« La paille est si tendre/Mais vouloir l’étendre/Étendra le feu/
Qu’on tente d’étreindre/Or il faut l’éteindre ».
Aragon, Le Vaste monde.
Roman Jakobson, l’un des premiers théoriciens de la communication, conférait à celle-ci six fonctions principales. Parmi elles, l’une nous a beaucoup intrigués et marqués : la fonction phatique. La fonction phatique est considérée, par les linguistes, comme celle permettant d’établir, de vérifier ou de maintenir le contact entre les actants de la communication.
Ainsi, même ma cousine sérère, Dibor, fraîchement débarquée de sa lointaine île perdue, quelque part entre l’océan et le Saloum, se permettra, en décrochant son téléphone portable chinois, faussement griffé Apple, de lâcher, à travers le microphone, un chaotique « allô ». Il ne s’agirait pas, ce faisant, chez cette bonne dame, d’une marque de préciosité qui la pousserait à vouloir gribouiller un mot recherché qui réveillerait sir Shakespeare de sa tombe. Du tout. Ngoor, son époux resté au village, risquerait d’invoquer Rook Sène, et conclure, hâtivement, que sa bien-aimée, qui se met à utiliser une langue étrangère, est entrain de lui « échapper », en se transformant, au contact des habitants de la capitale.
Mais que Ngoor se rassure ! Il s’agirait juste d’une fonction phatique permettant à la locutrice de montrer qu’elle est bien en ligne. Ce qui fait d’ailleurs du terme « allô » l’un des rares mots quasiment utilisé par tous ; bien que son sens reste méconnu de tous, ou presque. Sans pour autant que cela ne soit fâcheux. Ce qui importe, ici, c’est que tout un chacun est conscient, quoique de manière empirique, que le terme n’est qu’un code, partagé et accepté, pour communiquer sur l’effectivité ou la qualité de la communication.
La fonction phatique court-circuite le signifié initial et littéral, pour n’avoir comme but premier que dire à autrui qu’on est là ; de s’assurer qu’il a bien décroché, qu’il est encore en ligne ou, tout simplement, qu’il nous entend !
Dire « allo », c’est, en définitive, s’attendre à un « j’écoute » réconfortant, sans lequel on a du mal à poursuivre. C’est un terme qui marque, à la fois, et le besoin de parler, et le souci de s’assurer qu’on est entendu. N’ayant pas de signification littérale, il peut paraître, dès lors, s’avérer désarçonnant voire désarmant, pour un homme qui voudrait faire montre de trop d’esprit.
A l’image du suicide…
De ces immolations par le feu, à la devanture du palais de la république. Ces auto-sacrifiés du vendredi !
D’où l’empressement et la propension de certains, à ne voir dans ces suicides, qu’acte de folie passagère, sans sens direct, dépourvu de toute rationalité. Tout simplement parce qu’ils ne voudraient point d’une telle clé de lecture. Ah !
Oumar Bocoum et Cheikh Tidiane Ba ne sont pas morts de manière fortuite. Leur suicide n’est pas, non plus, un acte gratuit. En s’immolant par le feu, ces sénégalais ordinaires, tellement ordinaires qu’ils passaient inaperçus, ont rejoint la sphère de…l’extraordinaire. Ils sont sortis, par la dimension performative de leur acte, du champ ingrat de l’indifférence, pour mériter toute l’attention de leur peuple. Une attention qu’ils n’ont jamais pu avoir. Leur vie, leur peine, leur souffrance étaient passées par pertes et profits. Savamment rangées dans les rubriques faits divers maussades d’une république de lustre qui ne les voit ni ne les entend.
Pis, les paroles d’autosatisfaction et les défilés d’opulence de certains, au plus haut sommet, ont pu désarçonner ces esseulés de la vie. Et leur donner l’impression qu’ils n’avaient pas été entendus, voire qu’ils n’existent pas. Tout simplement.
En se transformant en torche humaine, poussant des cris d’effroi sans précédant, et éclairant d’une lumière particulière le jour triste et sombre de leur existence, ils forcent la société à les voir et à les entendre. Ils s’incrustent, et à jamais, dans notre histoire. Ils élisent domicile, pour toujours, dans nos cœurs et s’installent, durablement, dans nos mémoires.
Triste sort que celui de n’avoir, comme moyen de vivre et de vibrer, dans le cœur des autres, que de se donner la mort. De manière atroce, spectaculaire et provocante.
Car ces suicidés n’ont pas sauté d’une falaise ou d’un immeuble ; ils ne se sont pas non plus jetés dans les eaux de l’océan. Le mode opératoire de leur mort est plus important que leur acte de suicide en soi. En procédant de la sorte, ils ont voulu attirer l’attention de la nation. Et pour ce faire, lieu pouvait-il être plus approprié que la devanture du père de la Nation ?
Devant le palais, les suicidés du vendredi ont lancé ce fameux « allô ». Leur dernier allô, à l’image d’une cartouche dernière pour un soldat encerclé. D’où ce ton massif, agressif, détonant et explosif avec lequel ils ont parlé. Par l’acte !
Ils nous ont dit « allo ». Le minimum qu’on puisse leur lancer, pour rester fidèle au principe de la coopération si chère à Grice, c’est de leur dire : « j’écoute ». Au niveau le plus élevé, le palais et son locataire, père de la nation qui se doit d’écouter ses enfants et de leur montrer qu’il les a entendus.
Ces actes de suicide doivent cesser. Et pour ce faire, le Président pourrait y aider.
Le chef de l’Etat se doit de rompre son silence. De prendre la parole et de parler au peuple. Immédiatement ! Ensuite, de manière plus structurelle, comprendre ces actes comme une manière pour ces morts de lui dire, sans doute : « Président, et si vous aviez tort ? Et si vos actes et priorités n’étaient pas les nôtres ?
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