Selon ce rapport de l’Assemblée Nationale Française, alors que Daech rejette avec virulence toutes les valeurs occidentales, l’organisation utilise comme moyen de transmission des outils développés par des entreprises américaines, notamment les réseaux sociaux. Internet n’est pas seulement un vecteur, c’est-à-dire un amplificateur d’un phénomène existant, il semble également participer au processus de radicalisation et être un élément de facilitation du passage à l’acte.
Des contenus pro Daech très présents sur internet
Dans les années 1980 et 1990, la propagande djihadiste se résumait aux publications écrites et aux cassettes vidéo des moudjahidins. Dans les années 2000 apparaissent des vidéos diffusées par des chaînes de télévision, en particulier Al-Jazeera, ainsi que les premiers sites et forums de discussion sur internet. Depuis 2010, cette propagande s’est adaptée au «Web 2.0 ». Il y a une certaine continuité dans l’utilisation qu’Al-Qaïda et Daech font d’internet. Pour Al-Qaïda comme pour Daech, internet n’est pas seulement un moyen de propagande, mais une vraie plateforme opérationnelle permettant également la diffusion des grandes orientations stratégiques, la levée de fonds ou le recrutement. Toutefois, l’ampleur avec laquelle Daech utilise internet, et notamment les réseaux sociaux, est bien plus importante. Ces réseaux ont remplacé les forums spécialisés, en raison de la perte de confiance qui s’est instaurée petit à petit sur ces forums, rapidement surveillés et infiltrés par les services de renseignement. Selon Marc Hecker, cité dans ce rapport, l’utilisation massive par les djihadistes des réseaux sociaux ne s’est pas faite tout de suite : « nombre de djihadistes se montrent méfiants à l’égard des grands réseaux sociaux, créés aux États-Unis et soupçonnés par les radicaux d’être mités aux services de renseignement américains. La donne change réellement à partir de 2012, année où le djihad en Syrie commence à attirer un flux important de volontaires étrangers. Parmi eux se trouvent des centaines puis des milliers de jeunes occidentaux, habitués à utiliser Facebook, Twitter et YouTube ».
Daech est désormais présent sur un nombre important de médias sociaux, d’applications ou de logiciels de messagerie instantanés. L’organisation utilise les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook sur lesquels il est possible de créer un compte personnel et d’y publier des messages courts, des photos, des vidéos ou partager des liens consultables par tous ou par un cercle d’amis. Daech a également recours aux sites comme Pastebin.com, justPaste.it ou dump.to qui permettent de stocker des textes et des images, de les copier et de les mettre en ligne très simplement. Archive.org YouTube, Vimeo, Tumblr, Soundcloud, Dailymotion, Instagram, Isuu, et de nombreux autres sites hébergent également un certain nombre de contenus djihadistes.
Si l’utilisation par Daech des réseaux sociaux a été rendue possible par la disparition d’une certaine méfiance à leur égard, elle a été pérennisée car elle se révèle être en phase avec la stratégie de l’organisation. Dans son œuvre consacrée à l’idéologie de Daech, le théoricien Abou Moussab al-Souri indique que le combat dans la voie de Dieu réunit sur un même plan les opérations politiques, militaires et médiatiques. Pour lui, il ne faut pas tout centraliser et hiérarchiser mais au contraire créer une matrice du djihad qui doit pouvoir être reprise par le plus grand nombre. Les réseaux sociaux permettent l’élaboration d’une communication diffuse, très complémentaire de la stratégie médiatique centralisée de Daech.
L’utilité des réseaux sociaux pour Daech
La nature décentralisée de l’information issue des médias et réseaux sociaux profite à la diffusion et ne permet guère d’assurer la traçabilité des messages revendiqués par Daech. Elle est un moyen, pour Daech, d’abolir les obstacles spatiaux et d’organiser un djihad sans frontière.
Les réseaux sociaux facilitent la radicalisation et le passage à l’acte bien plus que ne le font les médias traditionnels. Ils s’inscrivent dans la théorie des pull et des push factors souvent évoquée au cours des auditions menées par la Mission : alors que les pull factors reposent sur les éléments spécifiques à Daech qui attirent les personnes en voie de radicalisation ou radicalisées (idéologie, sentiment de reconnaissance, d’appartenance...), les push factors constituent tout ce qui pousse une personne à fuir la société dans laquelle elle vit avec un sentiment de frustration, d’inégalité. Contrairement aux médias traditionnels dont le message est déterminé du haut vers le bas et offert au public dans une forme finale et déterminée, les nouveaux médias sociaux sont interactifs. Ils permettent donc l’accès, à tout moment, aux discours de propagande pro-Daech, ainsi qu’aux cybercommunautés ou communautés virtuelles à même d’encourager la radicalisation.
L’article « Comment Facebook m’a mis sur la voie du djihad » montre ainsi qu’en quelques jours, il est possible de se retrouver avec un «fil d’actualité » rempli d’images de propagande et que, alors, il est facile d’être contacté par des facilitateurs à mêmes d’aider à se rendre sur les territoires contrôlés par Daech. Facebook est un média paradoxal puisque « ce qui fait sa réussite – à savoir le fait de créer et d’entretenir des communautés d’intérêts, est aussi ce qui en fait le meilleur outil de la propagande djihadiste ». Cela est confirmé par de nombreux témoignages, dont celui d’Abou Nai’ïm, djihadiste facilitateur, affirmant qu’il « attrape partout sur Facebook » puisque, « Facebook ça permet de cibler ».
Internet amplifie ce que les sociologues appellent le « biais de confirmation », c’est-à-dire le fait de voir ses croyances et idées renforcées, si ce n’est validées. Gérald Bronner montre qu’internet pousse indirectement les individus à persévérer dans leurs croyances, et ce d’autant plus aisément « que la diffusion accrue et non sélective de l’information rendra plus aisée et plus probable la rencontre de “données” confirmant leur croyance ». Il ne croit donc pas « qu’internet reprogramme biologiquement notre cerveau, en revanche, le fait qu’un esprit en quête d’informations sur internet dépende en partie de la façon dont un moteur de recherche l’organise me paraît acceptable. Ce que révèle le Web ce n’est pas une nouvelle façon de penser, mais une façon très ancienne (biais de confirmation) au contraire ». Ce « biais de confirmation » facilite la diffusion de théories conspirationnistes, ce qui, selon le directeur du Service d’information du Gouvernement, en fait « un enjeu démocratique majeur car, persuadés qu’ils sont de la véracité des théories parfois les plus farfelues, ces apprentis citoyens remettent absolument tout en cause, en rejetant, en particulier, tout ce qui relève des institutions ».
Les réseaux sociaux ne semblent pas avoir uniquement un effet quantitatif sur le processus de radicalisation mais également qualitatif au sens où ils permettent à Daech de cibler certains publics comme les jeunes ou les femmes. Les possibilités de conserver son anonymat sur internet offrent aux femmes une opportunité de devenir actives au sein de cercles extrémistes ou djihadistes, place que ces dernières n’auraient sans doute pas eu dans le monde non virtuel. Cela ne revient pas à dire que les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’emprise mentale sur internet : comme le souligne Géraldine Casutt, malgré des motivations genrées, les femmes partagent le même registre de conviction que les hommes. Internet permet simplement aux femmes d’avoir accès à des sphères de sociabilité radicalisées auxquelles elles n’auraient pas eu accès autrement. L’enjeu est majeur puisque sur les 80 mineurs français présents dans la zone, 50 seraient des femmes. Une autre théorie sociologique, explicitée par Mark Granovetter dans les années 1970, permet d’expliquer le rôle facilitateur qu’internet joue, non plus seulement dans la radicalisation mais également dans le passage à l’acte terroriste. Selon ce modèle sociologique, le nombre d’individus qui accomplissent déjà une action (par exemple faire le djihad, commettre un attentat...) a un effet sur le comportement que sont prêts à adopter d’autres individus, le nombre-seuil variant selon les personnes. Un combattant djihadiste qui commet un acte violent en Syrie ou en Irak n’a besoin d’aucune incitation extérieure pour le faire : son nombre-seuil est 0. Une autre personne peut, elle, au contraire, avoir besoin qu’un premier acte violent ait été commis pour en commettre un à son tour. Une troisième peut avoir besoin de voir deux personnes s’adonner à de telles actions pour les reproduire également. Internet rendrait visible à distance l’acte violent et faciliterait le franchissement des seuils. Cette théorie souligne bien l’effet d’entraînement que permet internet et sur lequel Daech n’hésite pas à jouer.
La maîtrise par Daech des réseaux sociaux
L’utilité des réseaux sociaux est d’autant plus grande que Daech en maîtrise, en profondeur, le fonctionnement et sait les mettre à profit. Daech sait que sur internet, il est primordial de proposer constamment de nouveaux contenus. Selon Jean-Yves Latournerie, précédemment en charge de la lutte contre les cybermenaces, chaque jour, trois nouvelles vidéos rattachées à Daech sur des réseaux comme Facebook ou YouTube sont diffusées, leur publicité étant assurée notamment sur Twitter. La stratégie de Daech vise à ce que ses contenus soient le plus visibles possible sur internet. Le rapport du think tank américain Brookings Institute de mars 2015 décrit la stratégie de Daech sur Twitter. Cette dernière est relativement efficace, malgré le faible nombre d’individus qui suivent sur Twitter les publications pro-Daech. Elle repose, par exemple, soit sur la publication pendant une brève durée, de tweets identiques répétés par le même utilisateur, soit sur la diffusion de tweets identiques publiés par de nombreux soutiens de Daech. L’organisation utilise également des applications permettant de diffuser des contenus en masse et détourne l’usage des hashtags. Pendant la coupe du monde de football 2014, Daech a ainsi utilisé des hastags comme #WC2014 ou #Brazil2014, sans lien apparent avec Daech, pour faire connaitre les vidéos djihadistes à un nouveau public.
Daech connaît également très bien les caractéristiques des différents réseaux sociaux en termes de confidentialité, ce qui lui permet de choisir le vecteur le plus sûr pour diffuser sa propagande. D’après le Wall Street Journal, une liste, authentifiée par l’entreprise américaine SITE Intelligence, aurait été établie par un activiste pro-Daech pour classer les applications et services de messagerie instantanés selon leur niveau de la confidentialité. WhatsApp, Line et WeChat sont classés dans la catégorie « non sécurisée ». BBM (messagerie instantanée de BlackBerry), Hangouts (Google) ou iMessage (Apple) sont considérés comme « modérément sécurisés ». Dans la catégorie la plus sûre figurent SilentCircle, le service de la société du même nom et Telegram, l’application qui est aujourd’hui utilisée par une grande partie des forces de Daech.
Cette maîtrise du fonctionnement des réseaux sociaux permet également à Daech de contourner les mesures de retraits de contenus et de blocages de sites que les autorités des pays concernés et les entreprises mettent en œuvre. L’organisation publie toute une série de conseils afin d’y sensibiliser ses soutiens. Le numéro 5 de Dar al-Islam comprend ainsi un dossier d’une quinzaine de pages consacré à l’anonymat sur internet et aux moyens de communiquer de manière sécurisée. Daech y recommande de connecter son ordinateur « sur internet uniquement via les hots spots (les points d’accès) des fastfood que l’on peut trouver en dâr al-koufr, comme les Mc Donald et autres, de surtout ne pas connecter l’ordinateur en question sur un réseau personnel et de changer régulièrement d’endroit pour ne pas être traçable facilement ». L’organisation conseille également aux combattants djihadistes ne pas publier de tweets contenant des noms de personnes ou de lieux, d’éviter les photos permettant d’identifier les individus, et de supprimer les métadonnées des tweets, pour ne pas être géo localisables. Outre ces conseils, Daech possède les moyens techniques pour faire face aux mesures déployées par les autorités et réseaux sociaux. Le National Counterterrorism Center américain (NCTC) a ainsi expliqué à la Mission que sur Twitter, l’organisation utilise des robots (« bots ») qui démultiplient la force de frappe médiatique en republiant automatiquement les contenus. Cela limite les effets des suppressions de comptes Twitter qui sont récréés immédiatement par d’autres robots.
La stratégie médiatique de Daech s’adapte donc aux mesures prises par les autorités administratives ou les réseaux sociaux, ce qui rend les tentatives de contrôle de la propagande d’autant plus complexes à mettre en œuvre.
Le contrôle des outils de diffusion
Les réseaux sociaux étant systématiquement utilisés par Daech, les États ont dû développer des moyens de contrôler les outils à défaut d’empêcher la production de ces données. La difficulté de cette démarche réside dans le bon vouloir des multinationales et dans la nature même des outils numériques, c’est-à-dire leur caractère transnational.
Des opérateurs passifs face à la menace
Le rapport indique qu’une mission a auditionné des représentants de Facebook, Twitter, Google et Dailymotion. Ainsi, en février 2016, Twitter a révélé publiquement que, depuis le milieu de l’année 2015, l’entreprise avait suspendu 125 000 comptes de terroristes ou d’affiliés concernant principalement Daech. Au-delà de cette initiative, il est toutefois apparu très clairement au Rapporteur que les grandes plateformes du web sociales ne sont pas assez proactives dans la lutte contre la propagande de Daech. Ces entreprises ont lancé des initiatives en termes de contre-discours pour permettre à diverses associations de gagner en efficacité dans la diffusion de leurs messages sur internet. Elles envisagent de participer à diverses fondations visant à développer l’expertise et l’action en matière de contre-discours. Mais ces avancées restent peu opérationnelles et souvent à l’état d’intention. Cet enthousiasme ne se retrouve cependant guère lorsqu’il s’agit de supprimer de manière proactive des contenus extrémistes.
Bien que les réseaux sociaux se défendent d’avoir « une religion du premier amendement de la Constitution américaine », ils interprètent de manière extensive la liberté d’expression ou le droit à l’information, ce qui peut les amener à ne pas supprimer d’internet des contenus relevant de l’apologie du terrorisme. Il est ainsi mentionné dans les conditions générales d’utilisation de certains de ces réseaux sociaux, que les contenus apologétiques en matière de terrorisme ou de violences ne peuvent être retirés que lorsqu’ils ne sont pas accompagnés d’un commentaire de l’auteur de la publication désapprouvant formellement ces contenus. Certaines personnes auditionnées par la Mission vont jusqu’à parler d’ « impunité dans les réseaux sociaux où Daech recrute et lance des campagnes de collecte de fonds très facilement et dans l’indifférence des entreprises de ce domaine ». À cette interprétation extensive de la liberté d’expression s’ajoutent des conceptions différentes de l’illicéité puisqu’« en matière de propagande et d’apologie du terrorisme, un contenu considéré comme illicite chez nous peut parfaitement être considéré comme relevant de la liberté d’expression outre-Atlantique et outre-Manche ». Si un groupe de contact permanent a été créé en 2015 réunissant régulièrement les opérateurs et les représentants du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Justice et du secrétariat d’État au Numérique, la coopération des autorités françaises avec les hébergeurs de contenus ou les plateformes américaines rencontre donc certaines limites, dues au fait que « le taux d’efficacité des demandes de retrait peut être excellent des deux côtés, mais que ces demandes ne porteront pas sur les mêmes contenus d’un côté et de l’autre». La coopération internationale doit donc être accrue sur ces sujets afin d’éviter de donner la possibilité aux acteurs de jouer entre les différents pays pour se protéger des blocages techniques mis en oeuvre localement. Cette coopération pourrait en premier lieu être améliorée au niveau européen pour renforcer l’efficacité de la plateforme European Internet Referral Unit (EU IRU), créée en juillet 2015 au sein d’Europol avec pour mission de lutter contre les contenus de propagande terroriste ou d’extrémisme violent diffusés sur internet, de les signaler aux fournisseurs de services en ligne et d’obtenir leur suppression.
En somme, afin de renforcer le contrôle de la propagande, il est nécessaire que les réseaux sociaux emploient plus de moyens pour la vérification des contenus en ligne.
Source: Malijet
Des contenus pro Daech très présents sur internet
Dans les années 1980 et 1990, la propagande djihadiste se résumait aux publications écrites et aux cassettes vidéo des moudjahidins. Dans les années 2000 apparaissent des vidéos diffusées par des chaînes de télévision, en particulier Al-Jazeera, ainsi que les premiers sites et forums de discussion sur internet. Depuis 2010, cette propagande s’est adaptée au «Web 2.0 ». Il y a une certaine continuité dans l’utilisation qu’Al-Qaïda et Daech font d’internet. Pour Al-Qaïda comme pour Daech, internet n’est pas seulement un moyen de propagande, mais une vraie plateforme opérationnelle permettant également la diffusion des grandes orientations stratégiques, la levée de fonds ou le recrutement. Toutefois, l’ampleur avec laquelle Daech utilise internet, et notamment les réseaux sociaux, est bien plus importante. Ces réseaux ont remplacé les forums spécialisés, en raison de la perte de confiance qui s’est instaurée petit à petit sur ces forums, rapidement surveillés et infiltrés par les services de renseignement. Selon Marc Hecker, cité dans ce rapport, l’utilisation massive par les djihadistes des réseaux sociaux ne s’est pas faite tout de suite : « nombre de djihadistes se montrent méfiants à l’égard des grands réseaux sociaux, créés aux États-Unis et soupçonnés par les radicaux d’être mités aux services de renseignement américains. La donne change réellement à partir de 2012, année où le djihad en Syrie commence à attirer un flux important de volontaires étrangers. Parmi eux se trouvent des centaines puis des milliers de jeunes occidentaux, habitués à utiliser Facebook, Twitter et YouTube ».
Daech est désormais présent sur un nombre important de médias sociaux, d’applications ou de logiciels de messagerie instantanés. L’organisation utilise les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook sur lesquels il est possible de créer un compte personnel et d’y publier des messages courts, des photos, des vidéos ou partager des liens consultables par tous ou par un cercle d’amis. Daech a également recours aux sites comme Pastebin.com, justPaste.it ou dump.to qui permettent de stocker des textes et des images, de les copier et de les mettre en ligne très simplement. Archive.org YouTube, Vimeo, Tumblr, Soundcloud, Dailymotion, Instagram, Isuu, et de nombreux autres sites hébergent également un certain nombre de contenus djihadistes.
Si l’utilisation par Daech des réseaux sociaux a été rendue possible par la disparition d’une certaine méfiance à leur égard, elle a été pérennisée car elle se révèle être en phase avec la stratégie de l’organisation. Dans son œuvre consacrée à l’idéologie de Daech, le théoricien Abou Moussab al-Souri indique que le combat dans la voie de Dieu réunit sur un même plan les opérations politiques, militaires et médiatiques. Pour lui, il ne faut pas tout centraliser et hiérarchiser mais au contraire créer une matrice du djihad qui doit pouvoir être reprise par le plus grand nombre. Les réseaux sociaux permettent l’élaboration d’une communication diffuse, très complémentaire de la stratégie médiatique centralisée de Daech.
L’utilité des réseaux sociaux pour Daech
La nature décentralisée de l’information issue des médias et réseaux sociaux profite à la diffusion et ne permet guère d’assurer la traçabilité des messages revendiqués par Daech. Elle est un moyen, pour Daech, d’abolir les obstacles spatiaux et d’organiser un djihad sans frontière.
Les réseaux sociaux facilitent la radicalisation et le passage à l’acte bien plus que ne le font les médias traditionnels. Ils s’inscrivent dans la théorie des pull et des push factors souvent évoquée au cours des auditions menées par la Mission : alors que les pull factors reposent sur les éléments spécifiques à Daech qui attirent les personnes en voie de radicalisation ou radicalisées (idéologie, sentiment de reconnaissance, d’appartenance...), les push factors constituent tout ce qui pousse une personne à fuir la société dans laquelle elle vit avec un sentiment de frustration, d’inégalité. Contrairement aux médias traditionnels dont le message est déterminé du haut vers le bas et offert au public dans une forme finale et déterminée, les nouveaux médias sociaux sont interactifs. Ils permettent donc l’accès, à tout moment, aux discours de propagande pro-Daech, ainsi qu’aux cybercommunautés ou communautés virtuelles à même d’encourager la radicalisation.
L’article « Comment Facebook m’a mis sur la voie du djihad » montre ainsi qu’en quelques jours, il est possible de se retrouver avec un «fil d’actualité » rempli d’images de propagande et que, alors, il est facile d’être contacté par des facilitateurs à mêmes d’aider à se rendre sur les territoires contrôlés par Daech. Facebook est un média paradoxal puisque « ce qui fait sa réussite – à savoir le fait de créer et d’entretenir des communautés d’intérêts, est aussi ce qui en fait le meilleur outil de la propagande djihadiste ». Cela est confirmé par de nombreux témoignages, dont celui d’Abou Nai’ïm, djihadiste facilitateur, affirmant qu’il « attrape partout sur Facebook » puisque, « Facebook ça permet de cibler ».
Internet amplifie ce que les sociologues appellent le « biais de confirmation », c’est-à-dire le fait de voir ses croyances et idées renforcées, si ce n’est validées. Gérald Bronner montre qu’internet pousse indirectement les individus à persévérer dans leurs croyances, et ce d’autant plus aisément « que la diffusion accrue et non sélective de l’information rendra plus aisée et plus probable la rencontre de “données” confirmant leur croyance ». Il ne croit donc pas « qu’internet reprogramme biologiquement notre cerveau, en revanche, le fait qu’un esprit en quête d’informations sur internet dépende en partie de la façon dont un moteur de recherche l’organise me paraît acceptable. Ce que révèle le Web ce n’est pas une nouvelle façon de penser, mais une façon très ancienne (biais de confirmation) au contraire ». Ce « biais de confirmation » facilite la diffusion de théories conspirationnistes, ce qui, selon le directeur du Service d’information du Gouvernement, en fait « un enjeu démocratique majeur car, persuadés qu’ils sont de la véracité des théories parfois les plus farfelues, ces apprentis citoyens remettent absolument tout en cause, en rejetant, en particulier, tout ce qui relève des institutions ».
Les réseaux sociaux ne semblent pas avoir uniquement un effet quantitatif sur le processus de radicalisation mais également qualitatif au sens où ils permettent à Daech de cibler certains publics comme les jeunes ou les femmes. Les possibilités de conserver son anonymat sur internet offrent aux femmes une opportunité de devenir actives au sein de cercles extrémistes ou djihadistes, place que ces dernières n’auraient sans doute pas eu dans le monde non virtuel. Cela ne revient pas à dire que les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’emprise mentale sur internet : comme le souligne Géraldine Casutt, malgré des motivations genrées, les femmes partagent le même registre de conviction que les hommes. Internet permet simplement aux femmes d’avoir accès à des sphères de sociabilité radicalisées auxquelles elles n’auraient pas eu accès autrement. L’enjeu est majeur puisque sur les 80 mineurs français présents dans la zone, 50 seraient des femmes. Une autre théorie sociologique, explicitée par Mark Granovetter dans les années 1970, permet d’expliquer le rôle facilitateur qu’internet joue, non plus seulement dans la radicalisation mais également dans le passage à l’acte terroriste. Selon ce modèle sociologique, le nombre d’individus qui accomplissent déjà une action (par exemple faire le djihad, commettre un attentat...) a un effet sur le comportement que sont prêts à adopter d’autres individus, le nombre-seuil variant selon les personnes. Un combattant djihadiste qui commet un acte violent en Syrie ou en Irak n’a besoin d’aucune incitation extérieure pour le faire : son nombre-seuil est 0. Une autre personne peut, elle, au contraire, avoir besoin qu’un premier acte violent ait été commis pour en commettre un à son tour. Une troisième peut avoir besoin de voir deux personnes s’adonner à de telles actions pour les reproduire également. Internet rendrait visible à distance l’acte violent et faciliterait le franchissement des seuils. Cette théorie souligne bien l’effet d’entraînement que permet internet et sur lequel Daech n’hésite pas à jouer.
La maîtrise par Daech des réseaux sociaux
L’utilité des réseaux sociaux est d’autant plus grande que Daech en maîtrise, en profondeur, le fonctionnement et sait les mettre à profit. Daech sait que sur internet, il est primordial de proposer constamment de nouveaux contenus. Selon Jean-Yves Latournerie, précédemment en charge de la lutte contre les cybermenaces, chaque jour, trois nouvelles vidéos rattachées à Daech sur des réseaux comme Facebook ou YouTube sont diffusées, leur publicité étant assurée notamment sur Twitter. La stratégie de Daech vise à ce que ses contenus soient le plus visibles possible sur internet. Le rapport du think tank américain Brookings Institute de mars 2015 décrit la stratégie de Daech sur Twitter. Cette dernière est relativement efficace, malgré le faible nombre d’individus qui suivent sur Twitter les publications pro-Daech. Elle repose, par exemple, soit sur la publication pendant une brève durée, de tweets identiques répétés par le même utilisateur, soit sur la diffusion de tweets identiques publiés par de nombreux soutiens de Daech. L’organisation utilise également des applications permettant de diffuser des contenus en masse et détourne l’usage des hashtags. Pendant la coupe du monde de football 2014, Daech a ainsi utilisé des hastags comme #WC2014 ou #Brazil2014, sans lien apparent avec Daech, pour faire connaitre les vidéos djihadistes à un nouveau public.
Daech connaît également très bien les caractéristiques des différents réseaux sociaux en termes de confidentialité, ce qui lui permet de choisir le vecteur le plus sûr pour diffuser sa propagande. D’après le Wall Street Journal, une liste, authentifiée par l’entreprise américaine SITE Intelligence, aurait été établie par un activiste pro-Daech pour classer les applications et services de messagerie instantanés selon leur niveau de la confidentialité. WhatsApp, Line et WeChat sont classés dans la catégorie « non sécurisée ». BBM (messagerie instantanée de BlackBerry), Hangouts (Google) ou iMessage (Apple) sont considérés comme « modérément sécurisés ». Dans la catégorie la plus sûre figurent SilentCircle, le service de la société du même nom et Telegram, l’application qui est aujourd’hui utilisée par une grande partie des forces de Daech.
Cette maîtrise du fonctionnement des réseaux sociaux permet également à Daech de contourner les mesures de retraits de contenus et de blocages de sites que les autorités des pays concernés et les entreprises mettent en œuvre. L’organisation publie toute une série de conseils afin d’y sensibiliser ses soutiens. Le numéro 5 de Dar al-Islam comprend ainsi un dossier d’une quinzaine de pages consacré à l’anonymat sur internet et aux moyens de communiquer de manière sécurisée. Daech y recommande de connecter son ordinateur « sur internet uniquement via les hots spots (les points d’accès) des fastfood que l’on peut trouver en dâr al-koufr, comme les Mc Donald et autres, de surtout ne pas connecter l’ordinateur en question sur un réseau personnel et de changer régulièrement d’endroit pour ne pas être traçable facilement ». L’organisation conseille également aux combattants djihadistes ne pas publier de tweets contenant des noms de personnes ou de lieux, d’éviter les photos permettant d’identifier les individus, et de supprimer les métadonnées des tweets, pour ne pas être géo localisables. Outre ces conseils, Daech possède les moyens techniques pour faire face aux mesures déployées par les autorités et réseaux sociaux. Le National Counterterrorism Center américain (NCTC) a ainsi expliqué à la Mission que sur Twitter, l’organisation utilise des robots (« bots ») qui démultiplient la force de frappe médiatique en republiant automatiquement les contenus. Cela limite les effets des suppressions de comptes Twitter qui sont récréés immédiatement par d’autres robots.
La stratégie médiatique de Daech s’adapte donc aux mesures prises par les autorités administratives ou les réseaux sociaux, ce qui rend les tentatives de contrôle de la propagande d’autant plus complexes à mettre en œuvre.
Le contrôle des outils de diffusion
Les réseaux sociaux étant systématiquement utilisés par Daech, les États ont dû développer des moyens de contrôler les outils à défaut d’empêcher la production de ces données. La difficulté de cette démarche réside dans le bon vouloir des multinationales et dans la nature même des outils numériques, c’est-à-dire leur caractère transnational.
Des opérateurs passifs face à la menace
Le rapport indique qu’une mission a auditionné des représentants de Facebook, Twitter, Google et Dailymotion. Ainsi, en février 2016, Twitter a révélé publiquement que, depuis le milieu de l’année 2015, l’entreprise avait suspendu 125 000 comptes de terroristes ou d’affiliés concernant principalement Daech. Au-delà de cette initiative, il est toutefois apparu très clairement au Rapporteur que les grandes plateformes du web sociales ne sont pas assez proactives dans la lutte contre la propagande de Daech. Ces entreprises ont lancé des initiatives en termes de contre-discours pour permettre à diverses associations de gagner en efficacité dans la diffusion de leurs messages sur internet. Elles envisagent de participer à diverses fondations visant à développer l’expertise et l’action en matière de contre-discours. Mais ces avancées restent peu opérationnelles et souvent à l’état d’intention. Cet enthousiasme ne se retrouve cependant guère lorsqu’il s’agit de supprimer de manière proactive des contenus extrémistes.
Bien que les réseaux sociaux se défendent d’avoir « une religion du premier amendement de la Constitution américaine », ils interprètent de manière extensive la liberté d’expression ou le droit à l’information, ce qui peut les amener à ne pas supprimer d’internet des contenus relevant de l’apologie du terrorisme. Il est ainsi mentionné dans les conditions générales d’utilisation de certains de ces réseaux sociaux, que les contenus apologétiques en matière de terrorisme ou de violences ne peuvent être retirés que lorsqu’ils ne sont pas accompagnés d’un commentaire de l’auteur de la publication désapprouvant formellement ces contenus. Certaines personnes auditionnées par la Mission vont jusqu’à parler d’ « impunité dans les réseaux sociaux où Daech recrute et lance des campagnes de collecte de fonds très facilement et dans l’indifférence des entreprises de ce domaine ». À cette interprétation extensive de la liberté d’expression s’ajoutent des conceptions différentes de l’illicéité puisqu’« en matière de propagande et d’apologie du terrorisme, un contenu considéré comme illicite chez nous peut parfaitement être considéré comme relevant de la liberté d’expression outre-Atlantique et outre-Manche ». Si un groupe de contact permanent a été créé en 2015 réunissant régulièrement les opérateurs et les représentants du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Justice et du secrétariat d’État au Numérique, la coopération des autorités françaises avec les hébergeurs de contenus ou les plateformes américaines rencontre donc certaines limites, dues au fait que « le taux d’efficacité des demandes de retrait peut être excellent des deux côtés, mais que ces demandes ne porteront pas sur les mêmes contenus d’un côté et de l’autre». La coopération internationale doit donc être accrue sur ces sujets afin d’éviter de donner la possibilité aux acteurs de jouer entre les différents pays pour se protéger des blocages techniques mis en oeuvre localement. Cette coopération pourrait en premier lieu être améliorée au niveau européen pour renforcer l’efficacité de la plateforme European Internet Referral Unit (EU IRU), créée en juillet 2015 au sein d’Europol avec pour mission de lutter contre les contenus de propagande terroriste ou d’extrémisme violent diffusés sur internet, de les signaler aux fournisseurs de services en ligne et d’obtenir leur suppression.
En somme, afin de renforcer le contrôle de la propagande, il est nécessaire que les réseaux sociaux emploient plus de moyens pour la vérification des contenus en ligne.
Source: Malijet
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