti d’origine. Pour légitimer le départ de leur parti, les transhumants construisent une rhétorique qui leur permet d’éviter un effritement de leur légitimité au niveau local (base politique) et national. Si la transhumance partisane au Sénégal reste une décision individuelle, le transhumant fait tout pour migrer avec un nombre important de militants, généralement sa clientèle politique. Ainsi, Christine Desouches met en relief certains argumentaires de transhumants du PDS suite à la disparition de son groupe parlementaire à l’Assemblée nationale après les élections générales de 1978. Elle cite l’ancien député Mafall Fall qui précisait en Décembre 1979 : « le salut et le développement ne résident point dans le verbiage de l’opposition, mais plutôt dans l’action du parti socialiste ». Son collègue de même parti, Moussa Diallo dénoncera plus tard, le 02 Janvier 1981 : « un manque de démocratie » au sein du PDS. Cette posture de dénonciation a précédé leur ralliement au Parti socialiste. Pour conserver leur légitimité, certains transhumants estiment en termes wolof « politik agoul alaaxéra », autrement dit « en politique, il n’y a pas de comptes à rendre à Dieu ». Dans une société où la trahison est étrangère aux valeurs morales et religieuses, le choix de cet argumentaire n’est pas anodin. Il s’agit de faire adhérer les électeurs à la dissociation entre l’action politique et l’éthique de conviction au sens de Max Weber.
Si l’on considère ce phénomène de transhumance partisane dans sa temporalité, force est de reconnaître que le Parti démocratique sénégalais (P.D.S) a été très marqué par ce phénomène avant l’alternance du 19 mars 2000. Mais depuis cette date, c’est le Parti socialiste, ancien parti au pouvoir, qui a été la nouvelle victime de la transhumance partisane. Christine Desouches précise qu’ « Avant même qu’il ne soit confronté avec une opposition diversifiée qui risquait de mordre sur certains secteurs de son électorat, le PDS a subi, sur le plan du prestige et de ses prérogatives, un coup sensible, avec la disparition de son groupe parlementaire, et ultérieurement avec la perte pour des raisons diverses, de plusieurs députés». Outre le dispositif anti-sabordage du PDS qu’évoque notre compatriote, il convient de noter la régulation de la transhumance partisane par la Constitution actuelle du Sénégal. Cette constitutionnalisation est matérialisée par l’article 60 de la Constitution du 7 janvier 2001 qui dispose : « Tout député qui démissionne de son parti en cours de législature est automatiquement déchu de son mandat. Il est remplacé dans les conditions déterminées par une loi organique ». Sous ce rapport, cette régulation de la mobilité des hommes politiques participe sans doute d’une tentative de moralisation de la vie politique sénégalaise si l’on se réfère au débat qui a précédé le référendum sur la Constitution de 2001. Ce qui soulève un autre débat sur le registre de légitimation de la transhumance partisane.
En effet, l’objectif premier des entrepreneurs politiques individuels est de conquérir et de conserver des mandats électifs permettant d’occuper des positions institutionnelles. La transhumance partisane est révélatrice des pratiques mises en œuvre pour le contrôle et la redistribution des ressources d’allégeance. Cette pratique politique qui pose la question du renouvellement du personnel politique, montre en même temps sa contribution à la tendance à la professionnalisation politique. En d’autres termes, comment les transhumants parviennent-ils à conserver leurs positions de pouvoir ? En quoi cette conservation des postes participe-t-elle de la fermeture du champ politique, voire d’un timide renouvellement du personnel politique ? La double investiture du député Alé Lo en 2001 par le Parti Socialiste et la Coalition Sopi montre une stratégie de conservation d’une position de pouvoir. Même si elle reste inavouée, la négociation des postes constitue un autre facteur explicatif de la transhumance partisane. Si la vocation de « Vivre de la politique » (Max Weber) est une des caractéristiques du professionnel de la politique, le transhumant, par son savoir-faire, négocie bien ses positions de pouvoir, surtout lorsqu’elles sont menacées. L’approche en termes de rôle combinée avec celle de transaction permet ici de mettre en lumière ce qui se cache souvent derrière l’action politique. Sous ce rapport, la transhumance partisane est révélatrice d’une pratique politique qui permet d’expliquer les modes de clôture du champ politique. En faisant de la politique un métier, le transhumant apparaît comme une figure de professionnel de la politique. Sous ce rapport, la transhumance partisane contribue à la tendance à la professionnalisation politique.
Au total, mon propos a pour objet d’apporter une précision sur une tentative de profanation de mon propos qu’on a voulu loger dans une toile d’araignée. Pour éclairer la lanterne des lecteurs, une mise au point demeure plus que nécessaire. Il existe un vaste champ fertile pour réfléchir sur la transhumance politique. Mais le fait de se servir d’une déformation de la pensée des autres pour se créer une tribune constitue une forme de terrorisme intellectuel des temps modernes. A ce titre, l’impérieuse nécessité de rigueur intellectuelle commence par un refus d’adoption des raccourcis. Il s’agit d’une exigence morale dans le raisonnement scientifique si l’on considère la règle de la vigilance (René Descartes, Discours de la méthode) à l’égard des objets étudiés. Dans ce cadre, le devoir d’objectivité dans l’explication et la restitution des phénomènes sociaux et politiques prend sa source depuis l’exclusion de toute entreprise de confusion, de tout mauvais usage de la science. Car il ne faut pas faire l’amalgame entre la transhumance politique comme ressource politique et l’acte d’instrumentalisation des audits, autrement dit leur impunité, comme forme de violence puisque cela entraîne des manques à gagner pour les populations. Mais au regard des précisions qui précèdent, la messe semble faite pour être entendue ! L’occasion m’était aussi offerte par notre compatriote pour aborder la transhumance partisane sous un angle différent. Mon approche du phénomène répond bien à l’appel de Daniel Bourmaud qui précise : « La science politique africaine s’est forgée dans le constat que le détour anthropologique et historique s’imposait pour qui voulait saisir la réalité politique africaine. » Partant, les structures sociopolitiques actuelles de l’Afrique noire, et particulièrement au Sénégal, résultent d’un processus de sédimentation entamé bien avant la phase coloniale. Dans la communauté des points de vue, il est fondamental d’entreprendre des formes réglées des interrogations relativement bien élaborées.
1. L’entreprise sélective de la pensée : une posture non scientifique
Le saucissonnage de la pensée peut conduire à une forme de réductionnisme et d’imposture intellectuelle qui peut prêter à confusion et enlever toute objectivité à une critique scientifique. Comment peut-on extirper un seul argument d’un contexte d’analyse pour ensuite vouloir fonder un raisonnement dit scientifique? Ce qui est également étonnant et réfutable dans la démarche de notre compatriote, c’est son entreprise de ponction d’idées déformées. Comment la transhumance qui ne fut même pas le fondement de ma dernière contribution peut-elle être attribuée au seul PDS jusqu’à vouloir être qualifiée de violent réquisitoire ? L’obstination aveuglante de M. Thiam dans sa volonté de vouloir me faire l’auteur d’une invention libérale de la transhumance politique au Sénégal constitue une forme moderne de terrorisme intellectuel ! Qu’en est-il exactement ! Dans la première partie de cette dite contribution, au titre intitulé « De l’élasticité de la notion de violence à son invention actuelle dans le champ politique », il était question de montrer les différentes formes que peut prendre la violence au Sénégal à travers divers modes opératoires. A ce titre, je précisais : « Sur le plan financier, la gestion des audits par le pouvoir politique issu de l’alternance démocratique du 19 mars 2000 mérite une réflexion. Qu’est-ce qui explique l’impunité de ces audits qui ont pourtant occupé une bonne place dans le discours politique de campagne électorale du Front pour l’alternance (FAL) ? Pour répondre à cette question, il est important de convoquer le contexte politique de 2000. Malgré sa victoire au second tour, tout laisse à penser que le nouveau parti au pouvoir (PDS) n’était pas rassuré par la représentativité de son capital militant. Pour reconfigurer son assise politique locale et nationale, il a fallu débaucher des responsables d’autres partis, et plus particulièrement de grands responsables du P.S. Dans ce cadre, des responsables socialistes mouillés par les audits ont choisi de rompre avec leur formation politique d’origine (P.S) pour échapper à d’éventuelles sanctions, même s’ils bénéficiaient en tant que citoyens de la présomption d’innocence. Ce choix de la transhumance volontaire ou forcée met en relief la course aux ressources d’allégeance de ces transhumants et l’état de l’éthique de conviction dans l’espace politique sénégalais. Mais la position du PDS en 2000 met aussi en lumière le choix de l’électorat des épinglés par les audits à la place de leur sanction. Cette instrumentalisation des audits à des fins politiques ne constitue-t-elle pas une forme de violence économique dans la mesure où il s’agit de pertes et profits pour l’économie nationale ? »
Dans ce cadre, notre approche démontre que l’instrumentalisation des audits, c’est-à-dire leur impunité, participe de l’élasticité de la notion de violence. Le phénomène de la transhumance ne constitue en rien dans notre raisonnement un facteur participant de l’élasticité de la violence. De surcroît, il n’a jamais été affirmé dans mon texte que la transhumance soit une invention sénégalaise ou le monopole d’un seul parti comme le PDS ! Si M. Thiam précise qu’ « Il n’y a pas, dans le passé politique du Sénégal, de parti politique qui ait pâti davantage ou même autant que le Pds des défections scandaleuses au sommet de la pyramide du parti. », il importe de préciser que mon rôle n’est pas ici de chercher des mouchoirs pour essuyer les larmes de certains qui ont pâti dans le passé de la transhumance politique. Si notre compatriote avait bien lu cette partie de mon texte ou saucissonné au bon endroit, c’est-à-dire partir du début du paragraphe, il comprendrait bien qu’il s’agit plutôt des usages politiques des audits qui constitue une forme violence au sens élastique du terme et non la transhumance politique en soi. Que notre cher compatriote me permette alors de rejeter sa tentation de profanation de ma pensée, son objection infondée ! D’ailleurs, il m’offre maintenant l’opportunité de parler dans mes prochains développements de ce phénomène de la transhumance qui représente de bonnes feuilles de ma Thèse de Doctorat de Science politique, thèse pionnière sur « La Sélection du personnel politique au Sénégal » selon les Rapporteurs de mon jury de soutenance. Faut-il rappeler que ce jury était composé par d’éminents universitaires : il s’agit entre autres des Professeurs Michel MIAILLE (Université Montpellier 1), Jean-Yves DORMAGEN (Université Montpellier 1), Ismaïla Madior Fall (Université Cheikh Anta Diop de Dakar) et de M. René OTAYEK, Directeur de recherche au CNRS (CEAN/IEP de Bordeaux). Cette communauté universitaire, voire scientifique, a, à travers son jugement, reconnu la valeur scientifique de ma recherche ; ce qui m’éloigne de la catégorie d’analystes politiques sénégalais qui abordent des phénomènes sociaux et politiques sans les contextualiser. D’ailleurs qui sont ces analystes politiques sénégalais qui ont revu leur façon d’envisager le phénomène de la transhumance politique ? Il me revient alors de préciser ma qualité de Politiste, même si au Sénégal aujourd’hui beaucoup, par le biais de l’usurpation d’identité, s’autoproclament politologues, analystes politiques, sociologues, etc. Mais, l’honnêteté intellectuelle m’amène à exclure notre compatriote de cette catégorie d’usurpateurs d’identité, car Politistes et Journalistes partagent au moins deux champs : le champ politique et le champ médiatique.
En effet, la posture de chercheur est de faire une étude froide des phénomènes sociaux et politiques tout en les considérant comme des choses au sens durkheimien du terme. Cette banalité des phénomènes étudiés l’invite à adopter à la fois une vigilance épistémologique et une neutralité axiologique. En ce sens, le phénomène de la transhumance qui vient d’être ici étudiée doit bien sûr être considéré comme un phénomène politique banal comme je l’ai déjà fait dans ma Thèse de Doctorat. Toutefois, découvrir comment et pourquoi des phénomènes observés se rattachent les uns aux autres n’exclut pas de les considérer dans leur rapport aux valeurs. Analyser le phénomène de la transhumance, tout comme le clientélisme ou la fraude électorale qui ont des relents immoraux sous l’angle de l’éthique de responsabilité ou de l’éthique de conviction, ne signifie pas non plus que le chercheur se départît de sa posture de distanciation, même si l’attitude du sujet pensant envers son objet d’étude reste bornée par l’engagement et la distanciation. Mais le but de cette posture demeure la recherche de l’objectivité dans la restitution des faits étudiés. Ainsi la contradiction qu’il faut relever dans l’essai de démonstration de M. Thiam est de vouloir considérer la transhumance politique comme une banalité, et de refuser en même temps de faire de même pour ce qui est de la fraude électorale ou du clientélisme qui sont bien des ressources politiques. C’est lorsqu’il précise « Il n’y a aucun doute là-dessus : les quarante ans de règne du Parti socialiste ne s’expliquent pas seulement par la pratique courante de la fraude électorale. Les gens votaient effectivement pour le Ps et ce, non pas parce qu’ils étaient convaincus de ses idées ou programmes, mais simplement parce qu’il lui était la plupart inféodés. » On pourrait en dire objectivement autant pour les dix ans du régime actuel. A ce titre, le bon sens et la rigueur intellectuelle recommandent de reconnaître que la fraude électorale n’est guère l’apanage d’un des régimes qui gouverne ou qui a gouverné le Sénégal. Ce parti pris de l’engagement de notre compatriote au détriment de la distanciation montre un manque de prudence et de vigilance dans son jugement qui se fragilise à l’épreuve des faits, car les fraudes relevées (doublons, problème d’indélébilité de l’encre, etc.) par l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2007 l’ont conduite à un boycott lors des élections législatives de la même année. Ce qui est un des éléments explicatifs du blocage actuel du dialogue politique entre la classe politique sénégalaise. De plus, le taux de participation électorale du scrutin législatif de 2007 est intéressant en termes d’analyse électorale, autrement dit la fraude électorale est une variable explicative des luttes politiques de positionnement.
C’est autant pour les usages politiques des politiques publiques lorsque notre compatriote affirme que « C’est un secret de polichinelle que de dire que le régime socialiste s’est toujours appuyé sur le clientélisme, notamment en zone rurale, avec la distribution des semences et la commercialisation des produits agricoles, pour influer sur la mobilisation partisane. Le fameux ‘compte K2’ aussi a été mis à contribution pour la corruption d’acteurs politiques de l’opposition. » Ces mêmes pratiques se reproduisent toujours à travers les usages politiques des politiques publiques de solidarité nationale. Cette posture de l’engagement porte donc le risque de fausser la neutralité axiologique à travers l’utilisation d’expressions comme « défections scandaleuses », « se faire acheter », etc. Ce qui est aussi irréfutable, c’est que ce que l’on reprochait au régime socialiste est aujourd’hui reproduit par le régime libéral. Dès lors, il serait aussi réducteur que de localiser le désenchantement des citoyens au discours politique dans la seule période antérieure à l’alternance de 2000. Par contre, les propos de M. Thiam semblent convaincants lorsqu’il précise que « Depuis presque un siècle, ‘l’entrisme politique’, ‘le nomadisme’ et son corollaire la ‘transhumance politique’, pratiques récurrentes dans la vie politique, ont, à chaque fois, annoncé et accompagné les mutations politiques au Sénégal. La défaite d’Abdou Diouf à l’élection présidentielle de 2000 a été ressentie dans son parti comme un séisme, voire comme une apocalypse politique : l’horizon a été brusquement bouché et l’univers politique devenu subitement étrange. »
C’est pourquoi si l’on parle d’histoire politique du Sénégal ou d’une tentative d’exégèse de la démocratie sénégalaise, il semble plus pertinent de l’envisager, non pas de manière chronologique ou évènementielle, mais plutôt en termes de configurations au sens éliassien (Norbert Elias) du terme. Qu’entend-on par configuration ? Il s’agit d’un « outil conceptuel » qui évite de penser Individu et Société comme deux entités distinctes et antagonistes. En ce sens, une configuration englobe les acteurs, leurs interactions et le cadre dans lequel ils évoluent. Ainsi Norbert ELIAS prend l’exemple de la configuration que forment quatre hommes assis autour d’une table pour jouer aux cartes. Il précise à ce titre que « Ce qu’il faut entendre par configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les réactions réciproques ». C’est pourquoi les relations sociales doivent être envisagées au travers les interactions qui se construisent. Cette notion de configuration peut trouver une proximité avec le concept de « champ » chez Pierre Bourdieu. Encore faut-il préciser qu’ELIAS parle de « champ social » dans ses premiers textes, avant de forger le concept de configuration. Sous ce rapport, la configuration permet de comprendre la dynamique des luttes politiques sénégalaises. Donc, si M. Thiam précise qu’ « Aucune histoire politique ne pourra donc s’écrire ni se comprendre sans une prise ne charge lucide et objective de ce phénomène devenu une des clés de toute tentative d’exégèse de la démocratie sénégalaise. », nous pouvons aussi trouver une plage de convergence sur le fait que l’historicité doit être envisagée sous l’angle du sens qu’elle donne au politique.
En d’autres termes, il faut considérer les sociétés africaines dans leur « banalité » comme le note Jean-François Bayart dans la première édition de « L’Etat en Afrique ». Sur le plan épistémologique, il s’agit d’un changement d’approche théorique dans l’analyse des sociétés africaines, c’est-à-dire de chercher à mieux situer le lieu d’expression du politique. Au-delà des entretiens semi-directifs avec d’éminents historiens sénégalais, quelques lectures bibliographiques nous ont permis d’accroitre nos connaissances sur l’histoire politique du Sénégal : il s’agit à titre d’exemple des ouvrages de :
- DIOP Abdoulaye Bara, La société Wolof - Tradition et changement. Les systèmes d’inégalité et de domination, Ed. Karthala, 1981,
- BARRY Boubacar, Le royaume du Walo. Le Sénégal avant la conquête coloniale, Maspéro, 1972,
- LY Abdoulaye, Les regroupements politiques au Sénégal (1956 - 1970), Dakar, Codesria, 1992,
- JOHNSON, G. Whesley, Naissance du Sénégal contemporain. Aux origines de la vie politique moderne (1900-1920), Editions Karthala, 1991,
- DESOUCHES Christine, Le parti Démocratique sénégalais : une opposition légale en Afrique, Paris, Berger-Levrault, 1983,
- ZUCCARELLI François, La vie politique sénégalaise (1789-1940), CHEAM, Paris, 1987 et
- ZUCCARELLI François, La vie politique sénégalaise (1940-1988), CHEAM, Paris, 1987.
Ces lectures mettent en relief les assises sociales de la société sénégalaise et les mécanismes explicatifs de l’hybridation du système politique du Sénégal. Ce qui pose le problème de l’analyse politique des phénomènes politiques considérés comme invariants de la politique africaine. Si de nombreux chercheurs ont appelé à une analyse scientifique de certains objets politiques en Afrique, ils ne s’entendent pas pour autant sur les conditions nécessaires à cette analyse. Certaines positions universalistes insistent sur l’application à l’Afrique de la même démarche méthodologique habituellement utilisée pour comprendre d’autres phénomènes. En réaction à cette vision développementaliste et dépendantiste, des africanistes comme Jean-François Bayart ont invité les chercheurs à essayer de restituer l’historicité propre des sociétés africaines, historicité dont l’ouvrage ci-haut cité de l’Anthropologue Abdoulaye Bara Diop constitue une référence. Ainsi, les sociologues du politique peuvent être amenés à chercher l’explication des faits politiques dans des phénomènes parfois éloignés de ce qui est défini officiellement comme politique. La politique serait définie ici comme étant ce qui se rapporte au gouvernement d’une société dans son ensemble. Cette définition large du terme politique permet ainsi de concevoir l’activité comme pouvant être retrouvée dans toutes les sociétés y compris même dans les sociétés sans Etat. Il s’agit ici d’éviter de circonscrire la politique sous le seul angle institutionnel.
Mais, de telles approches idéographiques (qui privilégient la singularité) portent le risque d’occulter le déficit d’appareils théoriques lié à la prégnance de l’oralité, mais surtout à la jeunesse de la science politique en Afrique, même si des progrès s’opèrent actuellement, avec l’avènement récent de l’Etat-nation. Il faut préciser que cette thèse de la spécificité et de l’irréductibilité de l’Afrique est fondée sur une approche binaire tradition/modernité, communautarisme/individualisme, irrationnel/rationnel, d’où le risque de ghettoïsation de la recherche africaniste. Dans ce cadre, est-il possible d’envisager l’étude de certains phénomènes comme la transhumance politique au Sénégal en se basant sur le caractère imperméable des contextes africains tels que le soutiennent les adeptes de la spécificité, autrement dit leur analyse avec des outils théoriques spécifiques? Faut-il penser, comme les universalistes, que les contextes africains sont plutôt perméables aux mêmes constructions théoriques, aux mêmes modèles et concepts que tout autre objet au risque d’occulter certaines réalités locales qui donnent sens au politique ? Si l’élasticité des concepts a des limites et que chaque contexte garde une part d’insoluble, n’est-il pas important, pour éviter cette dualité entre universalisme et relativisme culturel, de répondre à l’appel de Daniel-Louis Seiler sur l’usage des méthodologies mixtes ? Cette dualité pose des dilemmes épistémologiques se structurant autour de deux interrogations. D’abord, est-il possible de partir de conclusions et généralisations tirées d’expériences localisées dans des aires politiques, géographiques et culturelles différentes pour étudier certains phénomènes politiques au Sénégal ? Ensuite, est-il légitime d’étudier ce processus avec les mêmes concepts ? Le recours à des méthodologies mixtes implique que, tout en utilisant des concepts, modèles et théories issus d’études de contextes différents, le chercheur soit attentif à leurs limites en raison de l’existence de certaines réalités propres à l’histoire sociale et politique du pays. C’est dans cette perspective que va s’inscrire le second développement de cette contribution consacré maintenant à l’étude du phénomène de la transhumance partisane. Ce « beaujolais nouveau » aura ici pour objet d’envisager le phénomène de la transhumance partisane comme une ressource politique tout en mettant en lumière son registre discursif de légitimation et sa contribution à la tendance à la professionnalisation politique au Sénégal.
2. Au-delà de la culture du « maslaha », la transhumance partisane est une ressource politique !
Les tendances lourdes du politique en Afrique noire se structurent autour du patrimonialisme, de l’ « informalisation» du politique, de la faible institutionnalisation de l’Etat par rapport à la société, et du caractère problématique de la notion de société civile appliquée à l’Afrique… Si l’on considère les invariants de la politique africaine, voire du politique en Afrique, on pourrait citer la « politique du ventre » chez Jean-François Bayart. L’invariant, c’est aussi le néo-patrimonialisme chez Jean-François Médard. Ça peut être aussi la transhumance comme forme de nomadisme politique. Notre propos n’est pas ici de réduire l’étude de la transhumance sous le prisme d’un culturalisme, voire d’un déterminisme. Il importe plutôt de montrer comment cette pratique politique permet à travers la mobilisation des ressources d’accéder à une position politique de pouvoir ou de la conserver. Au demeurant, il importe d’abord de montrer en quoi cette notion de « transhumance partisane» constitue un objet de science politique. Ensuite, nous mettrons en relief la rhétorique sur laquelle repose la légitimation de la transhumance partisane. Ce registre de légitimation aide à comprendre comment ce phénomène politique contribue à la tendance à la professionnalisation politique au Sénégal. Mais qu’est-c d’abord la transhumance partisane ?
Comme chez les animaux qui migrent vers les pâturages les plus verdoyants ou abondants en période de saison sèche, certains hommes politiques quittent leur parti pour celui qui est souvent au pouvoir. En cela, ils font la transhumance dans la mesure où ce dernier dispose plus de ressources d’allégeance. Aujourd’hui, le terme transhumance politique qui relève du sylvopastoralisme, est au cœur du vocabulaire politique sénégalais. Si la transhumance politique qui est une notion plus large incluant même les syndicats est plus utilisée dans le vocabulaire des Sénégalais et de certains analystes, celle de transhumance partisane constituera notre choix au plan théorique et empirique. Car il s’agit au plan empirique, du changement d’appartenance partisane d’un homme politique, autrement dit le phénomène de la mobilité des hommes politiques à travers les partis. En ce sens, la transhumance politique signifie ici la défection de militants ou de responsables politiques quittant généralement un parti d’opposition pour intégrer le parti au pouvoir. Toutefois, certains cas illustrent bien le mouvement inverse. A ce titre, on peut comprendre les directions du phénomène de la transhumance partisane dans le champ politique sénégalais. En dépit de leur ressemblance, l’entrisme n’est pas à confondre avec la transhumance partisane et même la transhumance politique. Le phénomène de l’entrisme limite la collaboration d’un parti d’opposition avec celui étant pouvoir, à la seule participation au gouvernement.
Même s’il s’agit d’une image permettant d’expliquer le comportement des hommes politiques, la transhumance partisane met également en relief une forme de maintien à une position de pouvoir. En ce sens, il est important de montrer comment ce phénomène est aujourd’hui devenu un objet politique. Pour ce faire, il faut montrer en quoi l’étude de la transhumance partisane constitue une catégorie pouvant donner sens à l’analyse politique au Sénégal. Encore faut-il préciser que ce serait faire montre de réductionnisme que de situer la transhumance partisane dans la période postcoloniale, c’est-à-dire depuis 1960. Car, l’étude du clanisme qui est aussi une variable explicative des luttes politiques de positionnement au sein des partis montre que depuis la période coloniale, la transhumance partisane existe dans le champ politique sénégalais. Dans ce contexte, l’espace de lutte politique des Quatre Communes se structurait par la confrontation entre deux forces : les métropolitains avec le « parti des Européens » qui s’opposent aux mulâtres, et le « parti des Sénégalais » constitué des « enfants du pays ». Cela suppose que les critères de recrutement politique avaient une connotation d’ordre racial, clanique et ethnique. Dépossédés du capital économique depuis plusieurs décennies, cette catégorie mulâtresse avait besoin de soutien. Ce qui met en relief la question des allégeances politiques car les mulâtres ont besoin de s’appuyer sur un « protecteur », c’est-à-dire un intercesseur en la personne d’un député ouvert à leurs intérêts collectifs et individuels.
En outre, il est important de s’interroger sur le facteur identitaire qui sous-tend la mobilisation politique des mulâtres. Ainsi, le sentiment identitaire qui se construit dans les Quatre communes participe de la tendance progressive à l’inversion des rapports de forces dans l’espace politique longtemps dominé par les métropolitains. Cette construction identitaire suppose une mobilisation du terroir par les candidats aux élections. L’élection de François Carpot en 1902, troisième mulâtre élu député après Durand Valentin et Alfred Gasconi montre la place du « localisme » dans les luttes de positionnements politiques. Le discours porteur de ce particularisme soulève des interrogations sur la défense des intérêts locaux. En défendant ceux des indigènes, Carpot a pu bénéficier d’une longévité parlementaire (trois législatures : 1902, 1906 et 1910). Sous ce rapport, les stratégies identitaires qui structurent la compétition entre les candidats se manifestent à travers l’étiquetage comme ressource politique valorisable vu la composition du corps électoral. C’est pourquoi la variable de « l’enfant du pays » constitue un facteur mobilisateur et identitaire. En stigmatisant ses concurrents et se considérant comme « l’enfant du pays », Carpot ne déclarait-il pas : « Je suis un simple enfant de ce pays. Je n’ai pas de fonds de propagande à distribuer. Par contre, j’ai une connaissance précise des soucis de cette colonie ». La perception de ce discours identitaire se constate à travers la décision de tous les notables africains réunis le 19 avril 1902 à Bouëtville pour donner une consigne de vote aux électeurs en faveur du candidat François Carpot. Donc, la transhumance partisane constitue bien une des variables explicatives de l’inversion des rapports de force dans les Quatre Communes.
Ce comportement politique conforté par des luttes politiques et syndicales, l’influence ou l’implication de certains leaders d’opinion (guides religieux ou notables), a contribué immanquablement au tournant de 1914 qui marque la « révolution indigène » consacrant la fin de l’hégémonie des métropolitains et des mulâtres : il s’agit de l’élection de Blaise Diagne comme député. Cette transhumance partisane peut être aussi repérée dans les luttes politiques entre la SFIO de Lamine Guèye et le BDS de Léopold Sédar Senghor. Cette mobilité partisane a naturellement sous-tendu l’idéologie de construction nationale qui fonde les partis uniques dans les nouveaux Etats-nation issus des processus de décolonisation, dont le Sénégal. Le monopartisme au Sénégal construit sur les fusions et dissolutions de partis conforte cette logique. Sans verser dans une querelle de paternité de science infuse sur le PDS, il est toutefois important de préciser que ce parti fait partie des 7 formations politiques constitutives de mon objet d’étude de Thèse de Doctorat de Science politique. Ce qui signifie qu’outre les lectures bibliographiques, une importante documentation est à notre disposition.
Ce faisant, le PDS peut constituer un élément de corpus pour l’étude de la transhumance partisane sous le Sénégal indépendant à travers les nombreux départs enregistrés dans ses rangs depuis 1978. Ces départs massifs de grandes personnalités du PDS ver le PS avaient d’ailleurs entraîné la disparition de son groupe parlementaire à l’Assemblée nationale. Ce qui constitue d’ailleurs un paradoxe de la construction d’une démocratie multipartisane au Sénégal, dans la mesure où l’année 1978 consacre les premières élections pluralistes depuis l’indépendance. En cela, la transhumance partisane pose aussi la question des clivages entre partis. Autrement dit, ce sont des entrepreneurs politiques individuels qui, par la pratique de la transhumance partisane, rendent plastiques les frontières entre les entreprises politiques. Pour autant, il faut préciser que ces pratiques ne sont pas propres au Sénégal. Elles s’inscrivent dans une dynamique de négociations politiques que l’on peut constater dans d’autres traditions démocratiques, notamment en France avec l’exemple d’Eric Besson, ancien Secrétaire national du P.S qui est aujourd’hui Secrétaire général adjoint de l’UMP. Ainsi, la transhumance partisane constitue un phénomène qui est localisable dans la compétition politique. Préconstruite socialement, elle est instrumentalisée pour l’accès ou le maintien à une position de pouvoir. En ce sens, elle permet de décrire des processus politiques mettant en jeu des rapports de pouvoir entre les candidats à une position de pouvoir.
Dans la mesure où elle constitue un facteur explicatif de comportements et pratiques politiques, la transhumance partisane devient un objet politique qu’on peut analyser pour comprendre les formes de luttes de positionnement dans le champ. Elle constitue un phénomène que l’on peut intégrer dans la catégorie des objets en science politique. En outre, il est important de montrer le registre de légitimation de la transhumance partisane à travers le discours et la mise en scène au sens balandien (Georges Balandier) du terme. L’usage de la télévision nationale pour mettre en scène la transhumance partisane aide à comprendre, au-delà du sentiment qu’en peuvent avoir les Sénégalais, les positions occupées jusque-là par les transhumants. Cette mise en scène permet également de les identifier. Le choix de l’heure de la médiatisation à la télévision n’est pas aussi anodin. Il s’agit de l’heure du journal télévisé où on se complait à diffuser des images montrant des audiences au Palais présidentiel avec les transhumants politiques qui étaient d’anciens concurrents. Dans ce cadre, la transhumance partisane met en exergue la notion de changement-continuité, autrement dit le changement de pouvoir, mais avec la plupart des mêmes acteurs vaincus. Les déclarations d’allégeance par ce canal de communication ont également une portée symbolique. Lorsque le 5 juillet 2000, Feu Abdoulaye Diack, ancien président du Sénat (3ème personnage de l’Etat) et baron du régime socialiste, a rejoint le PDS, certaines franges de l’opinion ont été “surprises”. Pourtant il s’agit simplement ici de s’interroger sur les véritables motivations de ce comportement politique, étant entendu que la transhumance a toujours marqué la vie politique sénégalaise et de beaucoup d’autres pays africains comme le Bénin. Cette défection, qui a eu un effet symbolique, faisait suite aux départs de 37 responsables influents du PS.
Mais dans une société où les représentations sur les interactions sociales sont généralement appréciées sous le prisme de la fidélité, voire de l’éthique, toute rupture a besoin d’un argumentaire de légitimation. Autrement dit, l’image idéalisée du compagnonnage se définit par rapport à la loyauté en amitié. Il importe ici de montrer les ressorts du discours, à partir desquels le transhumant tente de légitimer la rupture avec son parti pour un autre, généralement le parti au pouvoir. Ce répertoire discursif permet de mettre en relief la maîtrise des règles structurant la compétition politique, c’est-à-dire le savoir-faire. Même si l’on note une hétérogénéité d’argumentaires dans ce registre discursif de légitimation de la transhumance partisane, on peut relever une homogénéité quant à leur mode opératoire. D’une manière générale, il s’agit d’une critique du fonctionnement de leur parti d’origine. Pour autant, ce discours de légitimation révèle généralement une dénonciation systématique par les transhumants, d’un manque de démocratie au sein de leur parti d’origine. Pour légitimer le départ de leur parti, les transhumants construisent une rhétorique qui leur permet d’éviter un effritement de leur légitimité au niveau local (base politique) et national. Si la transhumance partisane au Sénégal reste une décision individuelle, le transhumant fait tout pour migrer avec un nombre important de militants, généralement sa clientèle politique. Ainsi, Christine Desouches met en relief certains argumentaires de transhumants du PDS suite à la disparition de son groupe parlementaire à l’Assemblée nationale après les élections générales de 1978. Elle cite l’ancien député Mafall Fall qui précisait en Décembre 1979 : « le salut et le développement ne résident point dans le verbiage de l’opposition, mais plutôt dans l’action du parti socialiste ». Son collègue de même parti, Moussa Diallo dénoncera plus tard, le 02 Janvier 1981 : « un manque de démocratie » au sein du PDS. Cette posture de dénonciation a précédé leur ralliement au Parti socialiste. Pour conserver leur légitimité, certains transhumants estiment en termes wolof « politik agoul alaaxéra », autrement dit « en politique, il n’y a pas de comptes à rendre à Dieu ». Dans une société où la trahison est étrangère aux valeurs morales et religieuses, le choix de cet argumentaire n’est pas anodin. Il s’agit de faire adhérer les électeurs à la dissociation entre l’action politique et l’éthique de conviction au sens de Max Weber.
Si l’on considère ce phénomène de transhumance partisane dans sa temporalité, force est de reconnaître que le Parti démocratique sénégalais (P.D.S) a été très marqué par ce phénomène avant l’alternance du 19 mars 2000. Mais depuis cette date, c’est le Parti socialiste, ancien parti au pouvoir, qui a été la nouvelle victime de la transhumance partisane. Christine Desouches précise qu’ « Avant même qu’il ne soit confronté avec une opposition diversifiée qui risquait de mordre sur certains secteurs de son électorat, le PDS a subi, sur le plan du prestige et de ses prérogatives, un coup sensible, avec la disparition de son groupe parlementaire, et ultérieurement avec la perte pour des raisons diverses, de plusieurs députés». Outre le dispositif anti-sabordage du PDS qu’évoque notre compatriote, il convient de noter la régulation de la transhumance partisane par la Constitution actuelle du Sénégal. Cette constitutionnalisation est matérialisée par l’article 60 de la Constitution du 7 janvier 2001 qui dispose : « Tout député qui démissionne de son parti en cours de législature est automatiquement déchu de son mandat. Il est remplacé dans les conditions déterminées par une loi organique ». Sous ce rapport, cette régulation de la mobilité des hommes politiques participe sans doute d’une tentative de moralisation de la vie politique sénégalaise si l’on se réfère au débat qui a précédé le référendum sur la Constitution de 2001. Ce qui soulève un autre débat sur le registre de légitimation de la transhumance partisane.
En effet, l’objectif premier des entrepreneurs politiques individuels est de conquérir et de conserver des mandats électifs permettant d’occuper des positions institutionnelles. La transhumance partisane est révélatrice des pratiques mises en œuvre pour le contrôle et la redistribution des ressources d’allégeance. Cette pratique politique qui pose la question du renouvellement du personnel politique, montre en même temps sa contribution à la tendance à la professionnalisation politique. En d’autres termes, comment les transhumants parviennent-ils à conserver leurs positions de pouvoir ? En quoi cette conservation des postes participe-t-elle de la fermeture du champ politique, voire d’un timide renouvellement du personnel politique ? La double investiture du député Alé Lo en 2001 par le Parti Socialiste et la Coalition Sopi montre une stratégie de conservation d’une position de pouvoir. Même si elle reste inavouée, la négociation des postes constitue un autre facteur explicatif de la transhumance partisane. Si la vocation de « Vivre de la politique » (Max Weber) est une des caractéristiques du professionnel de la politique, le transhumant, par son savoir-faire, négocie bien ses positions de pouvoir, surtout lorsqu’elles sont menacées. L’approche en termes de rôle combinée avec celle de transaction permet ici de mettre en lumière ce qui se cache souvent derrière l’action politique. Sous ce rapport, la transhumance partisane est révélatrice d’une pratique politique qui permet d’expliquer les modes de clôture du champ politique. En faisant de la politique un métier, le transhumant apparaît comme une figure de professionnel de la politique. Sous ce rapport, la transhumance partisane contribue à la tendance à la professionnalisation politique.
Au total, mon propos a pour objet d’apporter une précision sur une tentative de profanation de mon propos qu’on a voulu loger dans une toile d’araignée. Pour éclairer la lanterne des lecteurs, une mise au point demeure plus que nécessaire. Il existe un vaste champ fertile pour réfléchir sur la transhumance politique. Mais le fait de se servir d’une déformation de la pensée des autres pour se créer une tribune constitue une forme de terrorisme intellectuel des temps modernes. A ce titre, l’impérieuse nécessité de rigueur intellectuelle commence par un refus d’adoption des raccourcis. Il s’agit d’une exigence morale dans le raisonnement scientifique si l’on considère la règle de la vigilance (René Descartes, Discours de la méthode) à l’égard des objets étudiés. Dans ce cadre, le devoir d’objectivité dans l’explication et la restitution des phénomènes sociaux et politiques prend sa source depuis l’exclusion de toute entreprise de confusion, de tout mauvais usage de la science. Car il ne faut pas faire l’amalgame entre la transhumance politique comme ressource politique et l’acte d’instrumentalisation des audits, autrement dit leur impunité, comme forme de violence puisque cela entraîne des manques à gagner pour les populations. Mais au regard des précisions qui précèdent, la messe semble faite pour être entendue ! L’occasion m’était aussi offerte par notre compatriote pour aborder la transhumance partisane sous un angle différent. Mon approche du phénomène répond bien à l’appel de Daniel Bourmaud qui précise : « La science politique africaine s’est forgée dans le constat que le détour anthropologique et historique s’imposait pour qui voulait saisir la réalité politique africaine. » Partant, les structures sociopolitiques actuelles de l’Afrique noire, et particulièrement au Sénégal, résultent d’un processus de sédimentation entamé bien avant la phase coloniale. Dans la communauté des points de vue, il est fondamental d’entreprendre des formes réglées des interrogations relativement bien élaborées.
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