En mai 1968 le Sénégal connaissait un vaste mouvement de contestations sociales, peut-être le plus déchirant de sa jeune histoire post-indépendance. Portée par les étudiants de l’Université de Dakar, cette mouvance a connu une ampleur inédite, s’étendant sur plusieurs mois et secouant rudement les fondements du régime du Président Léopold Sédar Senghor. 47 ans plus tard, ce contexte marque toujours un point important de l’histoire politique du Sénégal.
Le « Mai 68 » dakarois s’inscrit dans le contexte bien général des années 1960 au Sénégal. Nouvellement indépendante, cette ancienne colonie française doit en effet faire face, dans les premières années de la décolonisation, à d’importantes crises qui concernent plusieurs secteurs. La sphère politique, tout d’abord, est animée par une tension évidente entre les deux principales figures du régime, à savoir le Président de la République (Léopold Sédar Senghor) qui bénéficie alors du soutien d’une grande partie des milieux économiques, de la France et des autorités musulmanes du Sénégal, et le Président du Conseil (Mamadou Dia), en théorie son second, mais qui agit plutôt comme un alter ego. L’arrestation et l’emprisonnement de ce dernier en décembre 1962 mettent fin à la gouvernance bicéphale et conduisent à la présidentialisation du pouvoir et au renforcement de l’autorité gouvernementale . Cette situation se répercute sur la gestion économique de l’État sénégalais qui doit, au même moment, manœuvrer avec une importante crise caractérisée entre autres par la chute des cours mondiaux de la principale source d’exportation du Sénégal (l’arachide) et par une augmentation considérable du chômage. Les politiques d’austérité mises en place par le gouvernement suscitent un vaste mécontentement et contribuent à l’essor de critiques formulées par les milieux politiques et syndicaux . Or, le président s’assure une mainmise sur tous les leviers de pouvoir et travaille à museler les sources d’opposition et de contestation . Confiant, Senghor n’hésite d’ailleurs pas à exprimer son assurance envers ses politiques et le contrôle qu’il exerce en affirmant, à l’occasion d’un congrès de l’UPS en janvier 1968, que « nous sommes tous d’accord » : les militants, mais aussi les Sénégalais dans leur ensemble, incluant les ouvriers et les étudiants . À peine cinq mois plus tard s’amorçait pourtant une grève étudiante et sociale d’une ampleur alors sans précédent dans la jeune histoire du Sénégal post-colonial : « faute de pouvoir s’exprimer sur la scène politique et publique », explique en effet l’historien Patrick Dramé, « la contestation du Parti-État UPS investit les mouvements sociaux et estudiantins. La Rue et l’Université deviennent ainsi les uniques pôles de dissidences et de revendications par rapport à la toute-puissance du Palais et de Senghor . »
Dans ce contexte, il y a un intérêt évident à se pencher sur le travail des médias français et sénégalais sur le « Mai68 » dakarois, de se questionner à la fois sur les lignes de force déployées, mais aussi sur l’influence ressentie dans l’information véhiculée. Les « événements de Dakar », comme les appelaient les journalistes français,ont fait l’objet d’une abondante couverture médiatique qui demeure malheureusement, jusqu’à présent, largement ignorée. Le Journal Le Monde, dont le correspondant à Dakar était très bien introduit auprès des autorités sénégalaises, a pourtant consacré une longue série d’articles sur ces événements. Il en allait de même pour l’Agence France Presse. Tandis qu’à Dakar, où prédominaient des titres proches du pouvoir (en particulier le quotidien Dakar-Matin), mais où survivait dans un contexte difficile une presse indépendante (avec notamment l’hebdomadaire catholique Afrique Nouvelle), le travail des médias sur ces événements permet d’aborder sous un nouveau jour les questions sociétales et politiques entourant ces événements. Au-delà d’un travail de recensement méthodique sur le rôle des médias lors de ces évènements, il s’agit aussi de revisiter sous un nouveau jour un moment exceptionnel de l’histoire ; d’en contextualiser le déroulement et d’en comprendre les représentations.
Genèse et déroulement d’un « printemps dakarois »
Depuis 1966, un esprit de contestation gagne le milieu estudiantin qui, sous l’action d’associations étudiantes (l’Union des étudiants de Dakar (UED) et l’Union des étudiants du Sénégal (UDES), notamment), mène de plus en plus d’actions contestataires et prend position sur des enjeux nationaux et internationaux (amélioration des conditions matérielles et sociales des universitaires, refus de toute forme d’impérialisme et de néocolonialisme, dénonciation de la Guerre du Vietnam et de l’interventionnisme américain et européen, etc .) En outre, puis qu’elle forme le « pôle de la formation des jeunes élites de l’Afrique de l’Ouest », l’Université de Dakar est le théâtre d’un « bouillonnement estudiantin » issu « d’une impulsion venant de jeunes issus de plusieurs anciennes colonies françaises (et même de l’ancienne métropole), ce qui crée un amalgame plutôt riche de revendications et de motivations . » La décision prise par le gouvernement de Senghor d’imposer le fractionnement de certaines bourses et de réduire les mensualités de versements représente toutefois la goutte qui fera déborder le vase. Si des négociations entre les autorités gouvernementales et des représentants étudiants sont amorcées à ce sujet dès 1967, celles-ci sont rompues quelques mois plus tard alors que les organisations étudiantes sénégalaises optent, le 18 mai 1968, pour une stratégie de grève temporaire . Face à l’intransigeance gouvernementale, celle-ci ne tardera pas à devenir illimitée (dès le 27 mai). Cherchant à exercer une pression sur le gouvernement dans le but d’altérer ses décisions touchant aux politiques en éducation, les étudiants grévistes vont également dénoncer la « gabegie » et le « népotisme » des autorités politiques , illustrant par le fait même la double volonté de leur mouvement : défendre les intérêts et la condition des étudiants, mais aussi prendre place dans la cité et s’exprimer sur les questions touchant la gestion sociale, économique et politique du pays.
C’est d’abord dans les discours et dans la prose gouvernementale que la réaction des autorités politiques s’est manifestée. Amadou Mahtar M’Bow, alors ministre de l’Éducation nationale, adopte une stratégie visant à « stigmatiser » l’action étudiante, n’hésitant pas au passage à qualifier les universitaires contestataires de « privilégiés » menant une « vie dissolue » . Cette représentation des étudiants était reprise et diffusée par les organes médiatiques fortement liés à l’autorité gouvernementale, notamment par Dakar-Matin, comme nous le verrons plus loin, qui s’emploie relayer la rhétorique officielle. Ainsi pouvait-on y lire, le 30 mai 1968, une allocution présidentielle dans laquelle Senghor, tentant de minimiser l’action étudiante et son importance, n’hésite pas à condamner l’attitude des universitaires qui, de toute façon, n’auraient qu’« attendu la révolte des étudiants de Paris pour faire la même chose que les toubabs [les Blancs], pour singer les étudiants français sans modifier une virgule . » Incapable de penser la contestation par eux-mêmes, ceux-ci auraient en outre généré une situation inacceptable voulant que « sous couleur de revendications corporatives, une minorité prétende bloquer le fonctionnement de l’Éducation nationale en général, singulièrement de l’Université Sénégalaise . » Ces plaidoyers visaient bien sûr à limiter les portées de la grève étudiante à l’intérieur du Sénégal, mais repris par la presse internationale – et française plus particulièrement – ils permettaient également au Président de minimiser le mouvement contestataire et à garder intacte sa position d’autorité aux yeux de la scène internationale. Le ton autoritaire de Senghor n’en restera toutefois pas qu’au stade des paroles : un durcissement de position se fait aussi sentir dans les stratégiques politiques et les actions concrètes. Dans une correspondance avec l’ambassadeur français Jean de Lagarde, il annonce son intention, si la situation persiste, de tout simplement « faire évacuer l’université, [de] mettre en prison les récalcitrants et, si les élèves refusaient de passer les examens, [de] faire fermer l’université pour un ou deux ans, quitte à la rebâtir sous une nouvelle formule . »
Le point culminant des tensions s’est produit dans l’après-midi du 28 mai, alors que 20 000 à 30 000 personnes étaient réunies à l’Université de Dakar dans le cadre d’une rencontre des étudiants grévistes : un cordon policier est mis en place afin d’isoler l’université et de filtrer les sorties, et l’ordre de reprendre le contrôle de l’université est donné le lendemain par Senghor lui-même . Les conséquences de ces actions laissent entrevoir la dureté du climat installé : confrontations physiques, emploi de grenades lacrymogènes et de cocktails Molotov, jets de pierre, hospitalisation de 80 blessés, mort d’un étudiant, arrestation et détention dans un camp militaire de plus de 600 étudiants sénégalais, puis expulsion du pays de quelques centaines d’étudiants étrangers .
La contestation de mai 1968 ne s’est pas limitée qu’à la sphère universitaire, démontrant toute la vigueur et la portée du mouvement, et ce malgré la gestion autoritaire du gouvernement en place. Avant même l’éclatement de la grève, le comité directeur de l’UED avait lancé un appel général aux travailleurs africains : « […] Notre lutte à nous étudiants n’a de sens que dans la mesure où elle aide à la prise de conscience de nos peuples, où elle renforce la lutte déjà entreprise. […] Nos gouvernements, pour la plupart, ont fait la preuve irréfutable de leur carence, de leur caractère réactionnaire et servile aux intérêts des monopoles étrangers . » Cette invitation trouvera preneurs au moment du conflit qui gagnera de l’ampleur au point de faire dire deux décennies plus tard au syndicaliste et ancien gréviste étudiant Abdoulaye Bathily que « la ville de Dakar et sa région ont vécu une ambiance d’émeute jamais connue dans le pays . » En se généralisant, le mouvement force les autorités politiques à y aller de mesures draconiennes : fermeture des établissements scolaires, interdiction de manifestations et de rassemblements, arrestations de masse, fermeture de l’Université de Dakar pour la période estivale, etc . Malgré le maintien de cette ligne dure, le gouvernement doit composer avec une contestation grandissante qui s’alimente des pressions provenant des milieux syndicaux, le tout dans un contexte d’élections. Des négociations seront finalement entamées à l’automne et le conflit finira par s’essouffler, avec quelques gains théoriques du côté des étudiants qui tarderont toutefois à se concrétiser (garantie, pour les étudiants contestataires, de pouvoir poursuivre leur cheminement ; engagement du gouvernement à payer les deux mensualités de bourses auparavant coupées ; possibilité d’intégrer des délégations étudiantes dans les processus de dialogues sur les questions universitaires, etc .)
Le Monde et l’AFP : deux médias français au cœur de la contestation étudiante
Les médias français se sont particulièrement intéressés au mai 68 sénégalais. L’analyse des dépêches de l’Agence France Presse (AFP) et, surtout, des articles du journal Le Monde, dévoile même une certaine surmédiatisation. Celle-ci tient à plusieurs facteurs. D’abord la place qu’occupe Dakar comme ancienne capitale de l’Afrique Occidentale Française (AOF) qui a polarisé pendant trois quarts de siècle l’action politique et le déploiement colonial français dans cette partie du continent. Il y a également que l’Agence France Presse a historiquement fait de Dakar son point d’ancrage africain. Enfin, il faut considérer que de grands journaux parisiens avaient également choisi Dakar comme port d’attache de leurs correspondants régionaux en Afrique. C’était particulièrement vrai pour le journal Le Monde dont le correspondant basé à Dakar, Pierre Biarnès, a couvert l’actualité de tous les pays d’Afrique occidentale et centrale de 1961 à 1984. Vieux routier au parcours unique dans l’univers médiatique français, il a passé toute sa carrière de journaliste sur le continent africain, avec comme point d’ancrage la capitale sénégalaise où il réside depuis 1959. Il est donc un observateur privilégié de la période cruciale de la décolonisation et de la naissance des jeunes États postcoloniaux africains.
En 1968, nous sommes dans un contexte dans lequel l’intérêt des médias français pour l’actualité africaine demeure encore assez vigoureux. Huit ans après les indépendances de la plupart des pays du continent, le tropisme africain des médias français se manifeste à la fois par un traitement éditorial conséquent et par le déploiement sur le terrain de correspondants. Dans ce cadre, la tempête politique et sociale qui éclate à Dakar au courant du mois de mai ne pouvait laisser indifférents les grands journaux de l’Hexagone . Dès lors, comment l’AFP et Le Monde vont-ils couvrir cette brûlante actualité ? L’analyse des techniques de collecte d’informations et la libre interprétation de celles-ci par les journalistes permettent tout d’abord de relever une certaine distorsion dans leur façon de traiter les nouvelles. Si l’AFP avait tendance à vouloir toujours répondre avec précision, sans en rajouter, aux traditionnelles questions que se pose tout journaliste couvrant un événement d’actualité (les fameuses « 4 W » : what, who, where, why), on notait en parallèle la tendance du Monde à se laisser aller à l’interprétation libre des informations collectées ou suggérées par ses sources.
Concernant l’AFP, conformément aux formats propres aux dépêches d’agence, ses articles faisaient souvent peu de place au commentaire. La description factuelle l’emportait de loin sur tout parti pris éditorial, avec un souci évident de faire court et précis . Ses dépêches sur le grand mouvement social de 1968 au Sénégal sont par conséquent un focus sur le déroulé séquentiel des évènements. En dépouillant celles-ci, l’on se rend compte que les prémisses du mai 68 se font sentir dès le mois de janvier de l’année précédente, avec plusieurs escarmouches opposant les autorités sénégalaises aux élèves et étudiants. Le 6 janvier 1967 déjà, l’AFP consacrait en effet six lignes au mouvement émergent. La dépêche, reprise à la une du Monde, était ainsi libellée : « Une grève des étudiants a éclaté jeudi matin à l’université de Dakar. Cette grève qui semble avoir un caractère politique est prévue pour quarante-huit heures. Elle est presque totale. Des piquets de grève interdisent l’accès de toutes les salles de cours ». Ce n’est toutefois que durant l’année 1968 que les dépêches de l’AFP, abondamment reprises dans la presse hexagonale, se font insistantes sur ce sujet. Le 6 mars 1968 notamment, l’AFP annonce en quatre lignes une grande manifestation d’étudiants contre la présence d’une délégation sud-africaine à un colloque en psychiatrie qui se tenait à Dakar.
En plus des dépêches de l’AFP qu’il reproduit souvent, Le Monde pour sa part publie concomitamment les articles et commentaires de son correspondant attitré. Le 28 mai 1968, quand la tension est à son paroxysme dans la capitale sénégalaise, Pierre Biarnès signe ainsi un long article sobrement titré : « Dakar : effervescence à l’université » . Il s’agit d’un large compte rendu du discours du ministre sénégalais de l’Éducation Amadou Makhtar Mbow et des positions des officiels sénégalais. Cependant, pas une seule fois il ne donne la parole aux étudiants, ni ne fait état de leurs revendications. La conclusion de l’article est un mélange de compte rendu et de commentaires. Le journaliste commence d’abord par affirmer que « certains étudiants, européens comme africains, brûlent d’envie, depuis quelques jours, de se solidariser d’une façon ou d’une autre avec leurs camarades de France », avant de constater qu’« une partie des étudiants sénégalais entendent protester contre la réduction, intervenue en octobre dernier, du montant des bourses allouées aux moins nécessiteux d’entre eux ». Dans l’édition du 29 mai 1968, Le Monde consacre une nouvelle fois une large couverture à la grève qui a été déclenchée la veille à l’université et dans plusieurs établissements de l’enseignement secondaire. Il s’agit de la première journée d’un vaste mouvement de protestation qui allait durer des mois. Pierre Biarnès, fidèle à son style partagé entre le commentaire et le compte rendu factuel, parle des « évènements de Dakar » de cette façon :
Les étudiants sénégalais qui ont adhéré à l’Union démocratique des étudiants du Sénégal, organisation semi-clandestine, ont constitué des piquets de grève et interdit à la quasi-totalité de leurs camarades l’accès des facultés. Ceux-ci sont-ils pour autant, en majorité, consentants ? Il est difficile d’en juger exactement. Il semble, cependant, qu’un nombre réellement important d’étudiants sénégalais appuient le mouvement, avec plus ou moins de conviction.
Il glisse ensuite ce commentaire au beau milieu de son compte rendu paru le 29 mai 1968 : « […] les autorités ont conservé leur calme tout au long de la journée, le secrétariat de la présidence de la République se contentant de diffuser un communiqué aux termes duquel les élèves et étudiants qui se refuseraient à passer leurs examens seraient définitivement renvoyés des collèges et facultés ». Pierre Biarnès choisit toujours un angle de traitement qui semble privilégier ses sources gouvernementales, tout en essayant dans son style d’écriture de préserver un semblant de neutralité. Dans le compte rendu qu’il livre le 31 mai 1968, il écrit par exemple que le gouvernement, « manifestement soucieux d’éviter que les efforts et le coût financier d’une année scolaire ne soient perdus et n’abandonnant pas non plus tout espoir de ramener le calme dans les esprits, s’abstient-il encore de brusquer les choses et de prendre les grévistes de front ». Preuve que ses sources viennent des officiels sénégalais, il se fait même péremptoire en parlant de la position gouvernementale.
Le gouvernement voudrait éviter que le mouvement ne s’étende à d’autres catégories de la population. Les établissements secondaires de Dakar et de Saint-Louis, où s’étaient produits dès lundi des chahuts anarchiques, sont fermés au moins jusqu’après les vacances de la Pentecôte, et les internes ont été renvoyés dans leurs familles. La " médina ", où s’agitent quelque peu de jeunes chômeurs, fait l’objet d’une surveillance attentive. Des efforts de persuasion se déploient, surtout en direction des syndicats ouvriers, invités à ne pas profiter de la situation actuelle pour relancer leurs propres revendications. Car il est certain que dans ce cas les événements prendraient une tout autre tournure.
On retrouve dans ce passage tout la panoplie de la propagande gouvernementale : sa détermination à combattre la « chienlit » ; le noyautage du mouvement étudiant par des badauds chômeurs, etc.
À l’inverse, les dépêches de l’AFP permettent quant à elles de rendre compte des décisions du gouvernement, mais sans nuire à la lecture objective des événements qui sont exposés de façon factuelle, du moins en apparence. L’exemple est donné durant la journée du 30 mai 1968 marquée par la radicalisation du mouvement estudiantin et des violences policières. L’AFP publie alors une dépêche dont le ton traduit une certaine indépendance vis-à-vis des fameuses « sources gouvernementales » de Biarnès : « La police sénégalaise ayant procédé mercredi à l’expulsion par la force des étudiants qui occupaient le campus de l’université de Dakar, des échauffourées ont eu lieu et, en fin de matinée, on comptait une vingtaine de blessés, dont quatre seraient assez sérieusement atteints ».
Le détachement vis-à-vis de l’information collectée semble la marque de fabrique de l’AFP dans sa couverture de l’actualité chaude de la grève. Tout le contraire du journal Le Monde qui annonce le 2 juin 1968, dans un long article, l’essoufflement du mouvement de protestation. Intitulé : « Dakar : le pouvoir est venu rapidement à bout de l’émeute », le journal, sous la plume de Pierre Biarnès, entreprend de proclamer que le régime de Senghor a eu le dessus sur les grévistes désignés dans tout l’article comme des « émeutiers ». Pierre Biarnès commence son article par de larges citations du discours du président sénégalais qui, dans son allocution destinée aux Sénégalais la veille, se définit ironiquement comme un « petit Sérère tout noir, mais têtu » . Pierre Biarnès poursuit : « C’est " le petit Sérère tout noir, mais têtu ", qui a gagné » ! Il en rajoute en expliquant que c’est aussi « grâce au sang-froid du chef d’état-major de l’armée sénégalaise, le général Alfred Diallo », que « cette victoire a toutefois été obtenue à relativement bon prix ». Curieusement, ce papier annonçant triomphalement la victoire de Senghor paraît au moment où la contestation connaît un développement important avec la décision prise la veille par les syndicats de travailleurs sénégalais de se joindre au mouvement de protestation estudiantin. Deux semaines plus tard, le 17 juin, Le Monde, oubliant cette « victoire de Senghor », publie une dépêche de l’AFP qui rend compte de la radicalisation de la rue sénégalaise sous ce titre : « Dakar : fermeture de tous les établissements secondaires après un incident qui a fait un mort ». Mais la ligne éditoriale du journal semble plus que jamais défavorable aux grévistes. Dans l’édition du 5 juin 1968, Pierre Biarnès se permettait même d’attaquer gravement la crédibilité des syndicats ouvriers contestataires qui s’étaient joints aux étudiants, en les accusant de se livrer à une « surenchère démagogique ». Il reprend ensuite à son propre compte les accusations du gouvernement contre les étudiants. Il écrit ainsi, dans un long article paru le 5 juin 1968, que les étudiants avaient fabriqué « environ deux cents " cocktails Molotov " dans les laboratoires de la faculté des sciences, et c’est un miracle que les forces de l’ordre aient pu les empêcher d’utiliser de tels engins, car, sinon, le bilan des victimes n’aurait pas seulement été un mort et une cinquantaine de blessés ». La conclusion de Biarnès est une vraie perle, puisqu’elle dévoile une sorte de parti-pris anti estudiantine et anti syndicale :
Mais, comme la plupart des leaders syndicalistes africains actuels, ceux du Sénégal sont des petits-bourgeois dont l’emprise sur les masses populaires n’est pas très grande. Dans une ville comme Dakar, les vrais miséreux, ce sont les chômeurs et non pas les ouvriers et employés, qui, en un mois, gagnent en moyenne autant que les paysans pendant une année entière. Or, s’ils parviennent tant bien que mal à encadrer les salariés, les leaders syndicalistes n’encadrent pas du tout les chômeurs, qui sont cependant beaucoup plus nombreux et pour qui un ordre de grève n’a en soi rigoureusement aucun sens, si ce n’est qu’il est l’occasion de s’attaquer radicalement, mais anarchiquement, à l’ordre établi.
Cette tendance à user et à abuser du commentaire éloigne-t-elle Biarnès du terrain et serait-elle synonyme d’un journalisme de salon ? Un incident assez sérieux, survenu au début du mois de juin, mérite que la question soit posée. Dans un compte-rendu publié le 2 juin 1968, Pierre Biarnès révèle que les étudiants dakarois d’origine libano-syrienne sont à la pointe de la révolte et qu’ils se sont livrés à des violences :
Un fait nous paraît devoir être souligné. Il s’agit de la part assez importante qu’ont prise de nombreux jeunes Libano-Syriens dans les troubles de ces derniers jours, tant à l’université de Dakar que dans la rue. Nous en avons vu nous-mêmes à maints endroits briser des vitrines et incendier des véhicules. De même, le seul étudiant tué est un Libanais du nom de Khoury, qui s’est fait sauter en manipulant un cocktail Molotov. Le gouvernement du Sénégal est ainsi mal récompensé des efforts de rapprochement avec les révolutionnaires arabes qu’il a déployés ces dernières années.
Comme souvent, aucun fait concret ne vient étayer ces affirmations tirées vraisemblablement des fameuses sources officielles du journaliste. Ce papier va faire l’effet d’une bombe au sein de la communauté libano-syrienne du Sénégal soucieuse de garder de bonnes relations avec le régime en place et, surtout, de ne pas hypothéquer les intérêts de ses membres dont une frange importante évolue dans le commerce et le secteur privé. Un flot de démentis va alors s’abattre sur le journal qui se retrouve dans l’embarras. Le journal, sans remettre en cause le travail de son correspondant, croit tout de même pertinent de faire cette mise au point dans son édition du 20 juin 1968 : « Nous avons reçu de nombreuses lettres de lecteurs. Nous y avons relevé d’intéressantes précisions concernant notamment la participation d’éléments libanais de la population de Dakar aux dernières émeutes, la mort de Salomon Koury, ressortissant libanais, et plus généralement le déroulement des émeutes ». Le journal fait alors amende honorable en publiant une dizaine de ces lettres de protestation et de démentis émanant de lecteurs. Le résumé de trois réactions prouve à quel point le commentaire de Pierre Biarnès, qui avait écrit avoir vu de nombreux émeutiers libanais, est perçu comme une invention de sa part. M. Elie Haroune, secrétaire général de l’amicale France-Liban, dont le siège est à Kaolack, affirme qu’« aucun étudiant libanais ne fut mêlé de près ou de loin à ces événements, bien mieux, le gouvernement sénégalais, après avoir décrété le rapatriement dans les plus brefs délais de tous les étudiants étrangers vers leurs pays respectifs, fut à ce point convaincu de l’attitude sereine et pondérée de nos compatriotes qu’il ne prit aucune mesure désobligeante à leur endroit. » Selon un professeur de la faculté de médecine de Dakar, les Syro-Libanais « ont été les victimes plutôt que les auteurs de pillages ». Un coopérant français, qui demande à conserver l’anonymat, écrit pour sa part : « Je puis vous assurer que la thèse officielle sur la mort du Libanais Salomon Koury est fausse. Il a été sorti de force de sa chambre, et un policier lui a lancé une grenade offensive entre les jambes. » Selon un autre lecteur enfin, M. Koury « blessé au côté droit par une ou deux grenades offensives, mourut asphyxié faute de soins ».
Les papiers du Monde, jugés tendancieux, vont finir par exaspérer les grévistes qui décrètent un boycottage des éditions du journal français. Celui-ci en rend compte le 20 juin dans les termes suivants :
Après la publication des comptes rendus de notre correspondant particulier à Dakar, Pierre Biarnès, sur les récents événements dont la capitale sénégalaise vient d’être le théâtre (cf. le Monde des 28, 29 et 30 mai, et 2, 3, 5, 8 et 11 juin), les dirigeants de l’Union nationale des travailleurs sénégalais (U.N.T.S.) ont annoncé dans un tract leur décision de boycotter durant trois jours, à compter de mardi, les quotidiens Dakar-Matin et le Monde, accusés d’avoir mené " une campagne d’intoxication ".
Il est vrai que les médias travaillaient dans un contexte difficile, marqué par la surenchère et la censure. La marge de manœuvre du journaliste s’en retrouvait rétrécie. Le 1er juin 1968 par exemple, le gouvernement sénégalais décidait d’imposer une censure officielle sur tous les articles se rapportant au mouvement de contestation sociale. Cette censure se remarque pour la première fois dans les dépêches de l’AFP. Celle-ci, ne s’abreuvant plus qu’à la source officielle, ses « papiers » distillent à leur tour la propagande pro-gouvernementale. C’est ainsi que le 1er juin, rendant compte des violences, sa dépêche du jour indique que « des désordres se sont produits vendredi matin à Dakar, où des voitures ont été renversées et incendiées et des magasins pillés par une foule où des chômeurs, des voyous et des gamins semblaient en majorité ».
Il paraît évident que Le Monde et, dans une moindre l’AFP, se sont retrouvés piégés dans cette stratégie de propagande gouvernementale. Bon gré, mal gré, ils ont été utilisés par les officiels sénégalais pour relayer la bonne parole gouvernementale et dévaluer celle des grévistes. Le fait que le correspondant particulier du Monde entretenait d’étroites relations avec les officiels, et au premier d’entre eux le président Senghor, a incontestablement déteint sur l’objectivité des informations qu’il transmettait, lui attirant l’hostilité des grévistes. Cet alignement du média français le plus influent sur les thèses officielles sénégalaises est un des ressorts les plus puissants de la véritable guerre psychologique menée par l’État du Sénégal contre les travailleurs affiliés à l’UNTS et les étudiants de l’Université de Dakar.
Dakar-Matin : la voix de son maître
Le quotidien Dakar-Matin, qui a succédé après l’indépendance au quotidien Paris-Dakar, agissait comme l’organe d’informations officiel du régime, la voix du pouvoir en place, même s’il appartenait encore au groupe français de Breteuil. La contestation sociale et universitaire de 1968 fut une occasion saisie, une nouvelle fois, par l’unique quotidien d’informations du pays de s’ériger en bouclier pour défendre le régime de Senghor . Au tout début de la contestation sociale, le journal fait le choix de la discrétion et de la banalisation en se contentant de relayer sobrement les positions gouvernementales. Les éditions des 14 et 16 mai 1968 reviennent ainsi sur la grève déclenchée par les travailleurs affiliés à l’UNTS, mais uniquement pour relayer le communiqué du conseil des ministres ou du ministre de l’Information. À partir de la dernière semaine de mai 1968, on note un changement d’attitude du journal qui ne pouvait plus ignorer l’ampleur de la grève avec l’entrée en scène des élèves et étudiants. Dans l’édition du lundi 27 mai 1968, un titre long et impressionnant barre les huit colonnes de la première page : « Appel du ministre Amadou Mahtar M’bow aux étudiants sénégalais dont certains ont décidé une grève illimitée des cours et examens ». La mise en page choisie traduit un parti pris en faveur de la dramatisation et de la mise en valeur de la « parole » gouvernementale : une titraille impressionnante, le discours du ministre reproduit en intégralité sur plusieurs pages et la mise en exergue des passages les plus importants de l’allocution. Les éditions parues les 28, 29 et 30 mai adoptent la même tonalité avec une reproduction massive de la communication gouvernementale : communiqués de la présidence, du Bureau politique du Parti au pouvoir, des autorités préfectorales, de la Fédération nationale des parents d’élèves, une organisation proche du pouvoir, etc. Une stratégie de diabolisation des grévistes, présentés comme des « voyous » et des « subversifs », semble le dénominateur commun de tous ces communiqués relayés par le journal. Celui-ci annonce dans la foulée la fermeture de tous les établissements scolaires, et l’interdiction des manifestations et de tout rassemblement, même festif. En donnant une grande publicité à ces mesures et à la propagande gouvernementale, Dakar-matin semble assumer sans complexe sa posture de porte-voix du gouvernement. Sa ligne éditoriale se débarrasse ensuite de toute nuance et cède le pas à partir du mois de juin à des commentaires au vitriol contre les grévistes.
C’est ainsi que le journal consacre, le 1er juin 1968, un large dossier à l’événement, faisant état de l’« échec à la subversion » des grévistes. Avec de nombreux reportages dans la capitale et dans certaines villes intérieures à l’appui, le journal s’intéresse au « désaveu quasi-total des fédérations régionales de l’UNTS » et à « la détermination des travailleurs du secteur public qui ont condamné la grève . » C’est cette tonalité que va adopter durant tout le reste de l’année 1968 le journal sénégalais pro-gouvernemental. Il va continuer de « prêter » généreusement ses pages aux autorités gouvernementales en reproduisant intégralement leurs communiqués et discours. Dakar-Matin semble n’avoir alors qu’un objectif : dévaluer au maximum la représentativité des grévistes et démontrer l’échec de leur mouvement. « Les forces de l’ordre ont dispersé la foule des manifestants à Dakar et dans plusieurs localités comme le Sénégal oriental (Tambacounda), Ziguinchor, Bambey, Sédhiou. Toutes les sections locales UNTS ont exhorté leurs membres à se rendre à leur lieu de travail », rapporte ainsi le journal dans son édition du 1er juin 1968. Dans le même numéro, le quotidien pro-gouvernemental publie à la une un « Important communiqué » de la présidence de la République qui souligne que « le parti de la subversion (les grévistes), au service de l’étranger, est passé à l’action en attaquant des magasins et brûlant des voitures et des immeubles. Les forces de l’ordre ont reçu autorisation de faire usage de leurs armes et de tirer à vue sur les incendiaires et les pillards . »
Le ton partisan choisi par le quotidien sénégalais dans son édition du 1er juin est illustré par ce grand titre qui barre sa page une : « Grâce au soutien résolu des masses sénégalaises, Échec à la subversion. La grève générale déclenchée par les syndicats du Cap-Vert a avorté. » Le journal essaie d’étayer les thèses gouvernementales, y compris celles concernant la manipulation des étudiants par des forces occultes. L’édition du 5 juin consacre d’ailleurs un reportage aux locaux du laboratoire de la faculté des sciences de l’Université de Dakar, avec des photos du matériel qui aurait servi à fabriquer des cocktails Molotov. Excédés par cette diabolisation, les grévistes ne vont pas, à leur tour, épargner le journal. Le bureau national de l’Union nationale des travailleurs du Sénégal (UNTS) va ainsi rendre public un véritable réquisitoire contre le quotidien accusé de se livrer à « une campagne systématique d’accusations calomnieuses et de dénigrement des dirigeants syndicaux pour dénaturer leur action et vicier le climat social » . Plus que jamais, la presse se retrouvait au milieu du champ de bataille, sommée de choisir son camp, dans une véritable guerre psychologique opposant le gouvernement sénégalais d’une part, les syndicats de travailleurs et les organisations estudiantines d’autre part.
Afrique-Nouvelle : un regard neutre et prudent
Créé en juin 1947 à Dakar par les Pères de la Société des missionnaires d’Afrique et géré une dizaine d’années plus tard par des journalistes catholiques professionnels, africains pour la plupart, l’hebdomadaire Afrique Nouvelle, était devenu à la fin des milieux 1960 le seul titre véritablement indépendant distribué dans tout l’espace francophone ouest-africain . Le journal, se prévalant d’une liberté de ton assez audacieuse quoique teintée de prudence, entretenait des relations difficiles avec le pouvoir de Senghor. Son regard sur les évènements de 1968 offre l’avantage d’être celui d’un organe de presse à priori non partisan. En dépouillant les exemplaires du journal qui font le focus sur la grève des étudiants, l’on remarque au début un ton neutre, avec des articles axés uniquement sur les faits . L’édition de la semaine du 30 mai au 5 juin 1968 se fend ainsi d’un titre très sobre : « Grève à l’université de Dakar » et prend le soin d’indiquer que les informations diffusées reflètent « la position du gouvernement » .
Mais au fur et à mesure que la crise prend de l’ampleur, le journal catholique se départit de sa prudence. Il fait ainsi paraître dans la semaine du 6 au 12 juin, un dossier spécial sur l’université de Dakar . Ce dossier comporte un récapitulatif qui dresse, de manière remarquable, le film des évènements qui ont agité Dakar depuis la matinée du 29 mai, marquée par la fermeture de l’université suite à de violents affrontements, jusqu’à la soirée du 4 juin, lorsque la radio nationale annonce l’ouverture de négociations entre le gouvernement et l’UNTS. Pas une fois, dans cet article occupant une pleine page, l’auteur ne se laisse aller à une appréciation sur les protagonistes. Dans le même dossier, le journal publie un commentaire intitulé « Depuis six mois… », et dans lequel il analyse le contexte socio-politique du pays. Mais le lecteur serait frustré en espérant y trouver une opinion d’Afrique Nouvelle qui se contente de faire de larges citations pour rappeler les revendications de l’UNTS et les positions du gouvernement. Cette mention des revendications des travailleurs et des étudiants grévistes constitue sa marque de différence par rapport à la presse proche du pouvoir. Le journal catholique va garder cette posture durant le second semestre de l’année 1968, tout en adoptant un ton neutre à chaque fois qu’il relaie le point de vue gouvernemental . Cette sobriété reste de mise même quand le journal publie une primeur. Ainsi, un entretien avec le titulaire du département de l’Éducation dans le gouvernement est titré comme suit : « L’Université de Dakar vue par M. Assane Seck ministre sénégalais de l’Éducation nationale » . L’entrevue regorge pourtant d’informations inédites, telles que l’annonce par le ministre de l’africanisation de l’Université de Dakar qui avait encore un statut d’établissement supérieur affilié au système universitaire français. Assane Seck y déclare que la réforme à venir va faire de l’université de Dakar un établissement prenant en compte « la promotion de nos cultures nationales, la prise de conscience de nos valeurs de culture et de civilisation ».
L’une des rares fois où le journal se départit de sa neutralité, c’est pour afficher une position plutôt surprenante. Le 14 novembre 1968, Afrique Nouvelle fait en effet paraître un dossier intitulé : « Que veulent les étudiants africains » ? Cette occasion est saisie par le journal pour exposer « les difficultés et les aspirations » de ces derniers, mais également pour dénoncer « une infime minorité d’étudiants inconscients qui tentent de jeter le discrédit sur l’ensemble des étudiants et de les couper des masses paysannes » . Cette « saillie » reste tout de même exceptionnelle, car Afrique Nouvelle, soucieux de ménager la susceptibilité du régime de Senghor qui tolère son indépendance, fait le choix d’articles factuels et se garde souvent d’afficher toute position éditoriale marquée. Cette neutralité a l’avantage de fournir des comptes rendus de presse moins partisans que ceux des quotidiens Le Monde et Dakar-Matin.
La crise de 1968 a incontestablement marqué l’histoire du Sénégal. Sa portée déborde certainement de ses enjeux immédiats qui portaient essentiellement sur des revendications sociales parfois enrobées de dénonciations à caractère politique. 47 ans après, elle conserve encore une charge très forte dans le subconscient collectif sénégalais et ouest-africain. Sa lecture n’est pourtant pas aisée. Simple péripétie ou véritable étape historique ? Phénomène domestique ou importé ? Remise en cause profonde du pouvoir postcolonial ou simple défoulement collectif dont les étudiants et les syndicats de travailleurs, isolés des masses (surtout rurales), seraient les instruments ? À travers toutes ces questions se retrouvent les forces, les faiblesses, mais aussi les fractures et les contradictions d’un mouvement plus complexe qu’il ne paraît ; il apparait également, en filigrane, une double rhétorique : celle des contestataires eux-mêmes, puis celle de son opposition incarnée par le régime senghorien et les organes médiatiques qui s’emploient à relayer l’information « officielle ».
La jonction entre les syndicats de travailleurs, pourtant affiliés à l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS) au pouvoir, et les organisations étudiantes, prouve que l’agenda de cette grève allait au-delà d’un simple cahier de doléances corporatistes. Elle préfigurait d’une nouvelle citoyenneté qui ne s’interdisait plus de vouloir conquérir de nouveaux espaces de liberté et de contester au pouvoir en place le monopole de décider seul de la marche de la Nation. Les travailleurs syndiqués et les étudiants ont imposé au pouvoir de Senghor leur prise de parole. Ils ont ainsi démontré « la vanité du projet gouvernemental d’empêcher toute expression politique plurielle ».
Une deuxième dimension de cette grève révèle sa particularité : il s’agit de l’étendue des forces coalisées pour la faire avorter. Les éléments les plus conservateurs de la société se sont ainsi massivement investis aux côtés du pouvoir de Senghor. Le rôle des puissantes confréries musulmanes a été ainsi décisif. Celui de l’ex-puissance coloniale l’a été davantage, allant jusqu’à une démonstration de force des éléments de l’armée française positionnés à Dakar et un semblant de dévolution des pouvoirs de l’armée sénégalaise au général (français) Bigeard . La France semblait déterminée à sauver le pouvoir de Senghor, y compris en recourant à la force. Le fait qu’un journal aussi influent que Le Monde ait largement reflété les positions du régime sénégalais donne à ce soutien français une dimension inattendue.
Mais que voulaient au juste les grévistes ? Il n’est pas simple de répondre à cette question, près d’un demi-siècle après les évènements. S’il est constant que la grève se soit vite muée en remise en cause du pouvoir en place, il reste que sa résonnance populaire, au-delà de la capitale et de quelques grandes agglomérations urbaines, fut toute relative. L’utilisation par le gouvernement de milices composées de paysans pour mater la révolte s’inscrit clairement dans cette faiblesse du mouvement contestataire qui n’a pas su, ou pu, « imposer une alternative populaire ».
L’actif de cette grande contestation sociale et politique est plutôt à rechercher sur ses conséquences concernant la manière d’exercer la citoyenneté. La prise de parole imposée au régime de Senghor n’a plus jamais connu de reflux, contribuant à libérer de nouveaux espaces démocratiques. La décision du président Senghor de mettre fin au parti unique en 1974 et de tolérer, dans la foulée, une presse indépendante et d’opposition participe certainement de l’héritage de l’esprit du « Mai 68 » dakarois. Or, la mémoire de ces événements, autant à l’échelle sénégalaise qu’à l’international, est demeurée fortement teintée par les discours officiels et la couverture médiatique qui tendaient à diminuer l’importance et l’impact du conflit, barrant ainsi la route, en partie peut-être, à leur portée symbolique et à leur potentiel mobilisateur pour d’autres luttes sociales contemporaines.
Par Bocar NIANG et Pascal Scallon-Chouinard, Université de Sherbrooke
(Le Temps des médias, Revue d’histoire, No 28, Paris, Printemps 2016)
Le « Mai 68 » dakarois s’inscrit dans le contexte bien général des années 1960 au Sénégal. Nouvellement indépendante, cette ancienne colonie française doit en effet faire face, dans les premières années de la décolonisation, à d’importantes crises qui concernent plusieurs secteurs. La sphère politique, tout d’abord, est animée par une tension évidente entre les deux principales figures du régime, à savoir le Président de la République (Léopold Sédar Senghor) qui bénéficie alors du soutien d’une grande partie des milieux économiques, de la France et des autorités musulmanes du Sénégal, et le Président du Conseil (Mamadou Dia), en théorie son second, mais qui agit plutôt comme un alter ego. L’arrestation et l’emprisonnement de ce dernier en décembre 1962 mettent fin à la gouvernance bicéphale et conduisent à la présidentialisation du pouvoir et au renforcement de l’autorité gouvernementale . Cette situation se répercute sur la gestion économique de l’État sénégalais qui doit, au même moment, manœuvrer avec une importante crise caractérisée entre autres par la chute des cours mondiaux de la principale source d’exportation du Sénégal (l’arachide) et par une augmentation considérable du chômage. Les politiques d’austérité mises en place par le gouvernement suscitent un vaste mécontentement et contribuent à l’essor de critiques formulées par les milieux politiques et syndicaux . Or, le président s’assure une mainmise sur tous les leviers de pouvoir et travaille à museler les sources d’opposition et de contestation . Confiant, Senghor n’hésite d’ailleurs pas à exprimer son assurance envers ses politiques et le contrôle qu’il exerce en affirmant, à l’occasion d’un congrès de l’UPS en janvier 1968, que « nous sommes tous d’accord » : les militants, mais aussi les Sénégalais dans leur ensemble, incluant les ouvriers et les étudiants . À peine cinq mois plus tard s’amorçait pourtant une grève étudiante et sociale d’une ampleur alors sans précédent dans la jeune histoire du Sénégal post-colonial : « faute de pouvoir s’exprimer sur la scène politique et publique », explique en effet l’historien Patrick Dramé, « la contestation du Parti-État UPS investit les mouvements sociaux et estudiantins. La Rue et l’Université deviennent ainsi les uniques pôles de dissidences et de revendications par rapport à la toute-puissance du Palais et de Senghor . »
Dans ce contexte, il y a un intérêt évident à se pencher sur le travail des médias français et sénégalais sur le « Mai68 » dakarois, de se questionner à la fois sur les lignes de force déployées, mais aussi sur l’influence ressentie dans l’information véhiculée. Les « événements de Dakar », comme les appelaient les journalistes français,ont fait l’objet d’une abondante couverture médiatique qui demeure malheureusement, jusqu’à présent, largement ignorée. Le Journal Le Monde, dont le correspondant à Dakar était très bien introduit auprès des autorités sénégalaises, a pourtant consacré une longue série d’articles sur ces événements. Il en allait de même pour l’Agence France Presse. Tandis qu’à Dakar, où prédominaient des titres proches du pouvoir (en particulier le quotidien Dakar-Matin), mais où survivait dans un contexte difficile une presse indépendante (avec notamment l’hebdomadaire catholique Afrique Nouvelle), le travail des médias sur ces événements permet d’aborder sous un nouveau jour les questions sociétales et politiques entourant ces événements. Au-delà d’un travail de recensement méthodique sur le rôle des médias lors de ces évènements, il s’agit aussi de revisiter sous un nouveau jour un moment exceptionnel de l’histoire ; d’en contextualiser le déroulement et d’en comprendre les représentations.
Genèse et déroulement d’un « printemps dakarois »
Depuis 1966, un esprit de contestation gagne le milieu estudiantin qui, sous l’action d’associations étudiantes (l’Union des étudiants de Dakar (UED) et l’Union des étudiants du Sénégal (UDES), notamment), mène de plus en plus d’actions contestataires et prend position sur des enjeux nationaux et internationaux (amélioration des conditions matérielles et sociales des universitaires, refus de toute forme d’impérialisme et de néocolonialisme, dénonciation de la Guerre du Vietnam et de l’interventionnisme américain et européen, etc .) En outre, puis qu’elle forme le « pôle de la formation des jeunes élites de l’Afrique de l’Ouest », l’Université de Dakar est le théâtre d’un « bouillonnement estudiantin » issu « d’une impulsion venant de jeunes issus de plusieurs anciennes colonies françaises (et même de l’ancienne métropole), ce qui crée un amalgame plutôt riche de revendications et de motivations . » La décision prise par le gouvernement de Senghor d’imposer le fractionnement de certaines bourses et de réduire les mensualités de versements représente toutefois la goutte qui fera déborder le vase. Si des négociations entre les autorités gouvernementales et des représentants étudiants sont amorcées à ce sujet dès 1967, celles-ci sont rompues quelques mois plus tard alors que les organisations étudiantes sénégalaises optent, le 18 mai 1968, pour une stratégie de grève temporaire . Face à l’intransigeance gouvernementale, celle-ci ne tardera pas à devenir illimitée (dès le 27 mai). Cherchant à exercer une pression sur le gouvernement dans le but d’altérer ses décisions touchant aux politiques en éducation, les étudiants grévistes vont également dénoncer la « gabegie » et le « népotisme » des autorités politiques , illustrant par le fait même la double volonté de leur mouvement : défendre les intérêts et la condition des étudiants, mais aussi prendre place dans la cité et s’exprimer sur les questions touchant la gestion sociale, économique et politique du pays.
C’est d’abord dans les discours et dans la prose gouvernementale que la réaction des autorités politiques s’est manifestée. Amadou Mahtar M’Bow, alors ministre de l’Éducation nationale, adopte une stratégie visant à « stigmatiser » l’action étudiante, n’hésitant pas au passage à qualifier les universitaires contestataires de « privilégiés » menant une « vie dissolue » . Cette représentation des étudiants était reprise et diffusée par les organes médiatiques fortement liés à l’autorité gouvernementale, notamment par Dakar-Matin, comme nous le verrons plus loin, qui s’emploie relayer la rhétorique officielle. Ainsi pouvait-on y lire, le 30 mai 1968, une allocution présidentielle dans laquelle Senghor, tentant de minimiser l’action étudiante et son importance, n’hésite pas à condamner l’attitude des universitaires qui, de toute façon, n’auraient qu’« attendu la révolte des étudiants de Paris pour faire la même chose que les toubabs [les Blancs], pour singer les étudiants français sans modifier une virgule . » Incapable de penser la contestation par eux-mêmes, ceux-ci auraient en outre généré une situation inacceptable voulant que « sous couleur de revendications corporatives, une minorité prétende bloquer le fonctionnement de l’Éducation nationale en général, singulièrement de l’Université Sénégalaise . » Ces plaidoyers visaient bien sûr à limiter les portées de la grève étudiante à l’intérieur du Sénégal, mais repris par la presse internationale – et française plus particulièrement – ils permettaient également au Président de minimiser le mouvement contestataire et à garder intacte sa position d’autorité aux yeux de la scène internationale. Le ton autoritaire de Senghor n’en restera toutefois pas qu’au stade des paroles : un durcissement de position se fait aussi sentir dans les stratégiques politiques et les actions concrètes. Dans une correspondance avec l’ambassadeur français Jean de Lagarde, il annonce son intention, si la situation persiste, de tout simplement « faire évacuer l’université, [de] mettre en prison les récalcitrants et, si les élèves refusaient de passer les examens, [de] faire fermer l’université pour un ou deux ans, quitte à la rebâtir sous une nouvelle formule . »
Le point culminant des tensions s’est produit dans l’après-midi du 28 mai, alors que 20 000 à 30 000 personnes étaient réunies à l’Université de Dakar dans le cadre d’une rencontre des étudiants grévistes : un cordon policier est mis en place afin d’isoler l’université et de filtrer les sorties, et l’ordre de reprendre le contrôle de l’université est donné le lendemain par Senghor lui-même . Les conséquences de ces actions laissent entrevoir la dureté du climat installé : confrontations physiques, emploi de grenades lacrymogènes et de cocktails Molotov, jets de pierre, hospitalisation de 80 blessés, mort d’un étudiant, arrestation et détention dans un camp militaire de plus de 600 étudiants sénégalais, puis expulsion du pays de quelques centaines d’étudiants étrangers .
La contestation de mai 1968 ne s’est pas limitée qu’à la sphère universitaire, démontrant toute la vigueur et la portée du mouvement, et ce malgré la gestion autoritaire du gouvernement en place. Avant même l’éclatement de la grève, le comité directeur de l’UED avait lancé un appel général aux travailleurs africains : « […] Notre lutte à nous étudiants n’a de sens que dans la mesure où elle aide à la prise de conscience de nos peuples, où elle renforce la lutte déjà entreprise. […] Nos gouvernements, pour la plupart, ont fait la preuve irréfutable de leur carence, de leur caractère réactionnaire et servile aux intérêts des monopoles étrangers . » Cette invitation trouvera preneurs au moment du conflit qui gagnera de l’ampleur au point de faire dire deux décennies plus tard au syndicaliste et ancien gréviste étudiant Abdoulaye Bathily que « la ville de Dakar et sa région ont vécu une ambiance d’émeute jamais connue dans le pays . » En se généralisant, le mouvement force les autorités politiques à y aller de mesures draconiennes : fermeture des établissements scolaires, interdiction de manifestations et de rassemblements, arrestations de masse, fermeture de l’Université de Dakar pour la période estivale, etc . Malgré le maintien de cette ligne dure, le gouvernement doit composer avec une contestation grandissante qui s’alimente des pressions provenant des milieux syndicaux, le tout dans un contexte d’élections. Des négociations seront finalement entamées à l’automne et le conflit finira par s’essouffler, avec quelques gains théoriques du côté des étudiants qui tarderont toutefois à se concrétiser (garantie, pour les étudiants contestataires, de pouvoir poursuivre leur cheminement ; engagement du gouvernement à payer les deux mensualités de bourses auparavant coupées ; possibilité d’intégrer des délégations étudiantes dans les processus de dialogues sur les questions universitaires, etc .)
Le Monde et l’AFP : deux médias français au cœur de la contestation étudiante
Les médias français se sont particulièrement intéressés au mai 68 sénégalais. L’analyse des dépêches de l’Agence France Presse (AFP) et, surtout, des articles du journal Le Monde, dévoile même une certaine surmédiatisation. Celle-ci tient à plusieurs facteurs. D’abord la place qu’occupe Dakar comme ancienne capitale de l’Afrique Occidentale Française (AOF) qui a polarisé pendant trois quarts de siècle l’action politique et le déploiement colonial français dans cette partie du continent. Il y a également que l’Agence France Presse a historiquement fait de Dakar son point d’ancrage africain. Enfin, il faut considérer que de grands journaux parisiens avaient également choisi Dakar comme port d’attache de leurs correspondants régionaux en Afrique. C’était particulièrement vrai pour le journal Le Monde dont le correspondant basé à Dakar, Pierre Biarnès, a couvert l’actualité de tous les pays d’Afrique occidentale et centrale de 1961 à 1984. Vieux routier au parcours unique dans l’univers médiatique français, il a passé toute sa carrière de journaliste sur le continent africain, avec comme point d’ancrage la capitale sénégalaise où il réside depuis 1959. Il est donc un observateur privilégié de la période cruciale de la décolonisation et de la naissance des jeunes États postcoloniaux africains.
En 1968, nous sommes dans un contexte dans lequel l’intérêt des médias français pour l’actualité africaine demeure encore assez vigoureux. Huit ans après les indépendances de la plupart des pays du continent, le tropisme africain des médias français se manifeste à la fois par un traitement éditorial conséquent et par le déploiement sur le terrain de correspondants. Dans ce cadre, la tempête politique et sociale qui éclate à Dakar au courant du mois de mai ne pouvait laisser indifférents les grands journaux de l’Hexagone . Dès lors, comment l’AFP et Le Monde vont-ils couvrir cette brûlante actualité ? L’analyse des techniques de collecte d’informations et la libre interprétation de celles-ci par les journalistes permettent tout d’abord de relever une certaine distorsion dans leur façon de traiter les nouvelles. Si l’AFP avait tendance à vouloir toujours répondre avec précision, sans en rajouter, aux traditionnelles questions que se pose tout journaliste couvrant un événement d’actualité (les fameuses « 4 W » : what, who, where, why), on notait en parallèle la tendance du Monde à se laisser aller à l’interprétation libre des informations collectées ou suggérées par ses sources.
Concernant l’AFP, conformément aux formats propres aux dépêches d’agence, ses articles faisaient souvent peu de place au commentaire. La description factuelle l’emportait de loin sur tout parti pris éditorial, avec un souci évident de faire court et précis . Ses dépêches sur le grand mouvement social de 1968 au Sénégal sont par conséquent un focus sur le déroulé séquentiel des évènements. En dépouillant celles-ci, l’on se rend compte que les prémisses du mai 68 se font sentir dès le mois de janvier de l’année précédente, avec plusieurs escarmouches opposant les autorités sénégalaises aux élèves et étudiants. Le 6 janvier 1967 déjà, l’AFP consacrait en effet six lignes au mouvement émergent. La dépêche, reprise à la une du Monde, était ainsi libellée : « Une grève des étudiants a éclaté jeudi matin à l’université de Dakar. Cette grève qui semble avoir un caractère politique est prévue pour quarante-huit heures. Elle est presque totale. Des piquets de grève interdisent l’accès de toutes les salles de cours ». Ce n’est toutefois que durant l’année 1968 que les dépêches de l’AFP, abondamment reprises dans la presse hexagonale, se font insistantes sur ce sujet. Le 6 mars 1968 notamment, l’AFP annonce en quatre lignes une grande manifestation d’étudiants contre la présence d’une délégation sud-africaine à un colloque en psychiatrie qui se tenait à Dakar.
En plus des dépêches de l’AFP qu’il reproduit souvent, Le Monde pour sa part publie concomitamment les articles et commentaires de son correspondant attitré. Le 28 mai 1968, quand la tension est à son paroxysme dans la capitale sénégalaise, Pierre Biarnès signe ainsi un long article sobrement titré : « Dakar : effervescence à l’université » . Il s’agit d’un large compte rendu du discours du ministre sénégalais de l’Éducation Amadou Makhtar Mbow et des positions des officiels sénégalais. Cependant, pas une seule fois il ne donne la parole aux étudiants, ni ne fait état de leurs revendications. La conclusion de l’article est un mélange de compte rendu et de commentaires. Le journaliste commence d’abord par affirmer que « certains étudiants, européens comme africains, brûlent d’envie, depuis quelques jours, de se solidariser d’une façon ou d’une autre avec leurs camarades de France », avant de constater qu’« une partie des étudiants sénégalais entendent protester contre la réduction, intervenue en octobre dernier, du montant des bourses allouées aux moins nécessiteux d’entre eux ». Dans l’édition du 29 mai 1968, Le Monde consacre une nouvelle fois une large couverture à la grève qui a été déclenchée la veille à l’université et dans plusieurs établissements de l’enseignement secondaire. Il s’agit de la première journée d’un vaste mouvement de protestation qui allait durer des mois. Pierre Biarnès, fidèle à son style partagé entre le commentaire et le compte rendu factuel, parle des « évènements de Dakar » de cette façon :
Les étudiants sénégalais qui ont adhéré à l’Union démocratique des étudiants du Sénégal, organisation semi-clandestine, ont constitué des piquets de grève et interdit à la quasi-totalité de leurs camarades l’accès des facultés. Ceux-ci sont-ils pour autant, en majorité, consentants ? Il est difficile d’en juger exactement. Il semble, cependant, qu’un nombre réellement important d’étudiants sénégalais appuient le mouvement, avec plus ou moins de conviction.
Il glisse ensuite ce commentaire au beau milieu de son compte rendu paru le 29 mai 1968 : « […] les autorités ont conservé leur calme tout au long de la journée, le secrétariat de la présidence de la République se contentant de diffuser un communiqué aux termes duquel les élèves et étudiants qui se refuseraient à passer leurs examens seraient définitivement renvoyés des collèges et facultés ». Pierre Biarnès choisit toujours un angle de traitement qui semble privilégier ses sources gouvernementales, tout en essayant dans son style d’écriture de préserver un semblant de neutralité. Dans le compte rendu qu’il livre le 31 mai 1968, il écrit par exemple que le gouvernement, « manifestement soucieux d’éviter que les efforts et le coût financier d’une année scolaire ne soient perdus et n’abandonnant pas non plus tout espoir de ramener le calme dans les esprits, s’abstient-il encore de brusquer les choses et de prendre les grévistes de front ». Preuve que ses sources viennent des officiels sénégalais, il se fait même péremptoire en parlant de la position gouvernementale.
Le gouvernement voudrait éviter que le mouvement ne s’étende à d’autres catégories de la population. Les établissements secondaires de Dakar et de Saint-Louis, où s’étaient produits dès lundi des chahuts anarchiques, sont fermés au moins jusqu’après les vacances de la Pentecôte, et les internes ont été renvoyés dans leurs familles. La " médina ", où s’agitent quelque peu de jeunes chômeurs, fait l’objet d’une surveillance attentive. Des efforts de persuasion se déploient, surtout en direction des syndicats ouvriers, invités à ne pas profiter de la situation actuelle pour relancer leurs propres revendications. Car il est certain que dans ce cas les événements prendraient une tout autre tournure.
On retrouve dans ce passage tout la panoplie de la propagande gouvernementale : sa détermination à combattre la « chienlit » ; le noyautage du mouvement étudiant par des badauds chômeurs, etc.
À l’inverse, les dépêches de l’AFP permettent quant à elles de rendre compte des décisions du gouvernement, mais sans nuire à la lecture objective des événements qui sont exposés de façon factuelle, du moins en apparence. L’exemple est donné durant la journée du 30 mai 1968 marquée par la radicalisation du mouvement estudiantin et des violences policières. L’AFP publie alors une dépêche dont le ton traduit une certaine indépendance vis-à-vis des fameuses « sources gouvernementales » de Biarnès : « La police sénégalaise ayant procédé mercredi à l’expulsion par la force des étudiants qui occupaient le campus de l’université de Dakar, des échauffourées ont eu lieu et, en fin de matinée, on comptait une vingtaine de blessés, dont quatre seraient assez sérieusement atteints ».
Le détachement vis-à-vis de l’information collectée semble la marque de fabrique de l’AFP dans sa couverture de l’actualité chaude de la grève. Tout le contraire du journal Le Monde qui annonce le 2 juin 1968, dans un long article, l’essoufflement du mouvement de protestation. Intitulé : « Dakar : le pouvoir est venu rapidement à bout de l’émeute », le journal, sous la plume de Pierre Biarnès, entreprend de proclamer que le régime de Senghor a eu le dessus sur les grévistes désignés dans tout l’article comme des « émeutiers ». Pierre Biarnès commence son article par de larges citations du discours du président sénégalais qui, dans son allocution destinée aux Sénégalais la veille, se définit ironiquement comme un « petit Sérère tout noir, mais têtu » . Pierre Biarnès poursuit : « C’est " le petit Sérère tout noir, mais têtu ", qui a gagné » ! Il en rajoute en expliquant que c’est aussi « grâce au sang-froid du chef d’état-major de l’armée sénégalaise, le général Alfred Diallo », que « cette victoire a toutefois été obtenue à relativement bon prix ». Curieusement, ce papier annonçant triomphalement la victoire de Senghor paraît au moment où la contestation connaît un développement important avec la décision prise la veille par les syndicats de travailleurs sénégalais de se joindre au mouvement de protestation estudiantin. Deux semaines plus tard, le 17 juin, Le Monde, oubliant cette « victoire de Senghor », publie une dépêche de l’AFP qui rend compte de la radicalisation de la rue sénégalaise sous ce titre : « Dakar : fermeture de tous les établissements secondaires après un incident qui a fait un mort ». Mais la ligne éditoriale du journal semble plus que jamais défavorable aux grévistes. Dans l’édition du 5 juin 1968, Pierre Biarnès se permettait même d’attaquer gravement la crédibilité des syndicats ouvriers contestataires qui s’étaient joints aux étudiants, en les accusant de se livrer à une « surenchère démagogique ». Il reprend ensuite à son propre compte les accusations du gouvernement contre les étudiants. Il écrit ainsi, dans un long article paru le 5 juin 1968, que les étudiants avaient fabriqué « environ deux cents " cocktails Molotov " dans les laboratoires de la faculté des sciences, et c’est un miracle que les forces de l’ordre aient pu les empêcher d’utiliser de tels engins, car, sinon, le bilan des victimes n’aurait pas seulement été un mort et une cinquantaine de blessés ». La conclusion de Biarnès est une vraie perle, puisqu’elle dévoile une sorte de parti-pris anti estudiantine et anti syndicale :
Mais, comme la plupart des leaders syndicalistes africains actuels, ceux du Sénégal sont des petits-bourgeois dont l’emprise sur les masses populaires n’est pas très grande. Dans une ville comme Dakar, les vrais miséreux, ce sont les chômeurs et non pas les ouvriers et employés, qui, en un mois, gagnent en moyenne autant que les paysans pendant une année entière. Or, s’ils parviennent tant bien que mal à encadrer les salariés, les leaders syndicalistes n’encadrent pas du tout les chômeurs, qui sont cependant beaucoup plus nombreux et pour qui un ordre de grève n’a en soi rigoureusement aucun sens, si ce n’est qu’il est l’occasion de s’attaquer radicalement, mais anarchiquement, à l’ordre établi.
Cette tendance à user et à abuser du commentaire éloigne-t-elle Biarnès du terrain et serait-elle synonyme d’un journalisme de salon ? Un incident assez sérieux, survenu au début du mois de juin, mérite que la question soit posée. Dans un compte-rendu publié le 2 juin 1968, Pierre Biarnès révèle que les étudiants dakarois d’origine libano-syrienne sont à la pointe de la révolte et qu’ils se sont livrés à des violences :
Un fait nous paraît devoir être souligné. Il s’agit de la part assez importante qu’ont prise de nombreux jeunes Libano-Syriens dans les troubles de ces derniers jours, tant à l’université de Dakar que dans la rue. Nous en avons vu nous-mêmes à maints endroits briser des vitrines et incendier des véhicules. De même, le seul étudiant tué est un Libanais du nom de Khoury, qui s’est fait sauter en manipulant un cocktail Molotov. Le gouvernement du Sénégal est ainsi mal récompensé des efforts de rapprochement avec les révolutionnaires arabes qu’il a déployés ces dernières années.
Comme souvent, aucun fait concret ne vient étayer ces affirmations tirées vraisemblablement des fameuses sources officielles du journaliste. Ce papier va faire l’effet d’une bombe au sein de la communauté libano-syrienne du Sénégal soucieuse de garder de bonnes relations avec le régime en place et, surtout, de ne pas hypothéquer les intérêts de ses membres dont une frange importante évolue dans le commerce et le secteur privé. Un flot de démentis va alors s’abattre sur le journal qui se retrouve dans l’embarras. Le journal, sans remettre en cause le travail de son correspondant, croit tout de même pertinent de faire cette mise au point dans son édition du 20 juin 1968 : « Nous avons reçu de nombreuses lettres de lecteurs. Nous y avons relevé d’intéressantes précisions concernant notamment la participation d’éléments libanais de la population de Dakar aux dernières émeutes, la mort de Salomon Koury, ressortissant libanais, et plus généralement le déroulement des émeutes ». Le journal fait alors amende honorable en publiant une dizaine de ces lettres de protestation et de démentis émanant de lecteurs. Le résumé de trois réactions prouve à quel point le commentaire de Pierre Biarnès, qui avait écrit avoir vu de nombreux émeutiers libanais, est perçu comme une invention de sa part. M. Elie Haroune, secrétaire général de l’amicale France-Liban, dont le siège est à Kaolack, affirme qu’« aucun étudiant libanais ne fut mêlé de près ou de loin à ces événements, bien mieux, le gouvernement sénégalais, après avoir décrété le rapatriement dans les plus brefs délais de tous les étudiants étrangers vers leurs pays respectifs, fut à ce point convaincu de l’attitude sereine et pondérée de nos compatriotes qu’il ne prit aucune mesure désobligeante à leur endroit. » Selon un professeur de la faculté de médecine de Dakar, les Syro-Libanais « ont été les victimes plutôt que les auteurs de pillages ». Un coopérant français, qui demande à conserver l’anonymat, écrit pour sa part : « Je puis vous assurer que la thèse officielle sur la mort du Libanais Salomon Koury est fausse. Il a été sorti de force de sa chambre, et un policier lui a lancé une grenade offensive entre les jambes. » Selon un autre lecteur enfin, M. Koury « blessé au côté droit par une ou deux grenades offensives, mourut asphyxié faute de soins ».
Les papiers du Monde, jugés tendancieux, vont finir par exaspérer les grévistes qui décrètent un boycottage des éditions du journal français. Celui-ci en rend compte le 20 juin dans les termes suivants :
Après la publication des comptes rendus de notre correspondant particulier à Dakar, Pierre Biarnès, sur les récents événements dont la capitale sénégalaise vient d’être le théâtre (cf. le Monde des 28, 29 et 30 mai, et 2, 3, 5, 8 et 11 juin), les dirigeants de l’Union nationale des travailleurs sénégalais (U.N.T.S.) ont annoncé dans un tract leur décision de boycotter durant trois jours, à compter de mardi, les quotidiens Dakar-Matin et le Monde, accusés d’avoir mené " une campagne d’intoxication ".
Il est vrai que les médias travaillaient dans un contexte difficile, marqué par la surenchère et la censure. La marge de manœuvre du journaliste s’en retrouvait rétrécie. Le 1er juin 1968 par exemple, le gouvernement sénégalais décidait d’imposer une censure officielle sur tous les articles se rapportant au mouvement de contestation sociale. Cette censure se remarque pour la première fois dans les dépêches de l’AFP. Celle-ci, ne s’abreuvant plus qu’à la source officielle, ses « papiers » distillent à leur tour la propagande pro-gouvernementale. C’est ainsi que le 1er juin, rendant compte des violences, sa dépêche du jour indique que « des désordres se sont produits vendredi matin à Dakar, où des voitures ont été renversées et incendiées et des magasins pillés par une foule où des chômeurs, des voyous et des gamins semblaient en majorité ».
Il paraît évident que Le Monde et, dans une moindre l’AFP, se sont retrouvés piégés dans cette stratégie de propagande gouvernementale. Bon gré, mal gré, ils ont été utilisés par les officiels sénégalais pour relayer la bonne parole gouvernementale et dévaluer celle des grévistes. Le fait que le correspondant particulier du Monde entretenait d’étroites relations avec les officiels, et au premier d’entre eux le président Senghor, a incontestablement déteint sur l’objectivité des informations qu’il transmettait, lui attirant l’hostilité des grévistes. Cet alignement du média français le plus influent sur les thèses officielles sénégalaises est un des ressorts les plus puissants de la véritable guerre psychologique menée par l’État du Sénégal contre les travailleurs affiliés à l’UNTS et les étudiants de l’Université de Dakar.
Dakar-Matin : la voix de son maître
Le quotidien Dakar-Matin, qui a succédé après l’indépendance au quotidien Paris-Dakar, agissait comme l’organe d’informations officiel du régime, la voix du pouvoir en place, même s’il appartenait encore au groupe français de Breteuil. La contestation sociale et universitaire de 1968 fut une occasion saisie, une nouvelle fois, par l’unique quotidien d’informations du pays de s’ériger en bouclier pour défendre le régime de Senghor . Au tout début de la contestation sociale, le journal fait le choix de la discrétion et de la banalisation en se contentant de relayer sobrement les positions gouvernementales. Les éditions des 14 et 16 mai 1968 reviennent ainsi sur la grève déclenchée par les travailleurs affiliés à l’UNTS, mais uniquement pour relayer le communiqué du conseil des ministres ou du ministre de l’Information. À partir de la dernière semaine de mai 1968, on note un changement d’attitude du journal qui ne pouvait plus ignorer l’ampleur de la grève avec l’entrée en scène des élèves et étudiants. Dans l’édition du lundi 27 mai 1968, un titre long et impressionnant barre les huit colonnes de la première page : « Appel du ministre Amadou Mahtar M’bow aux étudiants sénégalais dont certains ont décidé une grève illimitée des cours et examens ». La mise en page choisie traduit un parti pris en faveur de la dramatisation et de la mise en valeur de la « parole » gouvernementale : une titraille impressionnante, le discours du ministre reproduit en intégralité sur plusieurs pages et la mise en exergue des passages les plus importants de l’allocution. Les éditions parues les 28, 29 et 30 mai adoptent la même tonalité avec une reproduction massive de la communication gouvernementale : communiqués de la présidence, du Bureau politique du Parti au pouvoir, des autorités préfectorales, de la Fédération nationale des parents d’élèves, une organisation proche du pouvoir, etc. Une stratégie de diabolisation des grévistes, présentés comme des « voyous » et des « subversifs », semble le dénominateur commun de tous ces communiqués relayés par le journal. Celui-ci annonce dans la foulée la fermeture de tous les établissements scolaires, et l’interdiction des manifestations et de tout rassemblement, même festif. En donnant une grande publicité à ces mesures et à la propagande gouvernementale, Dakar-matin semble assumer sans complexe sa posture de porte-voix du gouvernement. Sa ligne éditoriale se débarrasse ensuite de toute nuance et cède le pas à partir du mois de juin à des commentaires au vitriol contre les grévistes.
C’est ainsi que le journal consacre, le 1er juin 1968, un large dossier à l’événement, faisant état de l’« échec à la subversion » des grévistes. Avec de nombreux reportages dans la capitale et dans certaines villes intérieures à l’appui, le journal s’intéresse au « désaveu quasi-total des fédérations régionales de l’UNTS » et à « la détermination des travailleurs du secteur public qui ont condamné la grève . » C’est cette tonalité que va adopter durant tout le reste de l’année 1968 le journal sénégalais pro-gouvernemental. Il va continuer de « prêter » généreusement ses pages aux autorités gouvernementales en reproduisant intégralement leurs communiqués et discours. Dakar-Matin semble n’avoir alors qu’un objectif : dévaluer au maximum la représentativité des grévistes et démontrer l’échec de leur mouvement. « Les forces de l’ordre ont dispersé la foule des manifestants à Dakar et dans plusieurs localités comme le Sénégal oriental (Tambacounda), Ziguinchor, Bambey, Sédhiou. Toutes les sections locales UNTS ont exhorté leurs membres à se rendre à leur lieu de travail », rapporte ainsi le journal dans son édition du 1er juin 1968. Dans le même numéro, le quotidien pro-gouvernemental publie à la une un « Important communiqué » de la présidence de la République qui souligne que « le parti de la subversion (les grévistes), au service de l’étranger, est passé à l’action en attaquant des magasins et brûlant des voitures et des immeubles. Les forces de l’ordre ont reçu autorisation de faire usage de leurs armes et de tirer à vue sur les incendiaires et les pillards . »
Le ton partisan choisi par le quotidien sénégalais dans son édition du 1er juin est illustré par ce grand titre qui barre sa page une : « Grâce au soutien résolu des masses sénégalaises, Échec à la subversion. La grève générale déclenchée par les syndicats du Cap-Vert a avorté. » Le journal essaie d’étayer les thèses gouvernementales, y compris celles concernant la manipulation des étudiants par des forces occultes. L’édition du 5 juin consacre d’ailleurs un reportage aux locaux du laboratoire de la faculté des sciences de l’Université de Dakar, avec des photos du matériel qui aurait servi à fabriquer des cocktails Molotov. Excédés par cette diabolisation, les grévistes ne vont pas, à leur tour, épargner le journal. Le bureau national de l’Union nationale des travailleurs du Sénégal (UNTS) va ainsi rendre public un véritable réquisitoire contre le quotidien accusé de se livrer à « une campagne systématique d’accusations calomnieuses et de dénigrement des dirigeants syndicaux pour dénaturer leur action et vicier le climat social » . Plus que jamais, la presse se retrouvait au milieu du champ de bataille, sommée de choisir son camp, dans une véritable guerre psychologique opposant le gouvernement sénégalais d’une part, les syndicats de travailleurs et les organisations estudiantines d’autre part.
Afrique-Nouvelle : un regard neutre et prudent
Créé en juin 1947 à Dakar par les Pères de la Société des missionnaires d’Afrique et géré une dizaine d’années plus tard par des journalistes catholiques professionnels, africains pour la plupart, l’hebdomadaire Afrique Nouvelle, était devenu à la fin des milieux 1960 le seul titre véritablement indépendant distribué dans tout l’espace francophone ouest-africain . Le journal, se prévalant d’une liberté de ton assez audacieuse quoique teintée de prudence, entretenait des relations difficiles avec le pouvoir de Senghor. Son regard sur les évènements de 1968 offre l’avantage d’être celui d’un organe de presse à priori non partisan. En dépouillant les exemplaires du journal qui font le focus sur la grève des étudiants, l’on remarque au début un ton neutre, avec des articles axés uniquement sur les faits . L’édition de la semaine du 30 mai au 5 juin 1968 se fend ainsi d’un titre très sobre : « Grève à l’université de Dakar » et prend le soin d’indiquer que les informations diffusées reflètent « la position du gouvernement » .
Mais au fur et à mesure que la crise prend de l’ampleur, le journal catholique se départit de sa prudence. Il fait ainsi paraître dans la semaine du 6 au 12 juin, un dossier spécial sur l’université de Dakar . Ce dossier comporte un récapitulatif qui dresse, de manière remarquable, le film des évènements qui ont agité Dakar depuis la matinée du 29 mai, marquée par la fermeture de l’université suite à de violents affrontements, jusqu’à la soirée du 4 juin, lorsque la radio nationale annonce l’ouverture de négociations entre le gouvernement et l’UNTS. Pas une fois, dans cet article occupant une pleine page, l’auteur ne se laisse aller à une appréciation sur les protagonistes. Dans le même dossier, le journal publie un commentaire intitulé « Depuis six mois… », et dans lequel il analyse le contexte socio-politique du pays. Mais le lecteur serait frustré en espérant y trouver une opinion d’Afrique Nouvelle qui se contente de faire de larges citations pour rappeler les revendications de l’UNTS et les positions du gouvernement. Cette mention des revendications des travailleurs et des étudiants grévistes constitue sa marque de différence par rapport à la presse proche du pouvoir. Le journal catholique va garder cette posture durant le second semestre de l’année 1968, tout en adoptant un ton neutre à chaque fois qu’il relaie le point de vue gouvernemental . Cette sobriété reste de mise même quand le journal publie une primeur. Ainsi, un entretien avec le titulaire du département de l’Éducation dans le gouvernement est titré comme suit : « L’Université de Dakar vue par M. Assane Seck ministre sénégalais de l’Éducation nationale » . L’entrevue regorge pourtant d’informations inédites, telles que l’annonce par le ministre de l’africanisation de l’Université de Dakar qui avait encore un statut d’établissement supérieur affilié au système universitaire français. Assane Seck y déclare que la réforme à venir va faire de l’université de Dakar un établissement prenant en compte « la promotion de nos cultures nationales, la prise de conscience de nos valeurs de culture et de civilisation ».
L’une des rares fois où le journal se départit de sa neutralité, c’est pour afficher une position plutôt surprenante. Le 14 novembre 1968, Afrique Nouvelle fait en effet paraître un dossier intitulé : « Que veulent les étudiants africains » ? Cette occasion est saisie par le journal pour exposer « les difficultés et les aspirations » de ces derniers, mais également pour dénoncer « une infime minorité d’étudiants inconscients qui tentent de jeter le discrédit sur l’ensemble des étudiants et de les couper des masses paysannes » . Cette « saillie » reste tout de même exceptionnelle, car Afrique Nouvelle, soucieux de ménager la susceptibilité du régime de Senghor qui tolère son indépendance, fait le choix d’articles factuels et se garde souvent d’afficher toute position éditoriale marquée. Cette neutralité a l’avantage de fournir des comptes rendus de presse moins partisans que ceux des quotidiens Le Monde et Dakar-Matin.
La crise de 1968 a incontestablement marqué l’histoire du Sénégal. Sa portée déborde certainement de ses enjeux immédiats qui portaient essentiellement sur des revendications sociales parfois enrobées de dénonciations à caractère politique. 47 ans après, elle conserve encore une charge très forte dans le subconscient collectif sénégalais et ouest-africain. Sa lecture n’est pourtant pas aisée. Simple péripétie ou véritable étape historique ? Phénomène domestique ou importé ? Remise en cause profonde du pouvoir postcolonial ou simple défoulement collectif dont les étudiants et les syndicats de travailleurs, isolés des masses (surtout rurales), seraient les instruments ? À travers toutes ces questions se retrouvent les forces, les faiblesses, mais aussi les fractures et les contradictions d’un mouvement plus complexe qu’il ne paraît ; il apparait également, en filigrane, une double rhétorique : celle des contestataires eux-mêmes, puis celle de son opposition incarnée par le régime senghorien et les organes médiatiques qui s’emploient à relayer l’information « officielle ».
La jonction entre les syndicats de travailleurs, pourtant affiliés à l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS) au pouvoir, et les organisations étudiantes, prouve que l’agenda de cette grève allait au-delà d’un simple cahier de doléances corporatistes. Elle préfigurait d’une nouvelle citoyenneté qui ne s’interdisait plus de vouloir conquérir de nouveaux espaces de liberté et de contester au pouvoir en place le monopole de décider seul de la marche de la Nation. Les travailleurs syndiqués et les étudiants ont imposé au pouvoir de Senghor leur prise de parole. Ils ont ainsi démontré « la vanité du projet gouvernemental d’empêcher toute expression politique plurielle ».
Une deuxième dimension de cette grève révèle sa particularité : il s’agit de l’étendue des forces coalisées pour la faire avorter. Les éléments les plus conservateurs de la société se sont ainsi massivement investis aux côtés du pouvoir de Senghor. Le rôle des puissantes confréries musulmanes a été ainsi décisif. Celui de l’ex-puissance coloniale l’a été davantage, allant jusqu’à une démonstration de force des éléments de l’armée française positionnés à Dakar et un semblant de dévolution des pouvoirs de l’armée sénégalaise au général (français) Bigeard . La France semblait déterminée à sauver le pouvoir de Senghor, y compris en recourant à la force. Le fait qu’un journal aussi influent que Le Monde ait largement reflété les positions du régime sénégalais donne à ce soutien français une dimension inattendue.
Mais que voulaient au juste les grévistes ? Il n’est pas simple de répondre à cette question, près d’un demi-siècle après les évènements. S’il est constant que la grève se soit vite muée en remise en cause du pouvoir en place, il reste que sa résonnance populaire, au-delà de la capitale et de quelques grandes agglomérations urbaines, fut toute relative. L’utilisation par le gouvernement de milices composées de paysans pour mater la révolte s’inscrit clairement dans cette faiblesse du mouvement contestataire qui n’a pas su, ou pu, « imposer une alternative populaire ».
L’actif de cette grande contestation sociale et politique est plutôt à rechercher sur ses conséquences concernant la manière d’exercer la citoyenneté. La prise de parole imposée au régime de Senghor n’a plus jamais connu de reflux, contribuant à libérer de nouveaux espaces démocratiques. La décision du président Senghor de mettre fin au parti unique en 1974 et de tolérer, dans la foulée, une presse indépendante et d’opposition participe certainement de l’héritage de l’esprit du « Mai 68 » dakarois. Or, la mémoire de ces événements, autant à l’échelle sénégalaise qu’à l’international, est demeurée fortement teintée par les discours officiels et la couverture médiatique qui tendaient à diminuer l’importance et l’impact du conflit, barrant ainsi la route, en partie peut-être, à leur portée symbolique et à leur potentiel mobilisateur pour d’autres luttes sociales contemporaines.
Par Bocar NIANG et Pascal Scallon-Chouinard, Université de Sherbrooke
(Le Temps des médias, Revue d’histoire, No 28, Paris, Printemps 2016)
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