Le regard jeté sur les processus démocratiques engagés depuis une vingtaine d’années, avec l’ambition d’en identifier les évolutions les plus marquantes, ne saurait conduire à une présentation trop globale, donc inévitablement simplificatrice, sinon caricaturale des diverses expériences politiques qui ont jalonné la période récente. En réalité, chaque pays a sa propre trajectoire politique, pas toujours linéaire (pour des raisons multiples), caractérisée par ses fondamentaux socioculturels, traversée par des mouvements sociaux, sous-tendues par la conception que se font ses dirigeants de la démocratie, parfois aussi détournée, voire dévoyée par des ingérences extérieures, au point d’en faire un cas singulier, ce qui est, entre autres, le cas de la Côte d’Ivoire après le 19 septembre 2002, voire plus récemment de la Mauritanie et du Niger.
A pousser plus loin la particularité des itinéraires empruntés, on peut dire que chaque expérience politique constitue un exemple en soi qui renvoie à des jeux de pouvoir ou des facteurs tant internes qu’externes, que l’on ne retrouve pas ailleurs. Cela étant, l’histoire politique des vingt dernières années, recouvre suffisamment de traits communs à tous les États, pour nous autoriser à esquisser un bilan des pratiques de pouvoir qui sont censées se rapporter au pluralisme, sinon à la démocratie telle qu’elle est prévue par les textes constitutionnels, avec ses jeux d’équilibre et ses contre pouvoirs. Dans ce même ordre d’idées, la généralisation du multipartisme et la mise en œuvre de réformes institutionnelles à partir de la décennie 90 étaient censées promouvoir une vie politique plus ouverte et régie par les grands principes démocratiques.
Même si l’ampleur de ces transformations institutionnelles a varié selon les voies empruntées, celles plus radicales des Conférences nationales (qui ont parfois aussi débouché sur des échecs cinglants – cf Togo) ou celles des refontes des textes fondamentaux entreprises de façon consensuelle ou unilatérale, les États ont tous inauguré à partir de 1990, sous des formes diverses, des transitions qui n’ont pas toujours dit leur nom. Toutes avaient pour finalité principale de mieux encadrer, dans les textes constitutionnels, c’est-à-dire les Constitutions, les lois organiques et même parfois les lois ordinaires, le mode de dévolution et d’exercice du pouvoir.
Dans bien des cas les innovations institutionnelles se sont traduites par l’adoption de nouvelles Constitutions consacrant les grands principes démocratiques, notamment ceux de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, d’autres changements ont consisté tout simplement à donner vie à des dispositions qui jusque là n’avaient pas été mises en œuvre. Ce fut le cas des constitutions ivoirienne et camerounaise qui ont prévu dès l’origine le multipartisme, mais qui faute de textes d’application relatifs en particulier aux partis politiques, n’a pas été effectif pendant plus de trois décennies. En Côte d’Ivoire, pour ne citer que cet exemple, le gouvernement a été contraint, le 30 avril 1990, sous la pression de l’opposition emmenée par Laurent Gbagbo, à autoriser le dépôt des statuts de nouveaux partis politiques, autres que celui au pouvoir, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).
Par delà une effectivité sujette à question comme en témoignent les modes d’exercice du pouvoir dont est encore imprégnée la vie politique, les réformes institutionnelles engagées ont néanmoins engendré des comportements citoyens qui se sont révélés autant de freins à une restauration pure et simple de l’autoritarisme de l’ancien système de parti unique. Les interrogations et les doutes que soulèvent depuis quelques années certaines dérives politiques, ne peuvent toutefois remettre en cause les progrès réalisés en termes d’espaces de libertés conquis par les forces politiques et sociales. Ceux-ci se mesurent en avancées enregistrées par rapport à une époque, pas si lointaine, où l’État en Afrique, ou ce qui s’apparentait à cela, s’identifiait presqu’exclusivement à des dirigeants le plus souvent autoproclamés à l’issue de coups d’État ou de mascarades électorales, et cumulant tous les pouvoirs. Les changements politiques lorsqu’ils intervenaient ne procédaient jamais de la loi du suffrage universel : ils étaient la plupart du temps le fruit de la violence et n’avaient aucune incidence sur l’exercice autocratique du pouvoir.
Si le pluralisme est désormais en fait acquis, en particulier sous l’impulsion d’une presse privée et de sociétés civiles qui ont fait irruption dans l’espace public, la « démocratie constitutionnelle » quant à elle a très rapidement atteint ses limites. Elle s’est très vite heurtée à la volonté de dirigeants reconvertis à la démocratie de revêtir leurs habits de l’époque du parti unique, tout en s’abritant derrière un discours légaliste qui ne résiste pas à l’épreuve des faits.
I - LES LIMITES DE L’AVENEMENT DE LA « DEMOCRATIE CONSTITUTIONNELLE»
Dans le sillage des mouvements de contestation du début des années 90, la démocratie représentative s’est progressivement installée en Afrique subsaharienne. Le bilan en la matière reste mitigé. A côté d’États qui ont mené des expériences réussies, comme le Benin, le Mali, voire le Niger après la Conférence nationale de 1991, ailleurs sur le Continent les changements, bien que moins significatifs, se sont traduits par un jeu politique plus ouvert. L’avènement du multipartisme et l’éclosion de nombreux partis politiques, avec à la clé l’apparition de nouvelles formes de contestation du pouvoir en place, ont fait émergé un nouvel environnement recouvrant entre autres un champ de liberté plus étendu.
Mais c’est incontestablement dans le domaine institutionnel que la volonté de changement s’est le plus exprimée. Elle tendait d’une part à parvenir à un meilleur encadrement de la fonction présidentielle, accompagnée d’un rééquilibrage des pouvoirs, d’autre part à réhabiliter le suffrage universel comme instrument de légitimation politique.
Les questions concernant le statut du Président de la République, l’étendue de ses attributions, sa place dans la nouvelle architecture institutionnelle ont largement occupé les débats aussi bien dans les Conférences nationales que dans les concertations entre pouvoir en place et opposition. Si les discussions, souvent vives, ont porté ici et là sur la nature du régime politique à mettre en place (présidentiel, finalement retenu au Benin, ou semi présidentiel) et son incidence sur l’étendue des prérogatives du chef de l’État, la principale préoccupation était d’ériger des gardes fous contre toute dérive présidentialiste. A cet effet, les nouveaux constituants ont, à de très rares exceptions près (au Benin par exemple) fait le choix de l’Exécutif bicéphale, en généralisant le poste de premier ministre, dont le titulaire désigné parfois sous le vocable de chef de gouvernement était censé être doté d’attributions autrement plus étendues que celles dont bénéficiaient leurs homologues (alors peu nombreux) de l’époque du parti unique. Ces derniers étaient au mieux considérés par les chefs d’État comme des coordonateurs de l’action gouvernementale, au pire comme de simples exécutants, toujours éphémères, des décisions prises au Sommet de l’État.
La constitutionnalisation du poste de premier Ministre renvoie toujours au souci d’équilibrer les pouvoirs qui a guidé les travaux des rédacteurs des nouvelles Constitutions. Celles-ci ont été avant tout le fruit de compromis entre les tenants du régime présidentiel (considéré à tort comme la traduction institutionnelle d’un État fort) et les partisans d’une réhabilitation de la fonction parlementaire dans sa mission de contrôle de l’action gouvernementale.
Dans les faits, et le phénomène s’accentuera par la suite, la réévaluation ou la création de la fonction de premier ministre n’a jamais entamé la prépondérance présidentielle, surtout lorsqu’il y a une concordance entre majorité présidentielle et majorité parlementaire et que le chef de l’État est de fait, voire constitutionnellement (comme le prévoit la Constitution sénégalaise de janvier 2001) chef du parti au pouvoir. Du reste, quelle que soit la manière dont ont été réglés dans les lois fondamentales les rapports entre le Président e la République et le Premier Ministre (même lorsque ce dernier, ce qui est rare, se voit reconnaitre le pouvoir de « déterminer et (ou) de conduire la politique de la Nation » comme c’est le cas dans la Constitution française) l’intention du constituant « démocratique » n’a jamais été d’instaurer une dyarchie de l’Exécutif, d’autant que le Chef de l’exécutif est censé bénéficier désormais d’une légitimité renforcée par une élection au suffrage universel prêtant moins à contestation qu’à l’époque du parti unique.
Dans le même registre de l’encadrement de la fonction présidentielle, les constitutions, les nouvelles, notamment issues des Conférences nationales, comme celles qui ont été amendées, ont toutes prévu à l’origine des dispositions limitant généralement à deux le nombre de mandats présidentiels, et réduisant leur durée le plus souvent de sept à cinq ans. Ces clauses traduisaient avant tout le souci d’éviter que ne se renouvellent le phénomène de pérennisation du pouvoir et l’exercice outrageusement personnalisé de la fonction de Président de la République.
La volonté de régulation et d’équilibre des institutions parcourait toutes les lois fondamentales avec en arrière plan l’exigence d’une plus grande affirmation de l’autorité des Assemblées parlementaires et du pouvoir judiciaire, ayant vocation séparément et en synergie à faire figure de contre pouvoirs, et dont l’autonomie ou l’indépendance, singulièrement à l’égard du pouvoir en place, devait leur donner les moyens d’assurer leur mission de garants de l’État de droit. Or, ni les Parlements, ni l’institution judiciaire (pourtant qualifiée de pouvoir judiciaire dans les nouvelles constitutions) n’ont été en mesure de jouer le rôle leur incombant dans une démocratie représentative.
Le déficit de légitimité politique des Assemblées parlementaires n’est qu’en partie compensé par la présence plus importante de députés de l’opposition, y compris parfois dans les bureaux des Assemblées et dans les Commissions, ainsi que par une meilleure rationalisation du travail parlementaire. Dans un tel contexte, et à de rares exceptions près, le contrôle de l’action gouvernementale est purement fictif, à l’image de la mise en cause de la responsabilité du gouvernement, sous la forme d’une motion de censure qui fait davantage figure de menace susceptible d’être brandie par le Président de la République en cas de divergence avec son Premier Ministre, que d’une initiative autonome prise par un groupe de parlementaires.
Quant au pouvoir judiciaire le plus souvent incarné par des hautes juridictions, en lieu et place des anciennes Cour suprêmes, il peine à affirmer son indépendance. Les juridictions constitutionnelles ont souvent quelque mal à remplir leur mission dans leurs domaines de compétence, qu’il s’agisse du contentieux électoral, de la protection des droits fondamentaux et des libertés ou encore du contrôle de constitutionnalité. Les Cours et Conseils constitutionnels n’ont en fait pas su tirer profit de l’irruption du constitutionalisme dans le débat démocratique.
Mais c’est incontestablement dans le domaine électoral que les évolutions ont été les plus sensibles. Les acteurs du changement ont très vite fait du thème de la régularité des scrutins l’un des chapitres principaux de leurs revendications politiques. En réaction aux turpitudes et aux mascarades dont a trop souvent pâti l’expression du suffrage universel en Afrique, toutes imputées aux administrations traditionnellement en charge des élections (Ministère de l’Intérieur ou de l’Administration territoriale), les réformes ont porté prioritairement sur la création de structures autonomes de gestion des élections. Sous des appellations diverses, Commission électorales indépendantes ou autonomes, observatoires nationaux des élections, les nouvelles institutions se sont le plus souvent vues confier, parfois en partage avec l’administration territoriale et la justice (y compris constitutionnelle), la responsabilité de l’organisation des élections, tant en amont qu’en aval des opérations de vote.
Les nouvelles institutions électorales ont eu l’avantage dans un premier temps au moins, de susciter l’engouement des électeurs, et donc de donner tout son sens à la fonction de légitimation du suffrage universel. Du reste, les alternances démocratiques, notamment entre 1990 et 2000, (au Benin en 1996, au Sénégal et en Côte d’Ivoire en 2000) se sont surtout produites dans les pays où les nouvelles structures électorales ont réussi à s’affirmer. Mais il y va des structures de gestion des élections comme des autres changements institutionnels, à savoir qu’elles n’ont pas toujours su résister à certaines dérives dans leur fonctionnement interne provenant aussi bien des tentatives des pouvoirs en place de vouloir réduire leur marge d’autonomie que d’une politisation extrême en leur sein. En témoignent, par exemple, les controverses entre l’Exécutif béninois et la CENA à propos de l’organisation des élections locales de 2008 et plus exactement des conditions de financement du processus électoral ou du fonctionnement interne de la Commission électorale.
Mais quel que soit le bilan, inévitablement contrasté que l’on peut tirer de leur action, leur succès a toujours été subordonné à deux conditions : la première a trait au climat politique général qui prévaut dans le pays, et au consensus entre les partis politiques autour de leur mode d’organisation et de fonctionnement, tout particulièrement de leur composition. La seconde condition renvoie, d’une manière plus générale, à leur indépendance par rapport au pouvoir en place, ainsi qu’à l’égard des partis qui composent l’échiquier politique. Ainsi, au Mali, en 1997, l’action de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) mise en place à la veille des élections législatives, s’est soldée par un échec cinglant, qui a conduit le pouvoir en place à annuler purement et simplement le scrutin et à en organiser un nouveau. Tout récemment en Côte d’Ivoire, la Commission électorale indépendante (CEI) qui a une composition qui reflète le rapport des forces politiques tel qu’il avait été établi, unilatéralement, par les initiateurs des Accords de Marcoussis de janvier 2005 (c’est-à-dire favorable à l’opposition dont est issue le Président de la CEI) a été contrainte de reconnaitre, par la bouche de son Président, des dysfonctionnements de la Commission centrale, à travers le caractère erroné du projet de validation de 429 000 nouvelles inscriptions sur les listes électorales. Quoiqu’il advienne dans les prochains jours, cette énième péripétie dans le fonctionnement de la Commission électorale ivoirienne et dont toutes les conclusions n’ont pas encore été tirées, jette la suspicion sur cette institution, pour ne pas dire la discrédite complètement. Cet épisode ivoirien s’ajoute à d’autres péripéties concernant des pays comme le Sénégal, le Niger, le Togo ou encore la Mauritanie. Je m’en tiens simplement au cas du Sénégal, où le Président de la CENA, pourtant inamovible pendant la durée de son mandat, a été purement et simplement contraint à la démission par le Chef de l’État.
II – LA DEMOCRATIE « CONSTITUTIONNELLE » A L’EPREUVE DES DERIVES PRESIDENTIALISTES
La nouvelle architecture institutionnelle dont se sont dotés les États africains à partir de 1990 et la rupture qu’elle impliquait par rapport au système antérieur, se sont très vite heurtées aux capacités de résistance aux changements des dirigeants issus des ex partis uniques, ainsi qu’à la perpétuation par certains nouveaux acteurs « démocratiques » de pratiques de pouvoir bien éloignées des dispositions consacrées par les Constitutions. Dès lors ce qui était la règle générale, à l’époque du parti unique, prévaut aujourd’hui encore sous des formes, sans doute plus subtiles, mais tout aussi pernicieuses, à l’abri des discours mettant en exergue la primauté du Droit et célébrant la démocratie.
La « démocratie constitutionnelle » renvoie dans les faits à des artifices juridiques et politiques dont la seule finalité est de conforter le pouvoir des Chefs d’État en place et de dévoyer les règles du pluralisme, sous toutes ses formes. C’est de ce registre de la « prestidigitation » constitutionnelle que relèvent les réformes visant à assurer la longévité au pouvoir, en supprimant les verrous constitutionnels relatifs à la limitation du nombre de mandats présidentiels, et à leur durée, ou encore en ayant recours à des modes de scrutins à un tour, susceptibles d’assurer les réélections des Présidents sortants. Usant à souhait de toutes les prérogatives que leur offrent les Constitutions, nombre de dirigeants de l’ère post-démocratie ont vite fait d’endosser les habits politiques d’avant 1990 et de revenir, par des voies multiples et variées, à un présidentialisme « aux couleurs de la démocratie ».
Cette démarche a conduit à réduire dans la pratique le champ d’attribution des premiers ministres et à concentrer dans les des Présidences de la République, les véritables organes de décision. Cela débouche souvent sur la multiplication du nombre de conseillers présidentiels ayant parfois rang de ministres, voire de ministres d’État, dont les compétences recoupent, et à la limite dépossèdent celles officiellement dévolues aux membres du gouvernement. La concentration des pouvoirs entre les mains du Chef de l’Exécutif s’organise de plus en plus autour de l’abaissement de la fonction ministérielle, devenue très éphémère, voire du gouvernement dans son ensemble, et du parlement. Le déficit d’autonomie politique de ce dernier rejaillit sur le système des partis et réduit tout simplement la portée du multipartisme.
Une telle « patrimonialisation du pouvoir », rendue possible par des manipulations constitutionnelles à souhait, comme en ont témoigné les récents événements du Niger, où le chef de l’État, Mamadou Tandja, a purement et simplement limogé les membres du Conseil constitutionnel, dissous l’Assemblée nationale, et fait adopter par referendum une nouvelle Constitution lui permettant de prolonger de trois ans la durée de son second mandat présidentiel, et dans le même temps, d’abroger pour l’avenir la clause de limitation du nombre de mandats. De ces pratiques outrancières qui se parent toujours d’un « habillage juridique », procède aussi la tentation d’organiser des successions dynastiques comme l’ont montré les exemples récents du Togo et du Gabon, et de faire ainsi obstacle au phénomène d’alternance démocratique que porte en elle la démocratie représentative.
La perception dans l’opinion du phénomène de pérennisation du pouvoir accompagné d’un mode d’exercice solitaire et narcissique de la fonction présidentielle et le constat d’inefficience des contre pouvoirs législatif et judiciaire, ne sont pas étrangers à la désaffection croissante du corps électoral ainsi qu’au scepticisme qui frappe désormais les structures de gestion des élections. Indépendamment des multiples polémiques qu’ont pu soulever leur statut et, tout particulièrement leur composition (les membres de ces institutions, et les présidents sont, dans certains cas, nommés par le chef de l’État, lui-même candidat à sa succession), les nouvelles structures ont sans conteste eu pour conséquence, entre 1995 (année d’entrée en fonction de la Commission électorale nationale autonome (CENA) béninoise) et 2005, d’asseoir la crédibilité des élections, et donc de rendre possible l’alternance par les urnes.
L’engouement pour les élections était dès lors palpable et les campagnes électorales, en dépit de l’effervescence qui les entoure toujours, ont également mis en relief les messages politiques dont étaient porteurs les candidats et les partis politiques. Si les taux de participation n’ont pas été nécessairement au diapason de ce nouvel état d’esprit (cf au Mali), le déroulement des scrutins dans le calme et l’acceptation du verdict des urnes, ont longtemps symbolisé « la révolution électorale » vécue sous l’ère des nouvelles structures électorales. Celles-ci sont devenues, au fil des élections, l’image emblématique des transformations politiques et les garantes du recours aux urnes, comme mode de légitimation démocratique.
Mais depuis quelques années, et dans un contexte de dégradation générale du climat politique, provoquée par les remises en question de certaines réformes touchant par exemple au statut du chef de l’État, le doute s’est inévitablement instauré sur la finalité des élections. Ce sentiment qui tend à se généraliser dans un nombre croissant de pays n’épargne plus les structures de gestion des élections. La mise en cause de leur partialité a été parfois amplifiée par le changement de mode du scrutin dicté par le seul souci d’éviter un second tour au Président sortant. Tout cela a eu pour conséquence d’entacher la sérénité du débat politique. Le paradoxe est que plus l’Afrique s’accoutume aux échéances électorales fixées selon un calendrier légal, et plus l’exigence de régularité et de transparence des scrutins, très forte au début des années 90, parait se banaliser, pire encore s’essouffler, faute de consensus entre les diverses forces politiques, sur les règles d’organisation des élections. C’est à cette situation que renvoie l’exemple actuel du Togo, où faute d’un accord entre le pouvoir et l’opposition, l’élection présidentielle du 28 février 2010 risque d’être boycottée par les principaux candidats d’opposition.
Cette décrédibilisassions des structures électorales intervient à un moment où la fraude se professionnalise (dans ce domaine, on semble être entré à l’ère de l’ingénierie électorale) et surtout se modernise. Dans ce registre, l’acte d’accusation se focalise sur le mystère de l’ordinateur qui se serait substitué aux administrations de l’époque des partis uniques, adeptes des procédés grossiers de fraudes électorales, sous la forme de votes multiples, de fichiers d’électeurs fictifs et d’achats de voix par le biais de responsables locaux du parti au pouvoir.
Cette nouvelle donne arrive à un moment où les partenaires extérieurs évoquent les élections, non plus en termes de régularité ou de transparence, mais de crédibilité, ce qui dénote une appréciation à la baisse du bon déroulement des scrutins. Les apparences, (entre autres la confection des listes électorales et la disponibilité du matériel électoral, comme les bulletins de vote et les isoloirs, ainsi que les longues files d’attente devant les bureaux de vote) prennent le pas sur la matérialité des opérations de vote. Dans ces conditions, la régulation par les consultations électorales, des antagonismes politiques, porteurs parfois de violence, voit sa portée réduite.
L’absence d’alternative que ressentent désormais les électeurs a de toute évidence un impact sur la portée des scrutins, et donc sur l’intérêt politique qu’ils revêtent. Cet état d’esprit est renforcé par la disproportion des moyens étalés par les candidats.
Sans remettre en question les nombreux acquis, obtenus sous la pression d’opinions publiques toujours mobilisées autour des questions de liberté et de démocratie, la tendance au doute impose que soient « revisités » les mécanismes mis en place pour assurer la libre expression du suffrage universel, et parmi eux figurent les structures de gestion des élections, dont l’impartialité et l’indépendance avaient été à l’origine unanimement admise.
C’est à partir de cette certitude que le temps est venu de « revisiter » voire de renforcer les dispositifs institutionnels qui ont permis d’asseoir la démocratie, notamment au Bénin, qu’une Commission de juristes indépendants a été chargée d’évaluer le système électoral. A l’image du Bénin, d’autres États africains se sont attelés à la tâche de revoir, entre autres, leur système électoral, dans le but corriger les dysfonctionnements apparus au cours des dernières consultations électorales. C’est la démarche empruntée par le Mali à travers la mise en place d’une Commission de consolidation de la démocratie.
Toutes ces initiatives soulignent l’urgence de prendre en compte, sous peine de voir retomber l’espoir qu’ont entretenus les changements du début des années 90,les interrogations que suscitent de nouveau les élections en Afrique francophone. Ce climat risque de faire de chaque échéance électorale une période de tous les dangers, avec en arrière plan la résurgence des tentations autoritaires toujours présentes dans l’esprit de certains dirigeants.
Les événements survenus récemment dans un certain nombre de pays, qu’il s’agisse de coups d’État (Mauritanie, Madagascar, Guinée) ou de coups de force politiques (Niger), remettant en cause la légalité constitutionnelle et donc le mode de dévolution du pouvoir, montrent la fragilité du socle institutionnel sur lequel reposent les expériences politiques en cours sur le Continent. Sans prendre nécessairement la forme de remises en cause radicales, ce dont se défendent les auteurs des coups d’État qui poussent le comble jusqu’à s’abriter derrière des discours légalistes, les dérives traduisent de toute évidence un reflux de la démocratie sans que pour autant ait été brisé l’élan des contestations de la décennie 90. Cela est d’autant plus vrai que, de nos jours, la quête de démocratie et de liberté est au cœur des relations internationales dont l’Afrique est devenue l’un des acteurs principaux.
Par Albert BOURGI
Professeur de droit public à l’Université de Reims (France)
A pousser plus loin la particularité des itinéraires empruntés, on peut dire que chaque expérience politique constitue un exemple en soi qui renvoie à des jeux de pouvoir ou des facteurs tant internes qu’externes, que l’on ne retrouve pas ailleurs. Cela étant, l’histoire politique des vingt dernières années, recouvre suffisamment de traits communs à tous les États, pour nous autoriser à esquisser un bilan des pratiques de pouvoir qui sont censées se rapporter au pluralisme, sinon à la démocratie telle qu’elle est prévue par les textes constitutionnels, avec ses jeux d’équilibre et ses contre pouvoirs. Dans ce même ordre d’idées, la généralisation du multipartisme et la mise en œuvre de réformes institutionnelles à partir de la décennie 90 étaient censées promouvoir une vie politique plus ouverte et régie par les grands principes démocratiques.
Même si l’ampleur de ces transformations institutionnelles a varié selon les voies empruntées, celles plus radicales des Conférences nationales (qui ont parfois aussi débouché sur des échecs cinglants – cf Togo) ou celles des refontes des textes fondamentaux entreprises de façon consensuelle ou unilatérale, les États ont tous inauguré à partir de 1990, sous des formes diverses, des transitions qui n’ont pas toujours dit leur nom. Toutes avaient pour finalité principale de mieux encadrer, dans les textes constitutionnels, c’est-à-dire les Constitutions, les lois organiques et même parfois les lois ordinaires, le mode de dévolution et d’exercice du pouvoir.
Dans bien des cas les innovations institutionnelles se sont traduites par l’adoption de nouvelles Constitutions consacrant les grands principes démocratiques, notamment ceux de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, d’autres changements ont consisté tout simplement à donner vie à des dispositions qui jusque là n’avaient pas été mises en œuvre. Ce fut le cas des constitutions ivoirienne et camerounaise qui ont prévu dès l’origine le multipartisme, mais qui faute de textes d’application relatifs en particulier aux partis politiques, n’a pas été effectif pendant plus de trois décennies. En Côte d’Ivoire, pour ne citer que cet exemple, le gouvernement a été contraint, le 30 avril 1990, sous la pression de l’opposition emmenée par Laurent Gbagbo, à autoriser le dépôt des statuts de nouveaux partis politiques, autres que celui au pouvoir, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).
Par delà une effectivité sujette à question comme en témoignent les modes d’exercice du pouvoir dont est encore imprégnée la vie politique, les réformes institutionnelles engagées ont néanmoins engendré des comportements citoyens qui se sont révélés autant de freins à une restauration pure et simple de l’autoritarisme de l’ancien système de parti unique. Les interrogations et les doutes que soulèvent depuis quelques années certaines dérives politiques, ne peuvent toutefois remettre en cause les progrès réalisés en termes d’espaces de libertés conquis par les forces politiques et sociales. Ceux-ci se mesurent en avancées enregistrées par rapport à une époque, pas si lointaine, où l’État en Afrique, ou ce qui s’apparentait à cela, s’identifiait presqu’exclusivement à des dirigeants le plus souvent autoproclamés à l’issue de coups d’État ou de mascarades électorales, et cumulant tous les pouvoirs. Les changements politiques lorsqu’ils intervenaient ne procédaient jamais de la loi du suffrage universel : ils étaient la plupart du temps le fruit de la violence et n’avaient aucune incidence sur l’exercice autocratique du pouvoir.
Si le pluralisme est désormais en fait acquis, en particulier sous l’impulsion d’une presse privée et de sociétés civiles qui ont fait irruption dans l’espace public, la « démocratie constitutionnelle » quant à elle a très rapidement atteint ses limites. Elle s’est très vite heurtée à la volonté de dirigeants reconvertis à la démocratie de revêtir leurs habits de l’époque du parti unique, tout en s’abritant derrière un discours légaliste qui ne résiste pas à l’épreuve des faits.
I - LES LIMITES DE L’AVENEMENT DE LA « DEMOCRATIE CONSTITUTIONNELLE»
Dans le sillage des mouvements de contestation du début des années 90, la démocratie représentative s’est progressivement installée en Afrique subsaharienne. Le bilan en la matière reste mitigé. A côté d’États qui ont mené des expériences réussies, comme le Benin, le Mali, voire le Niger après la Conférence nationale de 1991, ailleurs sur le Continent les changements, bien que moins significatifs, se sont traduits par un jeu politique plus ouvert. L’avènement du multipartisme et l’éclosion de nombreux partis politiques, avec à la clé l’apparition de nouvelles formes de contestation du pouvoir en place, ont fait émergé un nouvel environnement recouvrant entre autres un champ de liberté plus étendu.
Mais c’est incontestablement dans le domaine institutionnel que la volonté de changement s’est le plus exprimée. Elle tendait d’une part à parvenir à un meilleur encadrement de la fonction présidentielle, accompagnée d’un rééquilibrage des pouvoirs, d’autre part à réhabiliter le suffrage universel comme instrument de légitimation politique.
Les questions concernant le statut du Président de la République, l’étendue de ses attributions, sa place dans la nouvelle architecture institutionnelle ont largement occupé les débats aussi bien dans les Conférences nationales que dans les concertations entre pouvoir en place et opposition. Si les discussions, souvent vives, ont porté ici et là sur la nature du régime politique à mettre en place (présidentiel, finalement retenu au Benin, ou semi présidentiel) et son incidence sur l’étendue des prérogatives du chef de l’État, la principale préoccupation était d’ériger des gardes fous contre toute dérive présidentialiste. A cet effet, les nouveaux constituants ont, à de très rares exceptions près (au Benin par exemple) fait le choix de l’Exécutif bicéphale, en généralisant le poste de premier ministre, dont le titulaire désigné parfois sous le vocable de chef de gouvernement était censé être doté d’attributions autrement plus étendues que celles dont bénéficiaient leurs homologues (alors peu nombreux) de l’époque du parti unique. Ces derniers étaient au mieux considérés par les chefs d’État comme des coordonateurs de l’action gouvernementale, au pire comme de simples exécutants, toujours éphémères, des décisions prises au Sommet de l’État.
La constitutionnalisation du poste de premier Ministre renvoie toujours au souci d’équilibrer les pouvoirs qui a guidé les travaux des rédacteurs des nouvelles Constitutions. Celles-ci ont été avant tout le fruit de compromis entre les tenants du régime présidentiel (considéré à tort comme la traduction institutionnelle d’un État fort) et les partisans d’une réhabilitation de la fonction parlementaire dans sa mission de contrôle de l’action gouvernementale.
Dans les faits, et le phénomène s’accentuera par la suite, la réévaluation ou la création de la fonction de premier ministre n’a jamais entamé la prépondérance présidentielle, surtout lorsqu’il y a une concordance entre majorité présidentielle et majorité parlementaire et que le chef de l’État est de fait, voire constitutionnellement (comme le prévoit la Constitution sénégalaise de janvier 2001) chef du parti au pouvoir. Du reste, quelle que soit la manière dont ont été réglés dans les lois fondamentales les rapports entre le Président e la République et le Premier Ministre (même lorsque ce dernier, ce qui est rare, se voit reconnaitre le pouvoir de « déterminer et (ou) de conduire la politique de la Nation » comme c’est le cas dans la Constitution française) l’intention du constituant « démocratique » n’a jamais été d’instaurer une dyarchie de l’Exécutif, d’autant que le Chef de l’exécutif est censé bénéficier désormais d’une légitimité renforcée par une élection au suffrage universel prêtant moins à contestation qu’à l’époque du parti unique.
Dans le même registre de l’encadrement de la fonction présidentielle, les constitutions, les nouvelles, notamment issues des Conférences nationales, comme celles qui ont été amendées, ont toutes prévu à l’origine des dispositions limitant généralement à deux le nombre de mandats présidentiels, et réduisant leur durée le plus souvent de sept à cinq ans. Ces clauses traduisaient avant tout le souci d’éviter que ne se renouvellent le phénomène de pérennisation du pouvoir et l’exercice outrageusement personnalisé de la fonction de Président de la République.
La volonté de régulation et d’équilibre des institutions parcourait toutes les lois fondamentales avec en arrière plan l’exigence d’une plus grande affirmation de l’autorité des Assemblées parlementaires et du pouvoir judiciaire, ayant vocation séparément et en synergie à faire figure de contre pouvoirs, et dont l’autonomie ou l’indépendance, singulièrement à l’égard du pouvoir en place, devait leur donner les moyens d’assurer leur mission de garants de l’État de droit. Or, ni les Parlements, ni l’institution judiciaire (pourtant qualifiée de pouvoir judiciaire dans les nouvelles constitutions) n’ont été en mesure de jouer le rôle leur incombant dans une démocratie représentative.
Le déficit de légitimité politique des Assemblées parlementaires n’est qu’en partie compensé par la présence plus importante de députés de l’opposition, y compris parfois dans les bureaux des Assemblées et dans les Commissions, ainsi que par une meilleure rationalisation du travail parlementaire. Dans un tel contexte, et à de rares exceptions près, le contrôle de l’action gouvernementale est purement fictif, à l’image de la mise en cause de la responsabilité du gouvernement, sous la forme d’une motion de censure qui fait davantage figure de menace susceptible d’être brandie par le Président de la République en cas de divergence avec son Premier Ministre, que d’une initiative autonome prise par un groupe de parlementaires.
Quant au pouvoir judiciaire le plus souvent incarné par des hautes juridictions, en lieu et place des anciennes Cour suprêmes, il peine à affirmer son indépendance. Les juridictions constitutionnelles ont souvent quelque mal à remplir leur mission dans leurs domaines de compétence, qu’il s’agisse du contentieux électoral, de la protection des droits fondamentaux et des libertés ou encore du contrôle de constitutionnalité. Les Cours et Conseils constitutionnels n’ont en fait pas su tirer profit de l’irruption du constitutionalisme dans le débat démocratique.
Mais c’est incontestablement dans le domaine électoral que les évolutions ont été les plus sensibles. Les acteurs du changement ont très vite fait du thème de la régularité des scrutins l’un des chapitres principaux de leurs revendications politiques. En réaction aux turpitudes et aux mascarades dont a trop souvent pâti l’expression du suffrage universel en Afrique, toutes imputées aux administrations traditionnellement en charge des élections (Ministère de l’Intérieur ou de l’Administration territoriale), les réformes ont porté prioritairement sur la création de structures autonomes de gestion des élections. Sous des appellations diverses, Commission électorales indépendantes ou autonomes, observatoires nationaux des élections, les nouvelles institutions se sont le plus souvent vues confier, parfois en partage avec l’administration territoriale et la justice (y compris constitutionnelle), la responsabilité de l’organisation des élections, tant en amont qu’en aval des opérations de vote.
Les nouvelles institutions électorales ont eu l’avantage dans un premier temps au moins, de susciter l’engouement des électeurs, et donc de donner tout son sens à la fonction de légitimation du suffrage universel. Du reste, les alternances démocratiques, notamment entre 1990 et 2000, (au Benin en 1996, au Sénégal et en Côte d’Ivoire en 2000) se sont surtout produites dans les pays où les nouvelles structures électorales ont réussi à s’affirmer. Mais il y va des structures de gestion des élections comme des autres changements institutionnels, à savoir qu’elles n’ont pas toujours su résister à certaines dérives dans leur fonctionnement interne provenant aussi bien des tentatives des pouvoirs en place de vouloir réduire leur marge d’autonomie que d’une politisation extrême en leur sein. En témoignent, par exemple, les controverses entre l’Exécutif béninois et la CENA à propos de l’organisation des élections locales de 2008 et plus exactement des conditions de financement du processus électoral ou du fonctionnement interne de la Commission électorale.
Mais quel que soit le bilan, inévitablement contrasté que l’on peut tirer de leur action, leur succès a toujours été subordonné à deux conditions : la première a trait au climat politique général qui prévaut dans le pays, et au consensus entre les partis politiques autour de leur mode d’organisation et de fonctionnement, tout particulièrement de leur composition. La seconde condition renvoie, d’une manière plus générale, à leur indépendance par rapport au pouvoir en place, ainsi qu’à l’égard des partis qui composent l’échiquier politique. Ainsi, au Mali, en 1997, l’action de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) mise en place à la veille des élections législatives, s’est soldée par un échec cinglant, qui a conduit le pouvoir en place à annuler purement et simplement le scrutin et à en organiser un nouveau. Tout récemment en Côte d’Ivoire, la Commission électorale indépendante (CEI) qui a une composition qui reflète le rapport des forces politiques tel qu’il avait été établi, unilatéralement, par les initiateurs des Accords de Marcoussis de janvier 2005 (c’est-à-dire favorable à l’opposition dont est issue le Président de la CEI) a été contrainte de reconnaitre, par la bouche de son Président, des dysfonctionnements de la Commission centrale, à travers le caractère erroné du projet de validation de 429 000 nouvelles inscriptions sur les listes électorales. Quoiqu’il advienne dans les prochains jours, cette énième péripétie dans le fonctionnement de la Commission électorale ivoirienne et dont toutes les conclusions n’ont pas encore été tirées, jette la suspicion sur cette institution, pour ne pas dire la discrédite complètement. Cet épisode ivoirien s’ajoute à d’autres péripéties concernant des pays comme le Sénégal, le Niger, le Togo ou encore la Mauritanie. Je m’en tiens simplement au cas du Sénégal, où le Président de la CENA, pourtant inamovible pendant la durée de son mandat, a été purement et simplement contraint à la démission par le Chef de l’État.
II – LA DEMOCRATIE « CONSTITUTIONNELLE » A L’EPREUVE DES DERIVES PRESIDENTIALISTES
La nouvelle architecture institutionnelle dont se sont dotés les États africains à partir de 1990 et la rupture qu’elle impliquait par rapport au système antérieur, se sont très vite heurtées aux capacités de résistance aux changements des dirigeants issus des ex partis uniques, ainsi qu’à la perpétuation par certains nouveaux acteurs « démocratiques » de pratiques de pouvoir bien éloignées des dispositions consacrées par les Constitutions. Dès lors ce qui était la règle générale, à l’époque du parti unique, prévaut aujourd’hui encore sous des formes, sans doute plus subtiles, mais tout aussi pernicieuses, à l’abri des discours mettant en exergue la primauté du Droit et célébrant la démocratie.
La « démocratie constitutionnelle » renvoie dans les faits à des artifices juridiques et politiques dont la seule finalité est de conforter le pouvoir des Chefs d’État en place et de dévoyer les règles du pluralisme, sous toutes ses formes. C’est de ce registre de la « prestidigitation » constitutionnelle que relèvent les réformes visant à assurer la longévité au pouvoir, en supprimant les verrous constitutionnels relatifs à la limitation du nombre de mandats présidentiels, et à leur durée, ou encore en ayant recours à des modes de scrutins à un tour, susceptibles d’assurer les réélections des Présidents sortants. Usant à souhait de toutes les prérogatives que leur offrent les Constitutions, nombre de dirigeants de l’ère post-démocratie ont vite fait d’endosser les habits politiques d’avant 1990 et de revenir, par des voies multiples et variées, à un présidentialisme « aux couleurs de la démocratie ».
Cette démarche a conduit à réduire dans la pratique le champ d’attribution des premiers ministres et à concentrer dans les des Présidences de la République, les véritables organes de décision. Cela débouche souvent sur la multiplication du nombre de conseillers présidentiels ayant parfois rang de ministres, voire de ministres d’État, dont les compétences recoupent, et à la limite dépossèdent celles officiellement dévolues aux membres du gouvernement. La concentration des pouvoirs entre les mains du Chef de l’Exécutif s’organise de plus en plus autour de l’abaissement de la fonction ministérielle, devenue très éphémère, voire du gouvernement dans son ensemble, et du parlement. Le déficit d’autonomie politique de ce dernier rejaillit sur le système des partis et réduit tout simplement la portée du multipartisme.
Une telle « patrimonialisation du pouvoir », rendue possible par des manipulations constitutionnelles à souhait, comme en ont témoigné les récents événements du Niger, où le chef de l’État, Mamadou Tandja, a purement et simplement limogé les membres du Conseil constitutionnel, dissous l’Assemblée nationale, et fait adopter par referendum une nouvelle Constitution lui permettant de prolonger de trois ans la durée de son second mandat présidentiel, et dans le même temps, d’abroger pour l’avenir la clause de limitation du nombre de mandats. De ces pratiques outrancières qui se parent toujours d’un « habillage juridique », procède aussi la tentation d’organiser des successions dynastiques comme l’ont montré les exemples récents du Togo et du Gabon, et de faire ainsi obstacle au phénomène d’alternance démocratique que porte en elle la démocratie représentative.
La perception dans l’opinion du phénomène de pérennisation du pouvoir accompagné d’un mode d’exercice solitaire et narcissique de la fonction présidentielle et le constat d’inefficience des contre pouvoirs législatif et judiciaire, ne sont pas étrangers à la désaffection croissante du corps électoral ainsi qu’au scepticisme qui frappe désormais les structures de gestion des élections. Indépendamment des multiples polémiques qu’ont pu soulever leur statut et, tout particulièrement leur composition (les membres de ces institutions, et les présidents sont, dans certains cas, nommés par le chef de l’État, lui-même candidat à sa succession), les nouvelles structures ont sans conteste eu pour conséquence, entre 1995 (année d’entrée en fonction de la Commission électorale nationale autonome (CENA) béninoise) et 2005, d’asseoir la crédibilité des élections, et donc de rendre possible l’alternance par les urnes.
L’engouement pour les élections était dès lors palpable et les campagnes électorales, en dépit de l’effervescence qui les entoure toujours, ont également mis en relief les messages politiques dont étaient porteurs les candidats et les partis politiques. Si les taux de participation n’ont pas été nécessairement au diapason de ce nouvel état d’esprit (cf au Mali), le déroulement des scrutins dans le calme et l’acceptation du verdict des urnes, ont longtemps symbolisé « la révolution électorale » vécue sous l’ère des nouvelles structures électorales. Celles-ci sont devenues, au fil des élections, l’image emblématique des transformations politiques et les garantes du recours aux urnes, comme mode de légitimation démocratique.
Mais depuis quelques années, et dans un contexte de dégradation générale du climat politique, provoquée par les remises en question de certaines réformes touchant par exemple au statut du chef de l’État, le doute s’est inévitablement instauré sur la finalité des élections. Ce sentiment qui tend à se généraliser dans un nombre croissant de pays n’épargne plus les structures de gestion des élections. La mise en cause de leur partialité a été parfois amplifiée par le changement de mode du scrutin dicté par le seul souci d’éviter un second tour au Président sortant. Tout cela a eu pour conséquence d’entacher la sérénité du débat politique. Le paradoxe est que plus l’Afrique s’accoutume aux échéances électorales fixées selon un calendrier légal, et plus l’exigence de régularité et de transparence des scrutins, très forte au début des années 90, parait se banaliser, pire encore s’essouffler, faute de consensus entre les diverses forces politiques, sur les règles d’organisation des élections. C’est à cette situation que renvoie l’exemple actuel du Togo, où faute d’un accord entre le pouvoir et l’opposition, l’élection présidentielle du 28 février 2010 risque d’être boycottée par les principaux candidats d’opposition.
Cette décrédibilisassions des structures électorales intervient à un moment où la fraude se professionnalise (dans ce domaine, on semble être entré à l’ère de l’ingénierie électorale) et surtout se modernise. Dans ce registre, l’acte d’accusation se focalise sur le mystère de l’ordinateur qui se serait substitué aux administrations de l’époque des partis uniques, adeptes des procédés grossiers de fraudes électorales, sous la forme de votes multiples, de fichiers d’électeurs fictifs et d’achats de voix par le biais de responsables locaux du parti au pouvoir.
Cette nouvelle donne arrive à un moment où les partenaires extérieurs évoquent les élections, non plus en termes de régularité ou de transparence, mais de crédibilité, ce qui dénote une appréciation à la baisse du bon déroulement des scrutins. Les apparences, (entre autres la confection des listes électorales et la disponibilité du matériel électoral, comme les bulletins de vote et les isoloirs, ainsi que les longues files d’attente devant les bureaux de vote) prennent le pas sur la matérialité des opérations de vote. Dans ces conditions, la régulation par les consultations électorales, des antagonismes politiques, porteurs parfois de violence, voit sa portée réduite.
L’absence d’alternative que ressentent désormais les électeurs a de toute évidence un impact sur la portée des scrutins, et donc sur l’intérêt politique qu’ils revêtent. Cet état d’esprit est renforcé par la disproportion des moyens étalés par les candidats.
Sans remettre en question les nombreux acquis, obtenus sous la pression d’opinions publiques toujours mobilisées autour des questions de liberté et de démocratie, la tendance au doute impose que soient « revisités » les mécanismes mis en place pour assurer la libre expression du suffrage universel, et parmi eux figurent les structures de gestion des élections, dont l’impartialité et l’indépendance avaient été à l’origine unanimement admise.
C’est à partir de cette certitude que le temps est venu de « revisiter » voire de renforcer les dispositifs institutionnels qui ont permis d’asseoir la démocratie, notamment au Bénin, qu’une Commission de juristes indépendants a été chargée d’évaluer le système électoral. A l’image du Bénin, d’autres États africains se sont attelés à la tâche de revoir, entre autres, leur système électoral, dans le but corriger les dysfonctionnements apparus au cours des dernières consultations électorales. C’est la démarche empruntée par le Mali à travers la mise en place d’une Commission de consolidation de la démocratie.
Toutes ces initiatives soulignent l’urgence de prendre en compte, sous peine de voir retomber l’espoir qu’ont entretenus les changements du début des années 90,les interrogations que suscitent de nouveau les élections en Afrique francophone. Ce climat risque de faire de chaque échéance électorale une période de tous les dangers, avec en arrière plan la résurgence des tentations autoritaires toujours présentes dans l’esprit de certains dirigeants.
Les événements survenus récemment dans un certain nombre de pays, qu’il s’agisse de coups d’État (Mauritanie, Madagascar, Guinée) ou de coups de force politiques (Niger), remettant en cause la légalité constitutionnelle et donc le mode de dévolution du pouvoir, montrent la fragilité du socle institutionnel sur lequel reposent les expériences politiques en cours sur le Continent. Sans prendre nécessairement la forme de remises en cause radicales, ce dont se défendent les auteurs des coups d’État qui poussent le comble jusqu’à s’abriter derrière des discours légalistes, les dérives traduisent de toute évidence un reflux de la démocratie sans que pour autant ait été brisé l’élan des contestations de la décennie 90. Cela est d’autant plus vrai que, de nos jours, la quête de démocratie et de liberté est au cœur des relations internationales dont l’Afrique est devenue l’un des acteurs principaux.
Par Albert BOURGI
Professeur de droit public à l’Université de Reims (France)
Autres articles
-
La citoyenneté, socle de la rupture systémique (Par Bocar Kâne)
-
Analyse du rachat supposé de la Société générale sénégalaise par l'Etat du Sénégal SÉNÉGAL PAR L'ÉTAT DU SÉNÉGAL
-
Alerte : René Capain Basséne très mal en point après son admission à l’hôpital (Famille)
-
Proclamation des résultats des élections : l'expert électoral Ndiaga Sylla relève des manquements
-
SONKO, L’HUMORISTE ET LE BALCON (Par BACARY DOMINGO MANE)