Connectez-vous S'inscrire
PRESSAFRIK.COM , L'info dans toute sa diversité (Liberté - Professionnalisme - Crédibilité)

Immigration: l’externalisation des demandes d’asile, une tentation contagieuse en Europe

Alors que l'Italie et le Royaume-Uni prévoient de transférer leurs demandeurs d’asile dans des pays tiers, l'idée d'externaliser ces demandes séduit de plus en plus les États européens. Une tendance vivement critiquée par les associations, qui pointent les obstacles juridiques de taille et dénoncent de potentielles menaces au droit d'asile.



Victoire politique pour la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni qui avait promis de tarir les arrivées de bateaux de migrants sur les côtes du pays. Ce lundi 29 janvier, la Cour constitutionnelle albanaise a donné son feu vert à l’accord migratoire conclu avec l’Italie, prévoyant la construction en Albanie de deux centres d'accueil pour les migrants secourus dans les eaux italiennes. Jusqu’à 3000 demandeurs d’asile y seraient « délocalisés » tous les mois, dans l’attente de savoir s’ils seront éligibles à l’asile dans la Péninsule ou devront être rapatriés.
 
Avec ce projet, Rome emboîte le pas à Londres, qui continue de défendre le transfert de demandeurs d’asile vers le Rwanda. Retoqué par la Cour suprême en novembre puis modifié, le projet de loi du gouvernement Sunak a fini par obtenir un premier vote à la chambre haute du Parlement ce même lundi. Après plus de six heures de débat, le texte a été adopté par les Lords en deuxième lecture sans vote formel, ce qui signifie qu’il va désormais faire l'objet d'un examen minutieux pendant plusieurs jours.
 
Avec un niveau record de demandes d’asile en 2023 – près de 30% d’augmentation au premier semestre selon les chiffres publiés en septembre par l'Agence de l'Union européenne pour l'asile –, les projets d’externalisation des demandes d’asile sont de plus en plus en vogue en Europe. L’idée, qui vise à réduire la pression sur les systèmes d'asile du Vieux Continent, séduit aussi bien au Danemark ou en Autriche qu’en Allemagne.
 
Une idée vieille de presque quarante ans
En novembre dernier, le ministre de l’Intérieur autrichien, Gerhard Karner, a annoncé vouloir travailler sur l’externalisation sur les conseils de son homologue britannique. Son voisin allemand, dont les demandes d’asile ont bondi de 51% en 2023, s’est mis à y réfléchir dans le cadre d’une étude de faisabilité, sous la pression du parti libéral FDP.
 
S'il est sans cesse mentionné dans les échanges à Bruxelles, le projet de délocaliser l’accueil des demandeurs d’asile n’est pourtant pas nouveau. Il est proposé par le Danemark dès 1986, ressuscité par Tony Blair en 2003, puis de plus en plus évoqué lorsque l’Australie applique dès 2001 la sous-traitance de la demande d’asile à des micro-États du Pacifique – une procédure qui lui coûte dix fois plus que si elle se déroulait sur son sol. « L'idée d'externaliser est dans les tuyaux depuis plus de trente ans », résume Laurent Delbos, responsable plaidoyer pour l’association de défense du droit d’asile Forum réfugiés.
 
Pour l’heure, aucune externalisation n’a réellement vu le jour sur le continent, freinée par plusieurs obstacles juridiques. Pour cause, le droit en vigueur ne prévoit pas de procédures d’asile extraterritoriales. L’accord conclu entre Rome et Tirana semble s’en extraire en ne concernant que les migrants secourus en mer Méditerranée, et non ceux ayant déjà mis le pied sur le sol italien. « C’est une pirouette juridique », estime Laurent Delbos.
 
Une obligation qui n’incombe plus au Royaume-Uni depuis le Brexit, qui ne parvient toutefois pas à échapper à la Convention de Genève relative au statut de réfugié. « L’externalisation, ça revient à dire : "Les demandes d'asile ne sont plus de ma responsabilité, je les délègue à un autre État". C’est un désengagement qui ne dit pas son nom, ce qui est contraire à l'engagement qu'a pris le Royaume-Uni en signant la Convention de Genève », rappelle le responsable plaidoyer de Forum réfugiés.
 
Loin des yeux, loin des droits ?
De son côté, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) maintient sa position de longue date : les transferts vers des pays tiers doivent respecter les obligations en matière de droits de l’homme érigées par les conventions. Selon les associations, c’est là où le bât blesse. Pour l’Italie, où le nombre de migrants illégaux (155 754) a doublé par rapport à l’année précédente, l’ONG International Rescue Committee a fustigé un accord « déshumanisant », tandis qu'Amnesty International a déploré une « menace [pour] les droits des personnes migrantes et réfugiées ».
 
En effet, en repoussant les procédures et en les déléguant à des États tiers, les violations des droits pourraient être nombreuses : transferts maritimes longs pour des personnes en détresse, détentions automatiques, risques de refoulement, manque d’accès aux soins… « Le problème, c'est loin des yeux, loin aussi de toutes les instances de contrôle, qu'elles soient juridictionnelles, associatives ou citoyennes », s’alarme Matthieu Tardis, directeur du centre de recherche Synergies migrations.
 
Pour le cas italien, les camps albanais seront placés sous la juridiction italienne et donc sous la responsabilité juridique d’un État membre. Si le modèle suscite des réserves de la part des membres de l’opposition albanaise, qui contestent la « vente d’un morceau de territoire », l’accord obligera ces délocalisations à se conformer aux engagements européens et internationaux de l’Italie.
 
Dans le cas du Royaume-Uni, la gestion des demandeurs d’asile sera entièrement traitée par le Rwanda, sans aucune promesse de fouler un jour le sol britannique. « C’est le cas le plus abouti de dé-responsabilisation du droit d’asile », soutient Camille Le Coz, chercheuse au centre de réflexion Migration Policy Institute. « En mettant de côté le droit d’asile au sens territorial, le Royaume-Uni met de côté les droits fondamentaux, poursuit Matthieu Tardis. Revenir là-dessus, ce n’est pas uniquement revenir sur le droit d'asile, c'est finalement revenir sur l'État de droit et le fondement de nos démocraties. »
 
Vers l’« affaiblissement » du droit d’asile
Un effet domino qui alerte les spécialistes, qui craignent à terme un délitement du droit d’asile pour les candidats à l’exil. D’après Laurent Delbos, cette tendance à l’externalisation reviendrait à « affaiblir, voire à supprimer le droit d'asile en Europe ». D’autres redoutent un recul plus global de ces garanties déjà difficilement assurées sur le continent. « Si l'Europe met en place tous ces systèmes, pourquoi est-ce que la Jordanie, le Liban, le Kenya ou le Pakistan accueilleraient des réfugiés ? Ces tentatives affaiblissent le système global sur la protection internationale », détaille Camille Le Coz.
 
Enfin, selon la spécialiste, les projets ambitionnent plus de se décharger de la responsabilité à l’égard des réfugiés que de la partager. « Si on peut traiter les demandes d'asile dans des pays à proximité plutôt que de laisser les demandeurs d’asile faire toute la route migratoire en risquant leurs vies plusieurs fois, pourquoi pas. Mais ici, on n'est pas dans cette logique de partage de la responsabilité, on essaie plutôt de se défaire de nos responsabilités internationales », déplore-t-elle. Ce « transfert de responsabilité », qui avait déjà poussé le HCR à s’opposer à l’accord signé entre Londres et Kigali, serait d’autant plus inquiétant que l’accueil des réfugiés pèse déjà davantage sur les pays en développement. Les pays développés, eux, n’accueillent que 15% de l’ensemble des réfugiés.

RFI

Samedi 3 Février 2024 - 15:27


div id="taboola-below-article-thumbnails">

Nouveau commentaire :
Facebook Twitter