Quel est le contexte au Sénégal, au moment où éclate la Première Guerre mondiale : est-il favorable au recrutement de Tirailleurs sénégalais ?
Iba der Thiam : 1914 était une année d’élection. Blaise Diagne, homme politique influent, marié à une Française et originaire de l’île de Gorée, s’était porté candidat aux législatives. Diagne bat campagne dans un contexte particulier : les citoyens des quatre communes menaient un plaidoyer pour accéder au service militaire. Les Français, alors leaders de la scène politique, leur disaient qu’ils ne pouvaient pas être des citoyens à part entière et ne pouvaient par conséquent aspirer à des fonctions plus importantes.
Dans votre livre, vous expliquez que les populations n’avaient pas le même degré de motivation à servir en France. Pourquoi ?
Pour une partie de la population, participer à la guerre était une manière de payer « l’impôt du sang » et d’accéder à une égalité avec les Blancs et les métis. Cette revendication émanait des habitants de l’île de Gorée et de St-Louis (nord), qui étaient restés en contact avec le monde occidental. Ces populations éprouvaient le besoin de faire l’armée française. Le Conseil général avait émis ce vœu depuis 1882. Mais il n’avait jamais été traduit en acte. Les métis et les Blancs y ont toujours fait obstacle. Lorsque Diagne se fait élire député, répondant à l’appel des populations originaires de Saint-Louis et de Gorée, sa première réaction est de proposer une loi leur permettant de faire le service militaire. Il s’agit de la loi du 15 octobre 1915.
Cette loi a été prise dans le mouvement du dépôt de la loi sur l'accès à la citoyenneté de l’Algérie, qui voulait faire la guerre. Dans les débats à l’Assemblée nationale, on a vu cet hommage aux Algériens qui avaient participé à la bataille de Sébastopol. Diagne se rendait compte que tout ce qu’on disait des Algériens pouvait être appliqué aux Sénégalais, parce que les Tirailleurs sénégalais avaient eu un comportement identique. Il a donc introduit la loi du 19 octobre 1915, qui a permis de recruter les ressortissants des quatre communes dans les unités françaises en tant qu’ « originaires ».
Combien de personnes cela concernait-il à l’époque ?
Au total, il s’agit d’environ 7 000 personnes, provenant des quatre communes. Pour cette partie de la population, il y a eu un grand rush dans le recrutement pour partir au front. Cela leur a permis d’avoir un premier pied dans la citoyenneté puisqu’ils sacrifiaient à l’impôt du sang.
A l’inverse, plusieurs récits de descendants de Tirailleurs pointent du doigt un recrutement qui s’est fait de manière brusque. Quelle méthode Blaise Diagne a-t-il employé pour le reste de la population ?
Les recrutements avaient provoqué des soulèvements dans douze cercles, suite notamment, aux récits terrifiants des premiers combattants partis au front. Dans ce contexte difficile, Blaise Diagne propose à Clemenceau de faire le recrutement sans un seul coup de fusil. Il posa plusieurs conditions au système colonial, visant à améliorer les conditions des populations. Il proposa par exemple, que l’on dote l’Afrique de l’Ouest d’une école de médecine, comme en Indochine, et d’un sanatorium ; il demanda l’intégration dans l’administration, des personnes (ou de leurs enfants) recrutées dans les quatre communes. C’était nouveau : on passait d’une colonisation unilatérale à une colonisation contractuelle. Car jusque-là, la colonisation s’était présentée comme un processus unilatéral où seule la métropole imposait ses conditions. Pour la première fois, celle-ci acceptait qu’un dialogue s’engage, et qu’en contrepartie, la colonie ait des garanties. Quant à l’engagement des Tirailleurs, Blaise Diagne a eu 78 000 personnes alors qu’on lui en demandait 48 000.
Aujourd’hui, quelle image reste-t-il de lui ?
Les Sénégalais, et surtout les jeunes, ne connaissent pas cette histoire, parce que nous n’avons pas écrit l’Histoire du Sénégal. Ne l’ayant pas écrite, les ancêtres s’en sont occupés sur le plan politique. Par exemple, Blaise Diagne correspondait régulièrement avec Léopold Sédar Senghor lorsqu’il était en France.
Qu’en est-il de la Grande Guerre : a-t-elle marqué l’esprit des Sénégalais ?
C’est une grande confusion dans l’esprit des Sénégalais. Ils ne s’en rappellent pas, d’autant plus que le dernier vétéran de la Première Guerre est décédé il y a quelques années. Par ailleurs, les Sénégalais se rappellent davantage de la Seconde Guerre mondiale et des autres guerres coloniales, telles que l’Indochine et l’Algérie.
Enfin, cette partie de l’histoire du pays n’a pas été transmise. Pendant longtemps, ce chapitre ne figurait pas dans les programmes des écoles. Pourtant, la contribution de l’Afrique occidentale française à la Grande Guerre a été déterminante. Toutes les ressources de la colonie ont été mobilisées : l’arachide, le coton, le mil, le bétail etc. Après la guerre, il y a eu un appauvrissement considérable des colonies. Mais tout cela, les gens l’ont complètement oublié.*A l’époque coloniale, Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis faisaient partie des « quatre communes » et bénéficiaient d’un statut spécial.
Source : Rfi.fr
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