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Inclusion financière au Sénégal: le monde rural mal desservi (Habib Ndao, INTERVIEW)

La digitalisation représente aujourd'hui un facteur essentiel pour rendre universel l’accès aux services sociaux de base. L’inclusion financière qui favorise la réduction de la pauvreté et de promotion de la prospérité partagée semble ne pas être au cœur des préoccupations des pouvoirs publics. Habib Ndao, le Secrétaire exécutif de l’Observatoire de la qualité des services financiers (OQSF) dans un entretien accordé à PressAfrik est revenu largement sur l'utilité des infrastructures publiques numériques (IPN) au Sénégal, la sécurité des fonds transférés et les défis à relever dans un pays où l'électricité et la connectivité n'est pas inclusive.



M. Ndao vous êtes le Secrétaire exécutif de l’Observatoire de la qualité des services financiers (OQSF) est ce que vous pouvez nous parler de la révolution qu’apporte les infrastructures publiques numériques (IPN), par exemple sur les outils de transferts d’argent ?

Il est important de rappeler que l’infrastructure publique numérique (IPN) désigne des plateformes comme les systèmes d’identification (ID), de paiement et d’échange de données qui aident un pays à offrir les services publics de base à sa population.
 
En effet, les services numériques de façon générale sont devenus une bouée de sauvetage pour des nombreuses personnes confrontées à des situations d’urgence (santé, catastrophes naturelles, pauvreté, etc).
 
La digitalisation représente ainsi un instrument essentiel pour rendre universel l’accès aux services sociaux de base (eau, électricité, assainissement, santé et éducation) en incluant ceux qui sont traditionnellement en dehors des processus de développement.
 
Pendant la pandémie COVID-19, l’infrastructure publique numérique a permis l’expansion rapide des programmes de protection sociale pour les ménages à faibles revenus et a facilité l’accès aux services de santé et l’accès d’urgence au financement pour les petites entreprises. Par conséquent, les pays dotés d'une IPN éprouvée et établie ont pu mieux soutenir leurs citoyens et leurs communautés.
 
A titre illustratif, en 2022, l’Etat du Sénégal a réalisé un programme de cash transfert d’un montant unitaire de 80 000 FCFA à 543 000 familles vulnérables répertoriées. L’opération visait à soulager les plus démunis face à la hausse des prix, dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la pandémie de Covid.
 
Sur un autre registre, les paiements de l’État, tels que les salaires du secteur public, les pensions et les transferts des dispositifs de protection sociale peuvent contribuer à générer des flux de revenus stables, avec des impacts positifs sur la consommation et le bien-être des ménages vulnérables.
 
Ainsi, grâce à la réduction des coûts, la numérisation des paiements fiscaux et des activités connexes au Sénégal peut potentiellement générer des recettes publiques supplémentaires. Selon une étude menée par Better Than Cash Alliance du système des Nations Unies, en numérisant 50% des paiements, la croissance économique du Sénégal augmenterait de plus de 104 milliards FCFA (177 millions USD) par an. Par conséquent, les IPN encouragent les États à optimiser  les fonds disponibles pour les services publics vitaux, les investissements et les transferts.
 
En termes d’initiatives, les pouvoirs publics se sont engagés dans une dynamique de transformation numérique au travers la Stratégie « Sénégal numérique 2025 » (SN2025) dans le cadre du Plan Sénégal émergent (PSE) sous la vision ci-après : « Numérique pour tous et pour tous les usages en 2025 au Sénégal, avec un secteur privé dynamique et innovant dans un écosystème performant ».
 
Concernant le secteur des services publics, nous avons pu identifier une trentaine d’initiatives et d’expériences avec différents degrés de maturité et qui sont classées selon diverses catégories. Les secteurs de l’infrastructure digitale, de la santé et la logistique occupent une part de 3%,  4% est relevé dans le secteur de la gouvernance, 6% pour les services financiers, 9% dans le secteur des PME, 13% pour le secteur agricole et 14% pour les services au citoyen. Les services publics représentent à eux seuls une proportion de 47%.
 
Il est également important de noter qu’une politique incitative a été mise en œuvre en faveur de l’écosystème des start-up avec une dizaine d’incubateurs ainsi que des fonds qui leur sont consacrés. Entre 2019 et 2021, l’Etat a alloué prés de 27 millions de dollars au hub d’innovation de la Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes (DER/FJ), ce qui a bénéficié à plus de 120 start-up et à 100 entrepreneurs innovants.
 
Fort de tout cela, le Sénégal est incontestablement l'un des pionniers de la transformation numérique en Afrique en se hissant au 9ième rang en 2021 devant l’Algérie et le Rwanda. Notre pays qui abrite actuellement 15 centres technologiques au service d'une communauté de 2 500 start-ups, s'est donc imposé comme l'un des principaux écosystèmes d'innovation d'Afrique de l'Ouest francophone, aux côtés de la Côte d'Ivoire.
 
En quoi l’Observatoire de la Qualité des Services Financiers (OQSF) du Sénégal participe à l’inclusion financière ?  
 
L’Etat du Sénégal a donné mandat à l’Observatoire de la Qualité des Services Financiers (OQSF), pour accompagner les usagers des services financiers, les opérateurs financiers (banques, compagnies d’assurances, systèmes financiers décentralisés, La Poste, Établissements de Monnaie Électronique, bourse), les régulateurs et les pouvoirs publics, en vue d’une plus grande inclusion financière dans l’écosystème.
 
Les principales missions de l’OQSF sont centrées autour de la surveillance de la conduite du marché pour une meilleure protection des usagers, la vulgarisation de l’éducation financière auprès du public ainsi que la promotion de la médiation pour un règlement diligent et à l’amiable des litiges entre les services financiers et leur clientèle.

Concernant nos réalisations phares, l’Observatoire a mené plusieurs initiatives au titre desquelles : Le déroulement au plan national d’un programme d’éducation financière au profit de différents segments (magistrats, journalistes de la presse économique, secteur informel, étudiants, associations consuméristes, etc.).

La réalisation de plusieurs enquêtes et études thématiques  visant à mesurer le degré de satisfaction des usagers sur la qualité des services financiers et à proposer des recommandations en vue de corriger les anomalies, les dysfonctionnements et manquements relevés.

La tenue de divers ateliers techniques d’échanges avec les Banques, SFD et compagnies d’assurances pour une prise de mesures, en amont, par les opérateurs.

La promotion des services bancaires de base à travers la mise au point de recommandations ayant abouti à l’établissement d’une liste concertée de 19 services rendus gratuits par les établissements de crédit depuis le 1er octobre 2014. Le traitement des dossiers soumis à la médiation financière qui a permis de dénouer de multiples cas de litiges, à la satisfaction des parties.
 
J’y ajoute que le Sénégal a fait des progrès exceptionnels dans l’inclusion financière au cours de ces dernières années. A fin décembre 2022, les statistiques provisoires font état d’une hausse du taux global d'utilisation des services financiers qui est ressorti à 165 % contre 32,07% en 2010.  Cette forte progression est en particulier liée à l’accroissement du taux d’utilisation des services de la monnaie électronique qui s’est situé à 119,43% en 2022 contre 1,44% en 2010. 
 

Inclusion financière au Sénégal: le monde rural mal desservi (Habib Ndao, INTERVIEW)
Justement est-ce que les IPN vous permettent de prendre en compte les populations vulnérables surtout celles qui résident dans les localités les plus éloignée de Dakar ?

Le Sénégal a fait de l’économie numérique un des vecteurs principaux de lutte contre la pauvreté et de relance économique post Covid-19.
 
Dans le cadre de la politique de démocratisation de l’accès au crédit, l’Etat à travers la Délégation générale à l'Entreprenariat Rapide des femmes et des jeunes (DER/FJ)  a mis en place un mécanisme du nano-crédit qui permet à différentes cibles bénéficiaires de pouvoir directement recevoir sur leurs portemonnaies électroniques les financements octroyés, mais aussi d’effectuer leurs remboursements.
 
Pour rappel, le nano-crédit est un produit s'inscrivant dans la politique d'inclusion financière du Sénégal visant l'octroi de crédits allant de 25.000 à 300.000 FCFA. Il s'adresse aux cibles les plus vulnérables et exerçant principalement des activités dans la pêche et au sein des marchés.
 
De même, le système intégré de gestion de l’information pour la couverture sanitaire universelle a permis de numériser et d’enrôler 2,8 millions de personnes entre 2019 et fin 2020.
 
La digitalisation des filières agricoles prend également son essor et permet l’accès aux services financiers pour les petits producteurs. Nous pouvons citer à ce titre l’expérience de la Compagnie nationale d’assurance agricole (CNAAS) qui, consciente des difficultés causées par la réalisation des paiements en espèces et par chèques, et par l’utilisation de documents papier, a posé les jalons d’un ambitieux programme de transformation et de digitalisation des programmes d‘assurance indicielle à destination des populations rurales.
 

Surtout on sait que les IPN ne couvrent pas la totalité du pays surtout le monde rural ?

C’est un défi majeur qui est pris en compte dans les interventions des pouvoirs publics. Les initiatives et actions qui sont actuellement inscrites dans le cadre de la stratégie nationale d’inclusion financière (SNIF) et du programme national d’éducation financière (PNEF) du Sénégal visent justement à bâtir un écosystème responsable pour les Services Numériques dans la perspective d’atteindre plus rapidement le chemin de l’émergence d’une plus grande inclusion financière des populations notamment des couches vulnérables.
 
Nos gouvernants adoptent-ils les IPN de manière à ce qu’elles soient inclusives afin de réduire les disparités   ?
  
Selon l’Enquête harmonisée sur les conditions de vie des ménages au Sénégal, menée en 2021 par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), seuls 31,7 % des ménages avaient accès à internet en 2018-2019 (l’accès individuel étant de 43 % d’après l’Union internationale des télécommunications, en 2020), à comparer avec les taux de 26 % en Guinée, 27 % au Mali, 36 % en Côte d’Ivoire et 58 % au Ghana.
 
Une fracture numérique existe entre les populations selon leur milieu de résidence, le niveau de pauvreté et la région, explique l’ANSD. En effet, 15,9 % des populations rurales ont accès à internet contre plus d’une personne sur deux (56,9 %) dans la zone urbaine de Dakar et un peu plus du tiers dans les autres milieux urbains.
 
L’enjeu est donc de taille car dans les zones où l’internet mobile est disponible, le niveau de consommation des ménages augmenterait de 14% et l’extrême pauvreté devrait diminuer de 10 %.
 
Dans l’absolu, des services numériques inclusifs pourraient doter les ménages à faible revenu d’outils de résilience leur permettant de mieux résister aux situations d’urgence et aux baisses de rémunération, grâce à des produits tels que les transferts de fonds, la protection sociale et le nano-crédit.
 
Est-ce que la sécurité des fonds transférés est assurée et si l’identité des destinataires est mieux authentifiée ?  
 
S’agissant de l’aspect sécurité, une enquête menée par Better Than Cash Alliance, révèle que sur 343 entreprises sénégalaises interrogées dans 19 secteurs d’activité différents, 82 % ont estimé que les salaires numériques leur procuraient une plus grande sécurité, car elles n’avaient pas à se déplacer avec leurs chèques de paie. En outre, 57 % des travailleurs ont déclaré avoir un meilleur accès aux services financiers après la numérisation de leur salaire.
 
La sécurité numérique reste cependant incontournable car pouvant entrainer de lourdes conséquences : intrusions, pertes d’informations, attaque virale, etc. Au-delà des enjeux internes, la sécurité numérique doit être prise en compte pour renforcer la confiance des usagers et partenaires.
 
Pour ce qui est de l’identité numérique, elle doit contribuer à rendre les transactions automatisées plus sûres et fiables qu’une authentification manuelle et à limiter la quantité d’informations fournies lors d’une transaction.
 
Des enjeux sont liés à l’identité nationale numérique (INN), notamment pour la délivrance des services adéquats en matière de santé, de couverture sociale, d’éducation, d’information et d’inclusion financière. L’identité numérique pourrait représenter une étape fondamentale pour d’autres chantiers d’avenir, tels que le vote électronique
 
Même si la technologie numérique contribue à certains égards à conforter le respect de la vie privée et la sécurité, elle peut aussi accroître les différents risques associés à la collecte et la gestion des données personnelles.

 

Alors  quels sont les défis à relever pour une meilleure prise en charge des personnes vulnérables ?  

Les défis sont surtout d’ordre organisationnel et réglementaire. A ce titre, nous pouvons relever tout d’abord, la création de l’identité numérique et la mise en place d’une plateforme ouverte pour assurer le partage des données aussi bien sur les personnes physiques que sur les personnes morales. Pour assurer un système d’identification efficace à l’ère numérique, il est impératif de garantir la protection des données et les droits des usagers.

Un autre défi majeur, c’est le renforcement du cadre réglementaire qui reste un préalable pour le développement du numérique. Cela devrait être couplé à la vulgarisation des initiatives et services existants auprès du grand public. 

A cet égard, il est nécessaire de renforcer la culture numérique chez les populations. L’inaccessibilité des services numériques s’explique en partie par le manque d’une culture numérique, en particulier chez les populations rurales notamment.

Ainsi, le développement des compétences numériques pourrait être un défi important compte tenu de l’évolution constante de l’écosystème du secteur du numérique, avec notamment l’apparition des nouveaux métiers liés à l'IA, Cloud, Big Data et autres technologies.

Il s’agira à ce titre, de mettre en œuvre à travers le Programme national d’Education Financière (PNEF), des projets de renforcement de la culture numérique à l’échelle nationale, et à l’endroit des jeunes, des femmes et des personnes en situation de vulnérabilité. 

Fana CiSSE

Lundi 20 Novembre 2023 - 10:04


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