« Je mesure la tâche qui m’attend et je veillerai à prendre grand soin de l’héritage que nous lègue le président Diouf. J’entends répondre aux besoins et aux attentes des Etats et gouvernements membres de l’OIF tout en donnant une nouvelle impulsion à la Francophonie…» C’est avec ces mots que la Canadienne Michaëlle Jean a accueilli, le 30 novembre, l’annonce de sa nomination à la tête de la Francophonie. Poste prestigieux que la candidate d’Ottawa et de Montréal a remporté de haute lutte, bataillant ferme contre ses concurrents et plaidant pour une « francophonie moderne et tournée vers l’avenir ». La nouvelle élue, 57 ans, d’origine haïtienne, incarnera désormais la voix et le visage de la Francophonie.
Règle non écrite
C’est une grande première pour cette organisation francophone qui n’a connu au cours de ses quarante-quatre années d’existence que des « pères fondateurs » et n’a eu aux manettes que des patriarches et jamais de femme. La nomination d’une femme, ressortissante d’un pays du Nord de surcroît, contrevient aussi à la règle non écrite que le secrétaire général de l’OIF doit être un Africain. D’aucuns diront que c’est une « chasse gardée » africaine !
Michaëlle Jean n’en a cure. N’a-t-elle pas été la première journaliste noire à la télévision publique canadienne ? Etre noire et issue de la minorité ne l’a pas empêchée d’occuper des fonctions de premier plan dans son pays. C’est une accoutumée des terrains interdits, habituée aussi à repousser les murs des structures mentales que nous nous imposons. Bardée de diplômes, polyglotte (elle parle couramment cinq langues), militante féministe, journaliste et universitaire, Mme Jean a toujours su s’élever au-dessus des clichés de la race et du genre, s’imposant par sa vaste culture et son autorité naturelle de femme de conviction.
L'intérêt de la Canadienne pour la francophonie ne date pas d’hier. Née en Haïti et ayant grandi au Québec, elle a baigné dans la langue française depuis sa plus petite enfance. Nièce du poète-romancier haïtien René Depestre, elle cite ses poèmes de mémoire et voue une admiration sans bornes à Aimé Césaire. « Je suis du Nord et du Sud. Mes ancêtres africains sont " véritablement les fils aînés du monde " », aime-t-elle répéter citant le poète martiniquais.
Elle s’est frottée aussi à la Francophonie institutionnelle, notamment lorsqu’en 2012 Abdou Diouf l’a nommée « grand témoin » pour les Jeux olympiques et paralympiques de Londres, avec pour mission de promouvoir la langue française dans les manifestations sportives internationales. Son arrivée aujourd’hui à la tête de l’OIF est aussi la conséquence logique de la campagne très active qu’elle a menée pour expliquer sa vision de ce qu’elle appelle « la Francophonie des possibles ». Sa jeunesse, son énergie ne sont peut-être pas étrangères au consensus qui s’est dégagé autour de sa personne au Sommet de la Francophonie de Dakar (du 29 au 30 novembre) où les chefs d’Etat et de gouvernement membres de l’OIF étaient appelés à choisir le successeur d’Abdou Diouf.
Différences
Un monde de différences sépare toutefois Michaëlle Jean de celui qu’elle remplacera à partir du 1er janvier prochain au 19-21 avenue Bosquet, siège de l’OIF à Paris. L’un est Africain, parfaitement rôdé dans l'art du déchiffrement de la diplomatie complexe du continent noir, qui est en train de s’imposer, la démographie aidant, comme le cœur de l’espace francophone. L’autre est Canadienne, pétrie de l’ethos nord-américain.
En 1968, lorsque la jeune Michaëlle n’avait que 11 ans, la famille Jean a fui Haïti pour se réfugier au Québec, échappant au régime dictatorial des Duvalier. Son père, directeur d’école, avait été arrêté et torturé par les Tontons macoutes pour avoir contesté la politique du gouvernement. Il est sorti de prison, défiguré, ses vêtements maculés du sang de son compagnon de cellule mort en détention.
L’exil va se révéler être une chance pour la famille Jean. Elle se plaît dans la Belle Province où les enfants peuvent poursuivre leurs études avec succès. La maîtrise en poche, la jeune Michaëlle Jean s’est lancée dans une brillante carrière de journaliste à la télévision publique canadienne, avant d’être nommée en 2005 par le Premier ministre de l’époque 27e gouverneure générale du Canada, représentante de la reine Elisabeth, chef d’Etat en titre.
Le gouvernorat général est un poste largement honorifique et protocolaire, mais il a permis à celle que ses concitoyens appelaient affectueusement la « Petite Reine » de parcourir, en sa qualité de chef de l’Etat et commandant en chef de l’Armée, une quarantaine de pays étrangers, et surtout de découvrir l’Afrique. Plus tard, devenue, au terme de son mandat de gouverneure générale, chancelière de l’université d’Ottawa, elle a mis en place une politique de coopération éducative très active avec les universités africaines. Elle a aussi été envoyée spéciale de l'Unesco en Haïti afin de superviser la reconstruction du pays après le séisme dévastateur de 2010.
Fille d’Afrique
Selon les proches de Michaëlle Jean, plus qu’une ambition personnelle, c’est la découverte de l’Afrique qui expliquerait la venue à la Francophonie de la Canado-Haïtienne qui aime se définir comme « arrière-arrière-arrière-petite-fille d’esclaves ». Elle a souvent déclaré combien elle est toujours émue d’être reçue pendant ses déplacements sur le continent « comme une sœur, comme une fille d’Afrique ». Alors, elle s’est lancée dans la campagne, sans toutefois oublier que sa connaissance de l’Afrique politique demeurait déficitaire, notamment par rapport à ses quatre concurrents (le Congolais Henri Lopes, le Burundais Pierre Buyoya, le Mauricien Jean-Claude de L’Estrac et l’Equato-Guinéen Agustin Nze Nfumu). Pour combler ses lacunes, elle a fait campagne tambour-battant, au cours des six derniers mois, dans tous les pays africains qui comptent, rencontrant les chefs d’Etat, mais aussi la société civile.
Ses visites à travers l’Afrique mais aussi sur les autres continents où le français reste encore vivace, permettront à la candidate de peaufiner son projet pour la Francophonie. C’est un projet axé sur le développement économique et sur l’éducation comme « arme de construction massive ». L’ambition de Michaëlle Jean est aussi de donner la parole aux femmes et la jeunesse, comme elle le fait déjà au sein de la fondation qu’elle a créée avec son mari d'origine française, il y a trois ans, pour aider les jeunes en difficulté à travers des programmes axés sur l’art et la culture. Elle pourra étendre cette expérience à l’ensemble de l’espace francophone dont elle a désormais la destinée entre ses mains, au moins pendant les quatre prochaines années.
Pour autant, le « Petite Reine » aurait tort de faire la fière. Ce n’est apparemment pas le genre. La légende veut que, lorsqu’en 2005, le Premier ministre canadien Paul Martin est venu lui proposer le poste de gouverneur général, Michaëlle Jean était en train de préparer sa nouvelle saison pour la télévision publique où elle officiait depuis plus de dix-huit ans. Elle était flattée, mais pour ne pas avoir la grosse tête, elle s’est mise à noter sur une feuille de papier la liste de noms de personnes qu’elle pensait capables tout autant qu’elle pour occuper ces fonctions. « Puis j’ai réfléchi, a-t-elle expliqué dans une récente interview.Pourquoi pas moi, en effet ? »
L’histoire ne dit pas quelle fut sa réaction dimanche dernier en apprenant sa nomination à la tête de la Francophonie. Elle s'était peut-être retirée pour établir la liste d'autres secrétaires généraux possibles, avant d'aller se joindre sagement à la fête organisée par son équipe de campagne. En effet, pourquoi pas elle ?
Michaëlle Jean en 5 dates :
1957 : naissance à Port-au-Prince en Haïti.
1968 : départ en exil et installation au Québec.
1988 : début de sa carrière comme journaliste à Radio-Canada.
2005 : inauguration du mandat de la 27e gouverneure générale du Canada.
2014 : élection au poste de secrétaire générale de l’OIF.
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