La déclinaison de l’intégralité de son identité, telle qu’elle figure aussi bien dans l’historiographie officielle que sur les innombrables panneaux d’affichage qui ponctuent le trajet Bakau-Banjul, tiendrait sur plusieurs lignes dans un cahier d’écolier. La litanie « Cheikh Professeur El Hadj Docteur Yahya Abdul-Aziz Jemus Junkung Naasiru Deen Jammeh » sonne, il est vrai, comme autant de palmes académiques et confessionnelles qui renvoient elles-mêmes probablement aux frustrations les plus enfouies d’un homme aux origines et au cursus scolaire modestes. A en croire une biographie non autorisée publiée en 2012, The Gambia – The Untold Dictator Yahya Jammeh’s Story (*), Abdul-Aziz James Junkung Jammeh, le père de l’actuel président gambien, était un lutteur dont la réputation n’a jamais dépassé les contours du village natal, Kanilai, situé à 120 kilomètres au sud-ouest de la capitale, Banjul. Et sa mère, Asombi Bojang, était détaillante. Ancien élève dilettante du lycée de Banjul, le rejeton de la famille dirige sans partage, depuis plus de vingt ans, le plus petit pays d’Afrique, Etats insulaires exceptés.
Un dirigeant pittoresque
A 49 ans, le deuxième plus jeune chef d’Etat d’Afrique de l’Ouest (le benjamin du « syndicat », le Togolais Faure Gnassingbé, n’a « que » 48 ans) est aussi, depuis la récente chute du Burkinabè Blaise Compaoré, le champion - toutes catégories - de la région pour le nombre d’années passées au pouvoir. Ces suivants immédiats (la Libérienne Ellen Johnson-Sirleaf et son homologue togolais) affichent juste une petite décennie aux affaires. Yahya Jammeh est sans doute aussi, à égalité avec le roi Mswati III du Swaziland, le dirigeant le plus pittoresque du continent, certainement celui qui se singularise et excelle le plus dans les propos et comportements insolites, sans que l’on sache avec exactitude si ses foucades et facéties relèvent de la provocation, de l’irresponsabilité ou de la conviction.
En tout cas, depuis plus de deux décennies, il tient fermement la barre, déjouant les putschs, procédant à des purges et limogeages dans les casernes, embastillant ou faisant liquider sans autre forme de procès ses adversaires, parmi lesquels des journalistes, des avocats et des défenseurs des droits de l’homme. A en croire l’un de ses proches sollicité pour les besoins du présent portrait, la devise de l’ancien officier reconverti opportunément dans le civil en 1996 se résume à peu près à la formule suivante : « Si tu me rates, je ne te louperai pas ! » Soit !
Invulnérable aux balles ennemies
L’apparence physique et les multiples attirails dont se pare ce solide gaillard participent de la légende : physique de lutteur, boubou et longue écharpe immaculés, des tonnes de colliers et de médailles autour du cou, un sceptre taillé sur mesure et plusieurs chapelets à la main. Yahya Jammeh fait dans la démesure tout en cultivant le mystère sur sa personne et sa vie privée. Au point de passer aux yeux de nombre de ses compatriotes comme un être doté de pouvoirs surnaturels qui le protègent des intrigues, des révolutions de palais et des balles ennemies. N’a-t-il pas survécu à plusieurs tentatives d’empoisonnement, à une kyrielle de putschs, comme ce fut encore le cas à la fin de décembre 2014 ? Ne prétend-il pas guérir l’asthme, l’épilepsie, voire le sida ? Comme toujours en pareil cas, le roi ne souffre guère ceux qui, même involontairement, se risquent à entamer le mythe.
En décembre 2011, il reçoit ainsi un groupe de journalistes étrangers en son palais, une forteresse inexpugnable située à l’entrée de Banjul. Lorsqu’il apparaît dans la salle d’audience, tout le monde se lève. Au moment où il s’installe dans son fauteuil, son long chapelet tombe de sa main. Peur panique au sein de la garde rapprochée. Témoignage, au téléphone, de l’un des six confrères présents ce jour-là : « Dans un élan commun, deux soldats essaient machinalement de récupérer le précieux objet de dévotion. Chacun tire un bout du chapelet et catastrophe, ce qui devait arriver arriva. Le chapelet présidentiel se rompt et les grains enfilés se répandent par terre. Visiblement furieux, les yeux injectés de sang, Yahya Jammeh se lève et quitte la salle comme s’il venait de subir un affront. Dans son départ précipité, il perd même une de ses babouches, ce qui ajoute au ridicule de la situation. L’audience est annulée ».
Coups de sabre en pleine ronflette
On ignore ce qu’il est advenu des deux gorilles coupables d’avoir brisé en public l’un des totems protecteurs de ce natif de Kanilai, bourgade située à un jet d’eau de la frontière sénégalaise et bombardée, par la seule volonté du plus illustre de ses fils, destination touristique nationale. Avec son propre palais, une imposante arène de lutte, un hôtel de classe, un festival culturel international qui attire, tous les deux ans, une flopée d’Africains-Américains persuadés, pour certains, depuis le succès planétaire du roman (et, surtout, du film) Roots, d’avoir de vagues origines gambiennes. Sans oublier, bien entendu, un parc animalier peuplé d’animaux importés à grands frais d’Afrique orientale et australe. Pour moins qu’un bris de chapelet, d’autres ont été mis aux arrêts ou sévèrement châtiés, y compris, parfois, par le président lui-même. Selon une publication généralement bien informée publiée aux Etats-Unis, Freedom Newspaper, Yahya Jammeh aurait ainsi lui-même asséné plusieurs coups de sabre à un officier surpris en pleine ronflette alors qu’il était chargé de la sécurité de la seule de ses trois épouses ayant le statut officiel de First Lady, la Guinéo-Marocaine Zeinab Suma Jammeh.
Un cow-boy nommé Jammeh
« Il y a en fait plusieurs Yahya Jammeh », raconte au téléphone un familier du couple présidentiel. Comme chez Janus, il y a le « Jammeh qui rit » et le « Jammeh qui tonne ». Le premier est plutôt sympathique, attentionné et chaleureux. Il fait de la moto, écoute de la musique soul, du rap, du reggae, parfois, à la manière d’un adolescent, le casque rivé sur les oreilles. Toujours à l’abri du regard de ses concitoyens, il lui arrive de troquer le traditionnel boubou contre un blue-jean, un t-shirt. Ou, plus étonnant, contre une panoplie du parfait cow-boy, avec chapeaux et bottes western spécialement convoyés des Etats-Unis. Après les repas, il aimait siroter son ataya (thé vert à la menthe) jusqu’à ce qu’il découvre un jour que ses ennemis avaient payé le quidam chargé de préparer le thé pour l’empoisonner…
Confiance en personne
Le « Jammeh qui tonne » a, en revanche, un regard d’acier. Il est implacable. « D’une manière générale, il n’a confiance en personne, même pas à sa propre ombre. Les ministres et les officiers supérieurs restent rarement longtemps en poste », poursuit la source précitée. Ce Jammeh-là est anti-Blancs et anti-Occident, ce qui, à ses yeux, est du pareil au même. Comme nombre de ses pairs africains, il fait une fixation sur les homosexuels, symboles, selon lui, de « la déchéance occidentale », sans oublier les journalistes, assimilés à des « fouille-merde ».
Complexe du lilliputien : il tient en haute suspicion le Sénégal, dont la Gambie est un appendice géographique. Dakar est accusé de façon récurrente de travailler à la destitution de son turbulent voisin. Ce dernier entretient, par ailleurs, des relations exécrables avec son homologue guinéen Alpha Condé qui lui reproche d’offrir trop généreusement le gîte et le couvert à son opposition « radicale ».
En Afrique, seuls quelques rares chefs d’Etat (anciens ou en fonction) trouvent grâce à ses yeux : le Zimbabwéen Robert Mugabe, le Burkinabè Thomas Sankara, l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings, l’ex-chef d’Etat ivoirien Laurent Gbagbo. Et le Tchadien Idriss Déby-Itno, chez qui il a fait une brève escale dans la nuit du 30 au 31 décembre dernier en rentrant prématurément d’un séjour privé à Dubaï, peu après l’annonce d’une tentative de prise du pouvoir à Banjul.
Ceux de ses pairs africains qui ne supportent plus ses frasques lui rendent bien la politesse. Grâce au jeu normal des rotations, Yahya Jammeh était censé succéder en mars 2014 à l’Ivoirien Alassane Ouattara comme président en exercice de la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (Cédéao). Sans hésitation, contre les règles de l’organisation, les autres chefs d’Etat membres lui ont préféré le Ghanéen John Dramani Mahama, jugé plus policé et plus présentable. Yahya Jammeh en a conçu de l’amertume. « On aurait été la risée du monde si on avait porté un homme aussi imprévisible et contestable à la tête de la Cédéao », confie, au téléphone, un ministre des Affaires étrangères d’Afrique de l’Ouest.
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