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L’essor des sociétés militaires privées chinoises à l'international

Le déploiement des investissements chinois à travers le monde, notamment via les « nouvelles routes de la soie », s’accompagne d’un autre phénomène. Depuis quelques années, de plus en plus de sociétés militaires privées sont engagées pour protéger les intérêts de la Chine à l’international. Au point de devenir des acteurs incontournables de la politique étrangère de Pékin.



À mesure que la Chine développe ses activités commerciales aux quatre coins du globe, les entreprises implantées dans de nombreux pays font face à des défis croissants, surtout en matière de sécurité. Les infrastructures et les citoyens chinois sont parfois menacés par le terrorisme, les conflits, l’instabilité sociale et politique, la piraterie ou le racisme anti-chinois. Depuis le début des années 2000, les exemples se sont multipliés sur tous les continents. Parmi lesquel on compte notamment le meurtre de 11 ouvriers chinois en Afghanistan en 2004 ou celui de trois travailleurs au Pakistan en 2007.
 
Selon le ministère chinois de la Sécurité d'État, 350 incidents impliquant ses ressortissants se sont produits dans le monde entre 2010 et 2015. Qu’il s’agisse d'enlèvements et d'attaques terroristes ou de violences xénophobes à l'encontre de ressortissants et d'entreprises chinoises. Depuis, la liste s’est allongée, notamment en Afrique et en Asie, comme l’attentat contre l'ambassade chinoise à Bichkek en 2016, l'attaque contre le consulat chinois à Karachi en 2018 ou le kidnapping de mineurs dans l'État d'Osun au Nigeria en 2019.
 
Mais pour faire face à ces risques croissants, Pékin n’est pas prêt à déployer sa propre armée. En raison de « la politique de non-ingérence menée de longue date par la Chine, la crainte de nuire à ses relations diplomatiques avec les pays voisins et ses alliés potentiels, le manque d'expérience de l'APL [l’Armée populaire de libération, nom officiel de l’armée chinoise] en matière de combat et l'absence des infrastructures nécessaires », résume un rapport du Mercator Institute for China Studies (Merics). Sans compter que les pays hôtes y sont généralement opposés.
 
La plupart du temps, le gouvernement chinois compte sur les forces des pays d’accueil pour assurer la protection de ses projets. Mais dans certaines régions, les compagnies se sentent mal protégées par les services de sécurité et les forces armées locales, les poussant à avoir recours à des prestataires privés. Et bien que dans ce domaine, les compagnies anglo-saxonnes dominent le marché, les entreprises chinoises font désormais de plus en plus appel à des sociétés militaires privées (SMP) issues de leur propre pays.
 
Des dizaines de sociétés dans plus de 40 pays
Ces dernières sont généralement moins chères que les grands groupes internationaux du secteur, et évitent les problèmes posés par les barrières linguistiques et culturelles. Par ailleurs, « il semblerait que le gouvernement exerce des pressions pour que des SMP nationales soient engagées », pointent les chercheurs du Merics dans leur étude. Ce même rapport fait état de plus de 5 000 SMP opérant en Chine, avec une vingtaine d'entreprises présentes à l’international. Mais d'autres estimations suggèrent que 30 à 40 sociétés militaires chinoises sont actives à l'étranger.
 
Si des données précises sur le nombre, la taille et la localisation de ces sociétés restent difficiles à obtenir, des rapports de groupes de réflexion et des sources médiatiques indiquent leur présence dans plus de 40 pays. Une étude de l’Oxus Society for Central Asian Affairs a recensé au moins six entreprises de ce type implantées en Asie centrale, notamment au Kazakhstan ou au Kirghizistan. La Fondation Carnegie pour la paix en a également identifié au moins six qui opèrent un peu partout en Afrique. Parmi ces groupes, les plus importants comme China Overseas Security Group et China Security and Protection Group, emploient plusieurs dizaines de milliers de personnes.
 
Dans nombre de cas, leur implantation accompagne les projets déployés dans le cadre de la « Belt and Road Initiative» (BRI), un réseau complexe de corridors terrestres et maritimes. Lancées en 2013, ces « nouvelles routes de la soie » ont très largement contribué à l’essor de la présence économique de la Chine dans le monde, en poussant des entreprises chinoises à se développer à l’international. En une décennie, Pékin a fait fleurir des projets dans les infrastructures de transports, d’énergie, de télécommunications, aux quatre coins du monde. Et les sociétés militaires privées ont très largement profité du mouvement, pour combler le vide sécuritaire dans les zones à risque.
 
Protection, formation, conseil, audit...
Pour l’essentiel, ces SMP servent donc à défendre les intérêts économiques de la Chine à l'étranger, particulièrement dans des régions instables. En fonction du pays et du contexte, elles assurent la protection des biens et des personnes, effectuent du gardiennage d’infrastructures et des sites d’exploitation, mais aussi de l’escorte le long des voies commerciales (terrestres ou maritimes). Bien souvent, ces sociétés fournissent du soutien logistique, des services de formation, de conseil et d’audit en sécurité. Certaines sont également versées dans la cybersécurité et les communications sécurisées.
 
Si la plupart « offrent des services de sécurité passifs, un nombre croissant d'entre elles jouent un rôle plus actif, notamment en collectant des renseignements et en menant des opérations de surveillance contre les menaces potentielles », pointe l’analyste Paul Nantulya, du Centre d’études stratégiques pour Afrique, dans un article pour la Fondation Carnegie pour la paix. « Les entreprises de sécurité chinoises travaillent également en étroite collaboration avec les forces militaires locales, auxquelles elles fournissent des équipements de sécurité de pointe et qu'elles accompagnent parfois sur le terrain ». Cela a notamment été le cas au Soudan en 2012, en Irak en 2014 ou au Soudan du Sud en 2016 dans des opérations de sauvetage et d’évacuation.
 
Si leur développement est étroitement lié à celui des Nouvelles routes de la soie, le secteur a commencé son essor dès 2009 avec la légalisation des sociétés de sécurité privées en Chine. Alors qu’elles étaient petites et peu nombreuses, avec des activités limitées dans les années 1990-2000, elles ont considérablement proliféré depuis. En 2013, on en recensait 4 000, puis 1 000 de plus en 2017, selon les chiffres relayés par le Mercator Institute for China Studies. La loi de 2009 a étendu leur champ d’action tout en instaurant un cadre légal, qui les soumet au contrôle étroit de l’État via le ministère de la Sécurité publique.
 
Frontière floue entre le privé et le public
Depuis les années 2010, Pékin n’a eu de cesse d’encourager le déploiement de ces sociétés militaires privées à l’international par des séries de mesures. Les entreprises chinoises sont par exemple obligées de faire suivre à leurs employés des formations de sécurité avant de les envoyer hors de Chine. Et celles opérant dans des zones à haut risque doivent également mettre en place des systèmes de gestion de la sécurité à l'étranger et des mécanismes d'intervention en cas d'urgence. Du pain béni pour les SMP.
 
Un rapport de l’Oxus Society relève qu’un document du gouvernement chinois, datant de 2018, établit une réglementation précise pour les compagnies travaillant à l’extérieur du pays. Les sociétés militaires privées y apparaissent comme des acteurs incontournables de la stratégie chinoise à l’international. Il y est notamment stipulé que les SMP doivent participer à la collecte et au partage des renseignements avec les ambassades chinoises. Le document détaille également des mesures de sécurité préventives à mettre en place et dresse un certain nombre de pistes pour faire face à des scénarios catastrophes.
 
Mais surtout, ce nouveau règlement impose aux sociétés de sécurité privées qui veulent fournir des services armés à l’étranger d’être détenues à au moins 51 % par l'État. Jusque-là, seules celles opérant en Chine était soumise à cette obligation. Le document met donc fin à un vide juridique et interdit à ces SMP de fonctionner sur des capitaux majoritairement privés. Une manière pour le pouvoir de renforcer son contrôle et son influence sur ces sociétés et leurs activités.
 
La frontière est d’autant plus floue que ces entreprises sont dirigées et constituées d’anciens membres de l’Armée populaire de libération, de la Police armée du peuple ou des forces de police. Ces derniers entretiennent généralement des contacts et des liens directs avec les autorités. « Cela fait d’eux des acteurs internationaux complexes, quasi gouvernementaux, dont le comportement n’est pas réglementé, puisque les cadres juridiques existants – tant au niveau national qu’international – ne précisent pas clairement qui est responsable du contrôle de leurs opérations », soulignent les experts du Merics.
 
Contourner les règles
Cette ambiguïté est tout à l’avantage de Pékin. Car l’utilisation de ces groupes permet aux gouvernements de protéger leurs intérêts sans engager leurs forces armées et n’implique aucune action officielle. Un moyen pour la Chine « d'améliorer la sécurité locale dans des zones clés, de former des forces militaires étrangères et de donner l'impression de soutenir un gouvernement spécifique sans utiliser de moyens officiels de soutien qui pourraient susciter l'intérêt ou l'indignation de la communauté internationale », résume une étude du Center for strategic & international studies (CSIS).
 
Les SMP sont aussi bien pratiques pour contourner les contraintes juridiques, notamment lorsqu'une implication militaire directe dans des zones de conflit pourrait enfreindre le droit international. Mais elles sont aussi utiles pour contourner les lois du pays. « Par exemple, le droit interne chinois régit strictement la manière dont le Parti communiste (PCC) est autorisé à utiliser l'armée et les groupes paramilitaires », rappelle le rapport du CSIS. Le recours à ces sociétés militaires privées donne donc au pouvoir chinois « un outil et une plus grande latitude pour projeter sa force à l'étranger, en contournant ses propres restrictions ».
 
D’autant que ces sociétés opèrent dans une zone grise juridique. À l’heure actuelle, il n'existe ni règle internationale contraignante ni traité réglementant spécifiquement les entreprises militaires ou de sécurité privées. Malgré les recommandations de l’ONU et de différents groupes de réflexion, les initiatives concernant le secteur - comme le Document de Montreux de 2008 ou le Code de conduite international des entreprises de sécurité privées de 2013 - sont toutes volontaires et non contraignantes.
 
Inquiétudes dans les pays hôtes
En raison de l’absence de cadre réglementaire au niveau international ou national, les activités des SMP chinoises à l’étranger sont principalement déterminées par la législation du pays d’accueil et par les contrats signés avec les entreprises qui les emploient. Mais leur présence n’est pas sans susciter de nombreuses polémiques et de vives réactions dans ces pays, où il existe déjà un fort ressentiment au sein de la population et où les projets chinois sont souvent qualifiés de « colonialisme déguisé » par leurs détracteurs.
 
Depuis octobre 2024, la Chine travaille avec la junte militaire birmane à la création d'une société de sécurité commune pour protéger les investissements et le personnel chinois dans le pays. La structure de l'entreprise, privée et partiellement birmane, permet tant à Pékin qu’à la junte de détourner les accusations d’intervention militaire étrangère, ce que la Constitution de 2008 interdit formellement. Mais beaucoup y voient une violation de la souveraineté nationale alors que la Birmanie est plongée dans la guerre civile depuis 2021.
 
Au Pakistan, dont la réglementation est très stricte concernant les SMP sur son territoire, le déploiement en mars dernier d’une soixantaine d’agents de trois grandes sociétés de sécurité privées chinoises fait débat. Bien que ces compagnies opèrent dans le pays depuis un certain temps, leurs opérations s’appuyaient jusque-là exclusivement sur des partenariats locaux. Les experts y voient un « changement significatif dans la dynamique de sécurité des relations sino-pakistanaises ». Et s’inquiètent de ce que cela pourrait préfigurer.
 
Plus récemment, la capture de plusieurs combattants chinois par les forces ukrainiennes a soulevé la question de l’implication de « mercenaires » envoyés par Pékin dans le conflit qui oppose Moscou à Kiev. Les experts privilégient plutôt la piste de cas isolés de ressortissants qui se sont engagés volontairement. Car l’intervention de SMP chinoises dans la guerre irait à l’encontre de la politique de non-ingérence prônée par la Chine et parce que ces sociétés ne sont pas formées pour combattre sur le front. Mais certains s’interrogent sur ce qu’il pourrait en être à l’avenir.
Les défis d'un secteur en expansion
Dans un article pour la plateforme spécialisée War on the Rocks, le chercheur Alessandro Arduino, professeur affilié au Lau China Institute du King’s College de Londres, rappelle que la politique de non-ingérence de Pékin « est de plus en plus sujette à débat », alors que la Chine aspire « à jouer un rôle plus important dans l'ordre mondial ». Dans cette nouvelle ère des relations internationales, avec « un environnement de plus en plus complexe et instable », ces sociétés militaires privées pourraient prendre encore plus de poids dans la politique étrangère chinoise.
 
Mais elles font face à de nombreux défis. Le statut ambigu et les prérogatives des SMP à l’étranger font débat chez les universitaires chinois, souligne l’analyste. Certains chercheurs pointent notamment un cadre juridique national encore trop flou concernant les sociétés du secteur opérant à l’extérieur. Ils critiquent aussi un manque d’expérience et de compétences pour gérer les crises et la gestion des risques à l’international. Ils appellent également à se conformer rigoureusement aux lois du pays d'accueil et aux normes juridiques internationales, afin de préserver l’image de la Chine.
 
Pour le spécialiste de la sécurité privée chinoise Alessandro Arduino, il apparait clair que « compte tenu de l'engagement économique et diplomatique croissant de la Chine à l'échelle mondiale, le gouvernement chinois s'appuiera de plus en plus sur les sociétés de sécurité privées, quelles que soient ses réserves ». Reste à savoir quel usage il en fera exactement et « dans quelle mesure il parviendra à garder le contrôle de ce secteur en pleine expansion » et en pleine évolution.

RFI

Mardi 15 Avril 2025 - 16:36


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