RFI : Qu’est-ce qui vous a conduit en Ouganda pour suivre et filmer ces anciens enfants soldats de la LRA ?
Jonathan Littell : C’est un peu une poursuite des questions qui m’ont toujours intéressé, ces questions de crimes politiques. J’ai fait des reportages sur la LRA en 2010 et en 2011 pour Le Monde. Quand la possibilité de faire un film s’est présentée, j’ai naturellement pensé à continuer là-dessus. C’est presque un cas d’école pour beaucoup de thématiques qui m’intéresse.
En quoi c’est un cas d’école ? Il y a un vertige moral à parler des enfants soldats, parce que ça pose la question du mal, mais ils sont à la fois des victimes et des bourreaux.
Ce n’est pas tellement le fait qu’ils soient des enfants. Ce qui m’intéresse est le fait qu’on les ait pris de force pour en faire des soldats, des tueurs et des massacreurs. A part justement la question de l’âge, je ne vois pas une différence majeure entre ça et la conscription par exemple, tel qu’elle a été longtemps pratiquée en Europe quand on prenait des gamins de 18 ans, effectivement un peu plus vieux, pour les envoyer dans des boucheries absolument innommables.
La LRA, ce type de mouvement rebelle qui utilise les enfants, est spécifique. Ils les prennent très jeunes pour les formater, pour faire une forme de lavage de cerveau. Après, la LRA est particulièrement intéressante comparée à beaucoup d’autres rebellions africaines qui utilisent les enfants, parce qu’eux c’est une secte très puritaine. Ils n’utilisent pas de drogues, ils n’utilisent pas d’alcool. C’est complètement interdit, sous peine de mort. Ils n’ont pas le droit de fumer des cigarettes, donc c’est très, très strict. Et tout fonctionne avec des codes, des règles hyper-précises et donc du formatage idéologique. Donc ces enfants sont vraiment pris dans le mouvement par la terreur, par la force et ensuite par l’idéologie et la religion.
C’est évidemment un sujet qui touche à ce pays spécifique, l’Ouganda, mais c’est un sujet bien plus universel. Ces enfants qui ont été endoctrinés par la LRA, ça pourrait faire penser aussi à ces enfants qui ont été endoctrinés sous le IIIe Reich ou à ces enfants qui naissent aujourd’hui dans des territoires contrôlés par l’organisation Etat islamique. Est-ce que vous y aviez pensé ?
Effectivement. Comme je vous ai dit, pour moi c’est un cas. A travers ce cas, j’essaie d’atteindre des trucs beaucoup plus larges. Dans le film, à un moment, les personnages parlent justement de la différence entre eux et les gamins arabes qui deviennent des suicide bombers. Un des personnages, Geofrey, dit à son ami Mike : « Toi, on ne pourra jamais t’envoyer te suicider parce que tu n’as pas été élevé comme ça ». Donc ils comprennent très bien tous ces rapports-là et surtout la question de l’éducation, comment les gens sont élevés.
On leur a appris à tuer d’une certaine manière. C’est ce qu’ils ont fait, mais c’est possible dans n’importe quelle culture. Je pense qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise culture. Il n’y a pas de culture pourrie par essence, comme certains voudraient nous le faire croire en ce moment en Europe. C’est une question d’époque et de circonstances qui fait qu’il y en a qui se retrouvent du côté du fusil et d’autres de l’autre côté.
Dans votre film, vous avez choisi quatre personnages extraordinaires avec beaucoup de charisme : deux filles, deux garçons. Une femme a été totalement détruite par l’expérience, une autre donne l’impression d’en ressortir presque indemne. Comment est-ce que vous les avez choisis ?
J’en ai rencontré beaucoup. Il y a eu une forme de casting, même si le mot n’est peut-être pas très approprié pour le documentaire. J’ai commencé à filmer avec pas mal de gens. Des gens avec qui on a tourné pendant des jours et des jours ont disparu au montage parce qu’on ne peut pas tout garder.
Votre film est très doux. On sent constamment la volonté de montrer l’humanité de ces gens qu’on assigne souvent à une place, la place de bourreau, la place d’enfant soldat, qu’on enferme sous un terme.
Absolument. J’ai voulu éviter évidemment ce regard surplombant ou condescendant qu’il y a malheureusement souvent dans les films sur l’Afrique. L’idée, c’est que ce sont des gens, tout simplement. Nous on est des gens et eux ce sont des gens. Et on se met à niveau les uns des autres et on travaille ensemble.
Vous les faites parler, vous les écouter. Vous apparaissez de façon très discrète, on entend juste votre voix dans le film. Et par moments vous leur faites revivre leur expérience d’enfants soldats, vous les ramenez dans le bush. Avez-vous été parfois surpris par ce que vous obteniez ?
Oui, parfois, j’ai complètement halluciné ! C’était des scènes au Soudan, dans l’ancien camp de la LRA, quand on a ramené les trois personnages dans le camp où ils ont grandi. Moi, je n’ai donné aucune instruction. Par exemple, je n’ai rien demandé à Nighty, sauf de cuisiner, parce que c’était son rôle là-bas. Tout le reste, c’est eux qui ont improvisé. Ils se sont effectivement mis à jouer comme s’ils y étaient à l’époque. Et puis ils revenaient au temps présent et commentaient le passé, puis ils repartaient dans le passé. C’était des choses absolument spontanées.
On a la sensation qu’ils sont très heureux d’être filmés. Par moment, ils utilisent la caméra d’une façon sans doute un peu naïve, mais comme une forme de thérapie.
C’est tout à fait possible. Ils ne l’exprimeraient évidemment pas en ces termes là, mais je pense que le fait de faire le film était pour certains d’entre eux profondément thérapeutique. C’est peut-être aussi pour ça qu’ils ont accepté de le faire. Nighty le dit très clairement : « Avant je pensais que j’étais une sous-merde. Grâce à ce film, j’ai compris que j’étais quelqu’un d’important et que j’ai quelque chose à donner au monde ». Elle le dit cash et j’ai trouvé ce moment absolument étonnant.
Source: Rfi.fr
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