Le travail des enfants et des adolescents reflète la paupérisation grandissante des villes. L’ouvrage de Rosalie Aduayi Diop, « Survivre à la pauvreté et à l’exclusion : le travail des adolescentes dans les marchés de Dakar », propose un éclairage sur ce phénomène dans les pays en développement, notamment au Sénégal. L’auteur met l’accent sur les stratégies de survie des jeunes filles. Au Sénégal, les adolescentes font partie de la catégorie des moins de 20 ans qui représentent 58,2 % du total de la population. L’âge moyen de l’échantillon de la chercheuse est de 17,2 ans, les plus jeunes âgées de 12 ans et les plus âgées de 20 ans. Déplorant l’inexistence de données statistiques pour évaluer la contribution des enfants et des adolescentes dans l’économie domestique, l’auteur soutient qu’elles contribuent aux deux tiers du total des heures dépensées dans diverses activités. A travers ce livre, elle montre que la descente des adolescentes sur les marchés à Dakar est liée au taux d’échec important qui est souvent dû au manque de moyens, à la faiblesse des niveaux et au manque de suivi. « Les conséquences des restrictions budgétaires de l’ajustement structurel sur l’éducation », explique-t-elle. La proportion des non scolarisés est assez élevée car elle comprend près du tiers des adolescentes, soit 31,7%. Plus les familles sont pauvres, moins les enfants sont scolarisés, rappelle la chercheuse.
Dans son échantillon, aucune adolescente venant d’une famille pauvre n’a accédé au niveau secondaire. L’entrée tardive en mariage, l’environnement familial, la situation matrimoniale des parents et leur origine sociogéographique font partie des motifs accélérant le phénomène. « Les migrants sont confrontés au manque de ressources économiques, au coût élevé de la vie urbaine, à des problèmes de nourriture, à un accès limité aux services publics et au logement », ajoute-t-elle. Ainsi, les conditions de vie familiale prédisposent les adolescentes au travail dans la rue et sur les marchés urbains.
MISÈRE ET DOMINATION
Dakar est une région où le niveau d’urbanisation est le plus élevé au Sénégal : plus de 96,5 % de la population vit en zone urbaine. La région-capitale concentre plus de 54,4 % de la population urbaine du pays et constitue un espace stratégique important en termes de démographie, d’occupation de l’espace, de concentration de population pauvre, de manifestation d’inégalité et d’exclusion. « C’est là qu’on rencontre le plus d’enfants et de jeunes laissés à eux-mêmes qui doivent travailler quotidiennement pour survivre, pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles », précise l’enseignante. Les zones choisies pour l’étude sont les marchés Kermel, Tilène et Thiaroye Gare. Les critères de sélection retenus pour les soixante adolescentes de l’échantillon sont l’exercice d’une activité de production, la provenance de milieux défavorisés, l’âge, le milieu d’origine, l’expérience, le temps passé au marché et la régularité dans la fréquentation de ce lieu.
Citant une étude du Bureau international du travail (Bit) datée de 1996, la chercheuse indique que le travail des enfants au Sénégal a commencé à se développer avec la montée de la pauvreté dans un contexte d’éclatement des unités de production traditionnelles et de crise de l’Etat-providence ainsi que des structures éducatives. Elle nous livre des portraits et récits émouvants des adolescentes exerçant des activités de domesticité, de prostitution, de mendicité et de vente. Au Sénégal, l’activité de bonne (mbindaan) constitue une des premières formes de travail des adolescentes hors du cadre familial, d’après Rosalie Aduayi Diop. Elle précise que bon nombre d’adolescentes ont été domestiques à un moment de leur vie avant de devenir « petites vendeuses » ou d’allier les deux activités.
L’étude révèle qu’elles cumulent plusieurs activités : vendeuse/bonne, vendeuse/prostituée, bonne/prostituée ou bonne/vendeuse/prostituée. L’auteur précise aussi qu’habituellement celles qui pratiquent le travail domestique viennent en majorité de trois grandes ethnies du Sénégal, les Sereer, les Joola et les Wolof, et sont pour la plupart originaires de Fatick, Ziguinchor, Diourbel et Thiès, une minorité étant de Dakar. L’activité domestique n’est plus le domaine exclusif des filles d’origine rurale. « Elle concerne de plus en plus d’adolescentes de milieux urbains et d’ethnies qui, jusqu’ici, ne pratiquaient pas ce genre d’activités. On remarque l’arrivée des jeunes filles wolof en provenance des périphéries et des quartiers populaires de Thiès et de Dakar », souligne Mme Diop qui dénonce l’exploitation et la domination dont sont victimes les domestiques de la part des employés.
Les rapports entre ces deux entités engendrent des sentiments d’insatisfaction au niveau de la rémunération ainsi que de sentiments de frustration et d’humiliation. « Les jeunes filles sont souvent victimes, dans le plus grand silence, de toutes les formes de violence physique, verbale, psychologique », déplore-t-elle, tout en estimant que c’est à cause de cela que bon nombre de domestiques ne restent pas longtemps au même endroit. La chercheuse fait aussi état de la mendicité des adolescentes exposées à tous les dangers : humiliation, exploitation sexuelle, grossesses non désirées, maternités précoces, infanticides, interruptions volontaires et clandestins de grossesse dans les conditions dramatiques, maladies sexuellement transmissibles, etc. L’étude révèle que nombre d’adolescentes s’adonnent ouvertement à la prostitution dans les marchés devenus des espaces très discrets de racolage. « Avec l’argent qui y circule, les marchés constituent aussi des lieux où se pratique le commerce sexuel », constate-t-elle.
Dans son étude, Rosalie Aduayi Diop constate qu’au-delà des aspects négatifs le travail des adolescentes a des aspects humainement et socialement valables tels que l’apprentissage professionnel et technique ainsi qu’un apprentissage de la sociabilité au niveau du groupe et de la communauté. Ces activités de survie ont la particularité d’être « indépendantes », permettant aux femmes d’acquérir une maîtrise et un contrôle sur leur travail. « La situation de vie fort modeste des parents et la participation économique des enfants ont beaucoup contribué aux transformations et à l’évolution des statuts et des rôles des adolescentes en tant que jeunes et en tant que femmes, en leur procurant un sentiment d’indépendance, de liberté, d’autonomie et de responsabilité », apprécie Mme Diop.
DÉMISSION DES PARENTS
Selon elle, ces transformations sont en contradiction avec certaines valeurs sociales et certains projets familiaux. Une ambivalence nouvelle imprime les rapports avec les parents même si certaines adolescentes affirment avoir du respect, de l’amour, des devoirs et des sentiments de responsabilité à leur égard. « Beaucoup d’entre elles, cependant, récusent de plus en plus l’autorité parentale et revendiquent une autonomie et une responsabilisation en échange de leur contribution dans la gestion familiale », ajoute l’auteur qui révèle que cela engendre parfois des conflits familiaux. « Avec la crise et la pauvreté, les modes de régulation sociale se défont : certains parents, surtout les hommes, ont perdu beaucoup de leur pouvoir de contrôle et d’autorité au sein de la famille. Ce facteur entraîne un effritement des rôles économiques qui rend progressivement inapplicables les normes de comportement associées aux rôles de père et d’époux. Les parents perdent leur autorité et dépendent du travail de leurs femmes et des adolescentes », note-t-elle. Ainsi, certains parents n’arrivent plus ou n’osent plus exercer leur rôle de socialisateur et leur autorité de peur de perdre les revenus générés par leurs filles, poursuit la chercheuse. D’où la démission parentale devant l’éducation et la charge des enfants. La conviction de l’auteur est que la pauvreté et la régression économique ont largement influencé ces rôles et ces statuts. « Elles ont même transformé les liens familiaux », affirme-t-elle.
La perte de contrôle social ou de protection va « insécuriser » certaines adolescentes qui, malgré leur apparence, sont encore fragiles. Certaines d’entre elles vont graduellement prendre de la liberté et vivre des situations à risque (grossesses non désirées, exploitation sexuelle juvénile, prostitution) qui ont des conséquences négatives sur leur trajectoire de vie. Le marché constitue ainsi un lieu de désocialisation et de resocialisation en contradiction avec les valeurs traditionnelles. Dans l’imaginaire collectif, dans celui des hommes notamment, les filles doivent rester à l’intérieur des foyers. Mme Diop souligne que les adolescentes sont généralement incapables de faire face aux menaces, agressions physiques et abus sexuels auxquels elles sont souvent confrontées. « Le manque de mesures de protection est considéré dans ce cas comme le principal obstacle à une réalisation harmonieuse de leur carrière car, en général, elles ne possèdent pas les capacités physiques, ni symboliques, pour faire face à ces formes d’agression menaçant leur intégrité », remarque-t-elle. « Du coup, ce n’est pas seulement leur intégrité physique qui est bafouée, mais également leur intégrité mentale et psychologique », déplore-t-elle. Elles font appel aux surveillants ou aux policiers pour se défendre, mais ne sont pas suffisamment protégées, d’autant plus que les malfaiteurs reviennent à la charge.
La chercheuse estime que le travail des adolescentes doit être reconnu et valorisé de même que le statut d’adolescente travailleuse. Les obstacles peuvent être résolus à l’aide d’interventions et des programmes de lutte contre la pauvreté ou des programmes de protection des enfants et des adolescents. Les interventions devront mettre l’accent sur la protection, l’organisation et le suivi des adolescentes dans les marchés afin de limiter les risques auxquels elles sont exposées. De nombreux parents et employeurs ignorent la dure réalité du travail de ces adolescentes et devraient être sensibilisés aux difficultés et pièges auxquels ces dernières font face quotidiennement.
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